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Critiquer l’Etat d’Israël est-il antisémite?

12.03.2018

La question est polémique, si polémique même que l’on hésite toujours à y proposer une quelconque ébauche de réponse. Il est heureux cependant qu’une institution telle que la Commission fédérale contre le racisme (CFR) prenne le taureau par les cornes et permette, grâce à un numéro de sa revue Tangram de juin 2017, entièrement dédié à l’antisémitisme, d’entamer une réflexion sur ce sujet.

En septembre 2017, la justice vaudoise a elle aussi amené de l’eau au moulin de cette discussion sur la base d’un cas concret concernant le journaliste et activiste belge Michel Collon.

Boycott sous le feu de la critique

Une réflexion d’autant plus nécessaire que la question continue d’occuper les devants de la scène politique, en Suisse aussi. Preuve en est le débat suscité par la campagne BDS (Boycott, Divestment, Sanctions). Le mouvement, inspiré du boycott de l’Afrique du Sud dans les années 1980, s’oppose à l’occupation israélienne et aux violations des droits humains commises par l’Etat d’Israël en appelant au boycott des produits israéliens, y compris des biens culturels et intellectuels. L’objectif de la campagne est triple. Elle demande notamment la fin de l’occupation israélienne de 1967, l’égalité juridique pour les citoyen-ne-s palestinien-ne-s d’Israël et le droit au retour pour les réfugié-e-s palestinien-ne-s. Tout en utilisant des leviers somme toute assez «traditionnels» de la société civile mondiale, la campagne BDS suscite également le débat.

Le fait de prôner le boycott indistinct de tous les produits israéliens, qu’ils viennent ou non des territoires occupés ainsi que des projets de type culturel ou scientifique financés tout ou en partie par le gouvernement israélien est considéré antisémite par certains. Ils y voient un écho du «Kauft nicht bei Juden» du boycott nazi de 1933.

C’est donc sans surprise que l’action a soulevé une vague de réactions contradictoires aussi en Suisse, dont l’intensité est le principal point commun. Et même une motion parlementaire visant à affaiblir le mouvement. Déposée en avril 2017, la motion Imark (UDC/SO) demandait en effet au Conseil fédéral de modifier les lois «de manière à ce que la Suisse ne puisse plus subventionner, même indirectement, les projets de coopération au développement menés par des ONG impliquées dans des actions racistes, antisémites ou d'incitation à la haine, ou encore dans des campagnes BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions)».

Motion Imark

La motion a tout d’abord été vivement écartée par le chef du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) Didier Burkhalter, qui l’avait qualifiée de simpliste et avait rappelé que la démarche suisse consistait à «essayer de promouvoir le débat, absolument indispensable à la santé d’une société, qui peut ensuite avoir confiance en elle pour entreprendre un processus de paix». Il avait également souligné que la Suisse ne soutient pas d'organisations qui incitent à la haine ou au racisme et qu’elle n'est pas associée à des mouvements de boycott de type BDS - Boycott Désinvestissement Sanctions.

Bénéficiant d’un fort soutien au National, la motion a cependant été adoptée par 111 voix contre 78 et 3 abstentions, faisant craindre à la société civile un délitement de son droit de parole et une tabouisation autour du conflit israélo-palestinien. De son côté, la Commission juridique du Conseil des Etats a remanié la motion de façon à en évacuer deux composantes particulièrement problématique pour les organisations de défense des droits humains. Elle a biffé la référence au Proche-Orient et au boycott d’Israël. Elle a également biffé la seconde partie de la motion. Trop générale, celle-ci pouvait amener la Suisse à refuser son soutien à toutes les ONG considérées comme trop critiques par leur propre gouvernement. La chambre haute a au final adopté une motion qui ne retient que le devoir de diligence dû par la Suisse afin de s’assurer de ne pas soutenir des projets racistes et/ou antisémites, d’où qu’ils proviennent. Une solution soutenue par Didier Burkhalter, qui a encore rappelé que la critique est le travail et le devoir de la société civile.

Les modifications de la motion ont été discutées au Conseil national le 27 septembre 2017. La majorité de la Commission a voté pour la version modifiée. C'est ainsi la version édulcorée de la motion qui a maintenant été définitivement acceptée.

Qui est derrière la campagne anti-BDS?

Suite au dépot de la motion Imark, la presse est remontée à la source du geste posé par le jeune conseiller national UDC. Derrière la motion, se trouve une organisation nommée NGO Monitor. Celle-ci fait partie d’une alliance de droite en Israël qui s’attache à décrédibiliser et marginaliser toutes les organisations critiquant la politique colonisatrice d’Israël qui s’attachent à dénoncer les violations des droits humains. Cela ne concerne donc pas que BDS, mais également des organisations israéliennes œuvrant pour la paix et les droits humains, telles que B’Tselem et Breaking the silence. La première avait gagné une réputation internationale en demandant en 2014 à l’ONU d’enquêter sur les crimes de guerre commis par Tsahal à l'époque. La seconde, elle aussi fameuse pour son travail en faveur des droits humains, est une organisation d’anciens militaires israélien-ne-s qui publie régulièrement les témoignages de soldats et d’officiers sur leur comportement à Gaza et en Cisjordanie et sur les instructions qu’ils reçoivent lors des opérations militaires israéliennes. Amnesty International et Human Rights Watch sont par ailleurs également dans le collimateur de NGO Monitor.

