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Comment le Conseil de l'Europe vérifie-t-il la mise en œuvre des jugements de la Cour européenne des droits de l'homme?

15.08.2022

Chaque année, la Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) rend plus de 1'000 arrêts en faveur de personnes victimes de violations des droits humains dans les 46 Etats membres du Conseil de l'Europe. Ces Etats ont adhéré à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et sont ainsi soumis à l'obligation contractuelle de protéger les droits humains, d'exécuter les jugements de la CrEDH, d’indemniser les personnes victimes de violations des droits humains et d’adapter la jurisprudence nationale pour prévenir toute violation future.

Mais quelles difficultés se posent lors de la mise en œuvre des décisions de la CrEDH par les Etats membres et comment le Conseil de l’Europe s’assure-t-il qu’ils ont bien mis en œuvre les arrêts de Strasbourg?

Surveillance de la mise en oeuvre

La surveillance de la mise en œuvre des jugements de la CrEDH incombe au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe. Cet organe suprême du Conseil de l’Europe est formé de 46 ministres des affaires extérieures des pays membres et ne se réunit qu’une fois par an sous cette forme lors de la Conférence ministérielle.

Quant à la tâche de surveiller l’exécution des arrêts, des expert·e·s délégué·e·s des représentations permanentes au Conseil de l’Europe à Strasbourg se rencontrent au moins quatre fois par an afin de surveiller la responsabilité collective des Etats membres de se conformer aux décisions de la CrEDH.

Qu'est-ce qu'implique l’exécution d'un arrêt de la CrEDH?

Lorsque la CrEDH constate la violation d'un droit humain dans un arrêt définitif, certaines mesures s'imposent alors à l'Etat concerné pour que le jugement soit respecté.

Il s'agit premièrement d'indemniser la partie plaignante de façon appropriée et conforme aux instructions de la CrEDH de façon à compenser le dommage résultant de la violation du droit humain, y compris les frais de justice. L'arrêt de la CrEDH peut par ailleurs exiger l’annulation du jugement rendu précédemment à l'échelon national et de relancer une nouvelle procédure ou de prendre d'autres mesures pour éliminer les conséquences de la violation subie. En Suisse, la révision d’un arrêt du Tribunal fédéral sur la base d’un recours à Strasbourg n'a longtemps été possible que si la CrEDH avait rendu un arrêt condamnatoire définitif contre la Suisse. Depuis la modification de la loi sur le Tribunal fédéral en 2022, une révision peut aussi être demandée lorsque la Suisse a reconnu la violation de la CEDH devant la Cour et que les parties ont trouvé un accord amiable.

Outre la réparation en faveur de la partie plaignante, il arrive que la CrEDH exige des mesures générales servant à prévenir de futures violations similaires des droits humains au sein de l’Etat concerné. Elle exige alors, en plus de la publication du jugement, que l'Etat procède à des modifications de lois, à l'adaptation de sa jurisprudence ou à des mesures administratives, par exemple l'amélioration des conditions de détention.

Suivi de l'exécution d'un arrêt de la CrEDH

L'Etat concerné par un jugement de la Cour peut recourir contre ce dernier dans un délai de trois mois auprès de la Grande Chambre. Passé ce délai, le jugement entre en force et est mis à l'ordre du jour de la prochaine réunion du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe. Parallèlement, l'Etat concerné est tenu de communiquer au Comité des Ministres un plan d'action («action plan») contenant les mesures concrètes prévues pour mettre en œuvre le jugement. Lorsque les mesures indiquées se sont concrétisées, l'Etat concerné transmet un rapport d'action («action report») au Comité. Si celui-ci est satisfait des mesures prises, le cas se clôt par l'adoption d'une décision formelle («final resolution»). Si la mise en oeuvre est jugée insuffisante, le plan d’action est refusé par une résolution intérimaire («interim resolution») et des nouveaux délais pour la mise en oeuvre et l’indemnisation sont adoptés.

