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Étude suisse sur les mariages forcés: l’interdiction ne suffit pas

27.09.2012

Pour la première fois, une étude de l’Université de Neuchâtel chiffre le phénomène des mariages forcés en Suisse. Ces deux dernières années, plus de 300 femmes ont été contraintes à conclure un mariage dont elles ne voulaient pas.

Les auteures de l’étude saluent la mise à l’agenda du problème ces dernières années. Elles préconisent cependant un changement d‘approche : les mariages forcés ne devraient plus être considérés comme une problématique spécifique au domaine des migrations mais comme une forme de violence domestique. Cette recommandation se base sur une analyse différenciée des types de mariages forcés. Elle cherche avant tout à cibler les personnes qui sont obligées de demeurer en couple en raison des lois et des pratiques administratives.

Des connaissances de base pour lancer des mesures de prévention

Le Parlement a voté en juin dernier une loi pour lutter contre les « mariages forcés ». Aujourd’hui, une personne qui en contraint une autre à se marier encourt jusqu’à 5 ans de prison. Le Conseil Fédéral, outre cette interdiction, veut consolider l’aide aux victimes et les mesures de prévention dans ce domaine.

Il n’y avait malheureusement jusque-là pas de connaissances empiriques sur le sujet. C’est pourquoi, en se basant sur la motion de 2009 du conseiller national PS Andy Tschümperlin, l’Office Fédéral des Migrations (ODM) a mandaté deux chercheuses de l’Université de Neuchâtel, Janine Dahinden et  Anna Neubauer, pour mener cette étude.

Cinq ans de lutte contre les mariages forcés

Le Conseil fédéral a présenté le 14 septembre 2012 son programme de lutte contre les mariages forcés. Le programme, d’une durée de cinq ans, débutera en janvier 2013. Il entend améliorer la collaboration entre les écoles, les services de consultation et les professionnels, ainsi que combler les lacunes en matière de prévention, conseil, formation et protection des victimes. Des réseaux contre les mariages forcés doivent être créés dans toutes les régions dans un délai de cinq ans. La Confédération consacrera en tout deux millions de francs à ce projet.

L’ampleur du phénomène est difficile à estimer

L’étude neuchâteloise définit  les mariages forcés de la manière suivante: «situations dans lesquelles des personnes sont mises sous pression de la part de leur entourage (parents, membres de la famille élargie, futur-e conjoint-e, ami-e-s ou autres) dans le cadre du mariage, des relations amoureuses ou du divorce».

L’étude montre pour la première fois l’ampleur des mariages forcés en Suisse : environ 1400 femmes ont été mises sous pression ces deux dernières années. Parmi elles, 348 ont été contraintes au mariage, 348 ont été obligées de mettre fin à une relation amoureuse, 659 ont dû renoncer au divorce. Comme le soulignent les auteures, ces chiffres sont une estimation et doivent par conséquent être utilisés avec précaution. Un décompte exact est impossible, car on peut supposer qu’un certain nombre de victimes sont peu enclines à révéler leur situation (phénomène de sous-déclaration).

Un spectre large de personnes concernées

Derrière les chiffres se cachent des personnes très différentes. Les deux premiers «types» -mariages et ruptures forcés- concernent en majorité des femmes d’origine étrangère âgées de 18 à 25 ans. Elles sont issues en grande partie des Balkans, de Turquie et du Sri Lanka. Elles sont pour la plupart nées en Suisse (un tiers des mariages forcés, près de la moitié des ruptures forcées) et sont souvent bien intégrées dans le marché du travail ou dans le système scolaire.

Il en va autrement des personnes qui sont contraintes à renoncer à un divorce. Quatre cinquième des victimes sont des étranger-e-s âgé-e-s de plus de 25 ans. Les personnes concernées sont en majeure partie nées à l’étranger et sont dépendantes financièrement de leur mari (très rarement de leur femme).

Les mariages forcés comme forme de violence domestique

Les cas de renoncement au divorce représentent non seulement, avec 659 cas, le groupe le plus important mais c’est aussi dans ce cercle que les violences physiques et sexuelles sont les plus fréquentes. La violence psychique concerne quant à elle près de la totalité des mariages forcés: entre 88 et 95% des personnes concernées par un des trois types de mariages forcés y ont été confrontées.

Certains aspects liés à la politique migratoire et des conflits de génération peuvent certes être à l’origine de mariages forcés. Mais c’est surtout la violence domestique qui est mise en avant par les auteures. Ces dernières préconisent une «réorientation stratégique» : la question des mariages forcés ne doit plus être traitée comme une spécificité du domaine des migrations mais doit être considérée comme une problématique liée aux rapports de genre et comme une forme de violence domestique. Les chercheuses justifient ainsi l’utilité d’un changement d’approche: «Ces thèmes sont bien connus au sein de la population suisse et plusieurs stratégies ont été mises en place dans toute la Suisse à différents niveaux ces dernières années.»