Parallèlement, la pression contre la société civile augmente dans l’Etat hébreu. En mai 2017, le Parlement israélien a adopté une loi qui interdit l’entrée en Israël aux étrangers/étrangères qui soutiennent des mesures de boycott contre le pays. Les Israelien-ne-s sympathisant-e-s du boycott risquent quant eux/elles une amende pouvant aller jusqu’à 10'000 euros.

Une année plus tôt, c’était une loi controversée sur le financement étranger des ONG défendant les intérêts palestiniens qui passait, suscitant de nombreuses inquiétudes nationales et internationales.  

La nouvelle expression de l’antisémitisme ?

Difficile dans ce climat de différencier aussi clairement qu’il le faudrait la critique légitime du dérapage antisémite. La tendance actuelle, thématisée également dans le dernier Tangram de la Commission fédérale contre le racisme, montre que la critique d’Israël est globalement considérée comme une des formes contemporaines de l’antisémitisme. «De fait, l’antisémitisme n’a jamais disparu en Europe, même directement après 1945. Il s’est transformé et est devenu – du moins en partie – un enjeu politique lié au conflit israélo-palestinien, même s’il recourt à des représentations anciennes», souligne dans la revue de la CFR, Monique Eckmann, sociologue et professeure émérite à la Haute école de travail social de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, à Genève.

La critique d’Israël a d’ailleurs sa place dans la définition de l’antisémitisme proposée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA). En 2005, la définition était la suivante: «L’antisémitisme est une certaine perception des juifs, pouvant s’exprimer par de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non-juifs et/ou leurs biens, contre les institutions de la communauté juive et contre les institutions religieuses juives.» Le passage se référant à l’État d’Israël est sujet à controverse: «En outre, l’État d’Israël, perçu comme une collectivité juive, peut aussi être la cible de ces attaques.» Dans sa version la plus récente (2016), ce passage est relativisé, montrant encore une fois toute la complexité du sujet: «Toutefois, les critiques à l’égard d’Israël comparables à celles exprimées à l’encontre d’autres pays ne peuvent être qualifiées d’antisémites.». Dominique Vidal, journaliste et essayiste français, spécialiste du conflit israélo-palestinien met en garde contre l’amalgame entre critique de l’Etat israélien et judéophobie et insiste sur la distinction entre antisémitisme et antisionisme. Selon lui, contrairement à l’antisémitisme, l’antisionisme est une opinion politique hostile «comme pour les Nations Unies, à la colonisation des territoires palestiniens». L’antisionisme vise à critiquer la construction historique de l’Etat israélien et la perpétuation d’un régime d’apartheid basé sur l’exclusivisme religieux. Par ailleurs, des militant-e-s des droits humains de confession juive, comme Michèle Siboni, vice-présidente de l’Union juive française pour la Paix (UJFP) ou l’écrivain Michel Warschawski, se déclarent explicitement antisionistes.

Bientôt la norme européenne?

Malgré cet ajout, la définition ne manque pas de soulever l’inquiétude de la société civile, qui craint de voir toute critique de l’Etat d’Israël passer dans l’illégalité. Le fait que les exemples qui accompagnent la définition ne mettent pas en scène uniquement des personnes de confession juive, mais également l’Etat d’Israël, suscite la polémique, notamment des phrases telles «Nier au peuple juif le droit à l’autodétermination en clamant, par exemple, que l’existence de l’Etat d’Israël est un acte raciste». Crainte d’autant plus forte que le Parlement européen a récemment adopté une résolution qui «invite les États membres et les institutions et agences de l’Union à adopter et à appliquer la définition opérationnelle de l’antisémitisme utilisée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), afin de soutenir les autorités judiciaires et répressives dans les efforts qu’elles déploient pour détecter et poursuivre les attaques antisémites de manière plus efficiente et efficace, et engage les États membres à suivre l’exemple du Royaume-Uni et de l’Autriche à cet égard […]». Dans ces deux pays, la définition a en effet déjà été adoptée en tant que norme.

Sachant que les résolutions du Parlement européen n’ont pas force obligatoire, l’impact de la résolution reste limité. Pour la Suisse, cette décision n’en a d’ailleurs aucun puisque notre pays ne fait pas partie de l’Union européenne. La démarche donne tout de même des indications sur la tendance générale.