Si aucun plan d'action n'est déposé ou si sa mise en œuvre semble insuffisante, le Comité des Ministres peut décider à une majorité de deux tiers de renvoyer le cas à la CrEDH (art. 46 al. 4 CEDH). Si tel est le cas, la Cour décide si l'Etat signataire a mis en œuvre le jugement ou non. Si c’est le non qui prévaut, le Comité des Ministres doit entreprendre de nouvelles démarches pour que l'Etat concerné se conforme à l'arrêt. Si ce dernier persiste dans son refus d’exécution, il est finalement possible de le menacer d’une exclusion du Conseil de l'Europe.

En principe, les informations du Comité des Ministres sont publiques. Les avocat·e·s, les lobbies ou les parlements nationaux peuvent observer la coopération des États membres dans l’exécution et de la CrEDH, pour autant qu’aucun intérêt particulier ne s’y oppose. Lors de la phase de mise en œuvre, les parties plaignantes ainsi que les organisations de la société civile et les institutions nationales des droits humains ont la possibilité de soumettre au Comité des Ministres leur opinion sur la façon dont le jugement est exécuté.

Jugements suspendus et jugements en force

Un long processus de réforme a été lancé lors de la Conférence d'Interlaken en 2010 afin d'amoindrir la surcharge de travail à laquelle fait face la CrEDH et de renforcer la volonté de coopération des Etats membres du Conseil de l'Europe d'exécuter les arrêts de la Cour. En 2011, la CrEDH comptait 160'000 affaires pendantes, dont le nombre a pu être diminué à 65'000 en 2021 grâce au processus de réforme. Durant l'année record de 2012, le Comité des Ministres a enregistré environ 11'100 arrêts de la CrEDH qui n'avaient pas encore été complètement exécutés par l’État membre condamné. C’est parce que de nombreux Etats n’exécutent pas les arrêts de la Cour que le nombre de cas pendants est aussi élevé. Ce manque de coopération s’explique par diverses raisons politiques et structurelles qui sont continuellement analysées dans les rapports annuels du Comité des Ministres.

Procédure renforcée et procédure standard

Le Comité des Ministres a dû poser des priorités afin de mieux contrôler la mise en œuvre des jugements de la CrEDH. Les arrêts de la Cour sont alors classés selon la procédure de surveillance à deux axes («twin-track supervision process»): dans la catégorie de procédure standard («standard procedure») se trouvent les cas où on attend de l’État condamné qu’il paie une indemnisation et/ou qu’il prenne les mesures générales nécessaires pour empêcher de futures violations des droits humains. En revanche, certains arrêts choisis font l'objet d'une surveillance accrue, notamment les jugements qui exigent des mesures individuelles urgentes, ceux où des indemnités élevées ont été accordées, ainsi que les décisions concernant des problèmes structurels importants. Ces derniers sont classés dans la catégorie de procédure soutenue («enhanced procedure»).

Arrêts de principe et affaires répétitives

Une seconde distinction entre les affaires répétitives et les arrêts de principe est nécessaire pour réduire la charge de travail de la CrEDH. Lorsqu'un Etat fait l'objet de plaintes toujours similaires se rapportant manifestement à des problèmes structurels («clone-cases»), la Cour choisit des recours typiques afin de couvrir un plus grand nombre de cas semblables au moyen d’«arrêts pilotes». La mise en oeuvre de ces arrêts de principe («leading cases») prime alors pour le Comité des Ministres sur les autres cas similaires («repetitive cases»). La Cour reporte en règle générale la procédure des «clone-cases» déjà ouverte pendant la procédure de l’arrêt pilote. Bien que la surveillance de l’exécution des arrêts de la CrEDH incombe en premier lieu au Comité des Ministres, la Cour fixe de plus en plus souvent dans ses jugements les mesures concrètes que les Etats doivent exécuter.