Meilleure coordination et mise en place de structures de prise en charge

Les auteurs de l’étude reprennent, aussi au moment d’énoncer les solutions possibles, le thème de la violence domestique. Les deux scientifiques ont recoupé leurs résultats avec un questionnaire online. Celui-ci a été soumis à des professionnels issus de diverses institutions et organisations, qui peuvent être en contact avec des victimes de mariages forcés. 56% des professionnels interrogés se sentent relativement ou totalement démunis dans ce type de situation. Cette réponse est compréhensible compte tenu du fait que la majorité des sondés (associations, ONG, mais aussi écoles ou employeurs) n’ont pas de mandat spécifique pour traiter la problématique des mariages forcés.

L’étude plaide donc pour une meilleure mise en réseau des institutions afin que les victimes soient redirigées vers des centres compétents. Pour les chercheuses, il manque aussi des mesures spécifiques à l’égard des mineurs, des hommes et pour la prise en charge des auteurs des violences. Des campagnes de prévention doivent également être mises sur pied dans les établissements scolaires et centres d’apprentissage.

Le cas particulier des mariages forcés conclus à l’étranger

Les autorités ont aussi un devoir d’agir, souligne un article de la NZZ. Des collaborateurs de Zwangsheirat.ch interrogés par la NZZ critiquent avant tout le manque de coopération et l’absence de sensibilisation des ambassades suisses, de l’Office fédéral des migrations (OFM), des offices cantonaux des migrations et du Département des affaires étrangères (DFAE). Quand des jeunes gens se manifestent sur Zwangsheirat.ch, les conseillers ont souvent les mains liés. Notamment lorsque ces jeunes en détresse se trouvent à l’étranger et n’ont aucun moyen d’échapper au mariage. Car les parents, prétextant un voyage à l’étranger, ont organisé la cérémonie sans le dire à leurs enfants.

La Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a déjà fait savoir qu’elle ferait des propositions concrètes sur la base de l’étude neuchâteloise. Le rapport entre violence domestique et autorisation de séjour doit notamment se traduire par des décisions politiques, comme l’écrivent les auteures de l’étude. Ce sont en effet les étranger-e-s, dont le statut civil dépend d’une autorisation de séjour, qui renoncent le plus à un divorce pourtant souhaité.

Commentaire de humanrights.ch

Humanrights.ch salue la publication de la première étude quantitative suisse sur les mariages forcés. On peut cependant débattre de l’amalgame fait entre «mariages forcés» et «violences domestiques».

Les cas de renoncement au divorce, aussi appelés mariages forcés, ne peuvent être automatiquement définis comme violence domestique. Les conditions extérieures (dépendance économique, peur de perdre le permis de séjour, etc.) peuvent aussi apparaître comme des contraintes qui exercent une pression telle qu’elles suffisent à retenir l’épouse ou l’époux contre son gré. Si l’étude affirme qu’une grande partie des victimes souffrent également de violence domestique, il est important de prendre la problématique au sérieux. Mais on ne peut pas non plus sous-estimer le fait que les résultats de cette étude proviennent avant tout d’institutions de type foyers pour femmes, qui sont justement spécialisées dans le domaine de la violence domestique.

En revanche, le cas d’une famille qui ne tolère pas une relation amoureuse n’a pas l’intensité d’un mariage forcé. L’interdiction d’une relation amoureuse ne devient un problème du point de vue de l’Etat que lorsque le conflit entre parents et enfants prend la forme d’une violence psychique ou physique. Ce qui correspond bien à un cas classique de la violence domestique, mais pas obligatoirement à un thème de la catégorie des «mariages forcés».

Ce n’est pas sans raisons que les organisations spécialisées ne font pas seulement référence à un problème familial ou domestique mais à un problème de société –c'est-à-dire, un problème des «communautés»- qui concerne par conséquent un environnement différent. Il convient enfin de se demander qu’elles seraient les conséquences d’une assimilation des mariages forcés à de la violence domestique, et non plus à un thème lié aux migrations. Cela conduirait-il l’OFM et les bureaux de l’intégration à abandonner le travail aux institutions pour l’égalité?

Celui qui voit cette discussion comme du pinaillage oublie que les premières concernées par les mariages forcés sont des jeunes femmes qui craignent d’être mariées en Suisse ou à l’étranger et menacées de tiraillement. La coordination, qui ne fonctionne vraisemblablement pas très bien entre l’OFM, les offices cantonaux des migrations et les ambassades suisses, ne devrait guère s’améliorer si l’on annonce à ces institutions que le thème des mariages forcés peut être abandonné à d’autres.

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