Montée de l’antisémitisme

La décision prise par les parlementaires européen-ne-s se place d’ailleurs dans un contexte particulier. Il s’agit de lutter contre l’antisémitisme alors que différents organes, tels que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), constatent une montée globale de l’antisémitisme en Europe, notamment en lien avec le conflit israélo-palestinien. Une tendance à laquelle la Suisse n’échappe d’ailleurs pas (voir notre article sur le sujet).

En 2014, la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) constatait déjà que, «Dans de nombreux pays, des tendances antisémites croissantes ont été observées dans les communautés d’immigré-e-s musulman-e-s, en particulier chez les plus jeunes. Les tensions se sont exacerbées par suite du regain de violence au Moyen-Orient et amènent à des généralisations abusives à l’égard de tous les juifs [...]. Le discours politique qui s’en est suivi a insuffisamment mis l’accent sur la nécessité de distinguer les critiques des actions d’Israël, dans la mesure où ce pays doit être traité comme n’importe quel autre Etat, de l’expression publique du racisme et de la haine à l’encontre du peuple juif en général.»

Critique possible et nécessaire

Car au final, les spécialistes sont unanimes, l’Etat d’Israël, au même titre que les autres, doit respecter le droit international et faire l’objet de critiques lorsqu’il ne le fait pas. Pour Monique Eckmann, «cela devient grave quand le soupçon d’antisémitisme fait hésiter certains à dire à haute voix ce qu’ils pensent du conflit israélo-palestinien». Pour elle, tel qu’elle a l’a confié à Tangram, «Il y a une différence entre la critique d’une législation et la mise en question de l’existence même de l’État. Critiquer une législation discriminante ou antidémocratique et demander la transformation de celle-ci; ou encore critiquer les projets d’annexion de territoires occupés ne relève certainement pas de l’antisémitisme.» Pour la spécialiste, la limite est dépassée lorsque les arguments et symboles amenés dans le débat sont empruntés au sombre héritage antisémite européen ou encore lorsqu’interviennent «des émotions exprimant une aversion globale contre les Juifs ou Israéliens».

Cas devant la justice

La justice vaudoise a d’ailleurs dû rendre une décision dans le cas médiatisé du journaliste et activiste belge Michel Collon, qui donne également des pistes sur les limites que posent la loi devant l’utilisation du qualificatif d’antisémite. De passage à Lausanne en 2015 pour une conférence critique vis-à-vis de l’Etat d’Israël, celui-ci s’était fait traiter d’antisémite par un internaute sur Facebook et avait décidé de porter plainte pour diffamation (art. 173 CP).
Dans l’ordonnance pénale de septembre 2017, que la rédaction de humanrights.ch a pu consulter, le procureur admet que traiter le journaliste d’antisémite dans un média d’une ampleur telle que Facebook est attentatoire à son honneur, notamment en raison de la «force du terme utilisé». Il rappelle également dans un tel cas, la personne qui utilise ce terme ne peut le faire à la légère et a un devoir accru de vérification.

Dans le cas de Michel Collon, la personne à l’origine de l’insulte ne s’était pas acquittée de ce devoir de vérification et c’est principalement pour cette raison que la justice lui a donné tort.

Commentaire de humanrighs.ch: Zone grise

Y a-t-il des relents antisémites derrière certaines critiques de l’Etat d’Israël, voire une instrumentalisation de la question israélo-palestinienne par certains courants antisémites? Cela semble avéré en regard des dérives rapides de certaines dénonciations de la politique israélienne vers une haine globale des personnes de confession juive, qu’elles vivent ou non en Israël et/ou sur les territoires occupés. Y-a-t-il une instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme par certains courants défendant la politique de l’Etat d’Israël afin de discréditer toute critique? Cela semble tout aussi avéré. L’on ne peut ici aussi que s’accorder avec Monique Eckmann, qui souligne dans Tangram que «le reproche d’antisémitisme est adressé trop diligemment aux personnes et mouvements solidaires des Palestinien-ne-s». Et de le regretter avec elle. Non seulement parce que cela envenime de façon contre-productive tout débat sur le conflit israélo-palestinien et empêche des évolutions et progrès pourtant nécessaires aux personnes vivant sur les territoires occupés. Mais aussi car cela «dilue», selon le terme-même utilisé par Monique Eckmann, le terme d’antisémitisme de façon dangereuse. Cela revient à mettre dans un même panier gouvernement et peuple ou Israéliens et juifs. Il existe une opposition israélienne, il existe des organisations défendant les droits humains et différents mouvements pour la paix en Israël et ailleurs et un véritable engagement de la société civile. Il s’agit bien plutôt aujourd’hui de soutenir celles et ceux qui s’engagent pour le respect des droits humains, d’où qu’ils/elles viennent et qu’elle que soit leur religion, et ceci avec des faits et des arguments rationnels. L’enjeu reste le respect du droit international dans cette partie du monde et l’on ne peut accepter qu’il soit instrumentalisé ou tabouisé.