Affaires «à impact»

Depuis mars 2021, la CrEDH donne la priorité aux affaires «à impact» («impact-cases») qui sont d’une importance particulière au regard du développement de la protection des droits humains et soulèvent de nouvelles questions sur l’interprétation et l’application de la CEDH. Des critères indicatifs flexibles ainsi qu’une liste d’exemples permettent d’identifier les affaires à impact. Les critères sont les suivants: la conclusion de l’affaire pourrait entraîner une modification ou une clarification de la législation ou de la pratique internationales ou internes; l’affaire soulève des questions d’ordre moral ou sociétal; l’affaire traite d’une problématique nouvelle ou significative dans le domaine des droits humains. Si l’un de ces critères est rempli, la Cour européenne peut prendre en compte le fait que l’affaire a fait l’objet d’une large couverture médiatique dans le pays en question, et/ou si l’affaire est politiquement sensible.

Appels de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe

Le rôle de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans la surveillance de la mise en oeuvre des arrêts de la CrEDH a longtemps été insignifiant. Aujourd’hui, il occupe une place considérable qui est reconnue par le Comité des Ministres. Depuis 2006, l'Assemblée parlementaire s'est inquiétée dans diverses résolutions, la dernière datant de 2017, de la persistance des difficultés liées à l'exécution de plusieurs jugements de la Cour.

Dans un rapport datant de juillet 2020, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe constate, depuis le début de la «réforme d’Interlaken», des progrès considérables dans l’exécution des arrêts de la CrEDH réalisés par certains Etats. Bien que le nombre d’affaires pendantes ait diminué de moitié ces dernières années (en juin 2010, le Comité des Ministres surveillait l’exécution d’environ 10 000 affaires; fin 2019, il en restait 5 231) de nombreux arrêts sur des problèmes structurels attendent d’être exécutés depuis plus de dix ans. En 2020, l’Assemblée parlementaire se préoccupait fortement de ce constat ainsi que des problèmes structurels qui en découlent dans les pays concernés, tels que les préjugés persistants à l’encontre de certains groupes de la société, une organisation nationale inadéquate, l’absence de ressources nécessaires ou de volonté politique, voire l’existence d’un désaccord manifeste avec un arrêt de la Cour.

La plupart des arrêts qui ne sont pas exécutés ont été rendus contre la Fédération de Russie (exclue le 16 mars 2022 du Conseil de l’Europe), la Turquie, l’Ukraine, la Roumanie, la Hongrie, l’Italie, la Grèce, la République de Moldova, l’Azerbaïdjan et la Bulgarie. L’Assemblée parlementaire a déjà critiqué dans plusieurs résolutions la passivité de ces Etats dans l’exécution des arrêts de la CrEDH. Parallèlement, certains Etats s’opposent à la mise en oeuvre de jugements portant sur des thématiques problématiques. Tel est le cas du Royaume-Uni qui refuse catégoriquement d’accorder des droits politiques aux personnes placées en détention (cf. fiche thématique – Droit de vote des détenus).

Causes structurelles et idéologiques expliquant le déficit de mise en œuvre

Dans de nombreux pays, certaines faiblesses structurelles du système juridique national et de certains domaines institutionnels, telles que les procédures judiciaires ou l’exécution des peines, entravent, voire nuisent à l’application des décisions de la CrEDH. Les tribunaux nationaux prennent en outre une place de plus en plus centrale dans ce contexte, notamment en refusant d’exécuter les arrêts de la Cour ou en les déclarant anticonstitutionnels.

Les difficultés de mise en œuvre s’expliquent dans bien des cas par des complications liées à des causes structurelles. Depuis quelques années cependant, le facteur idéologique joue un rôle toujours plus important dans cette problématique. Les groupes dirigeants nationalistes de divers pays tendent en effet à opposer la souveraineté de leur pays à la force juridique des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Les politicien·ne·s populistes attisent ainsi certains réflexes de défense ainsi qu'une réticence à reconnaître la jurisprudence de la Cour. Une telle politique met en jeu le futur des droits humains en Europe.

En Russie, une nouvelle loi a été adoptée en 2015 autorisant la Cour constitutionnelle russe de juger les décisions de tribunaux internationaux qui entrent en conflit avec la Constitution russe «inapplicables». La Cour constitutionnelle russe a ensuite rendu une décision portant sur le jugement Anchugov et Gladkov c. Russie de la CrEDH en primant la Constitution russe à la CEDH. En outre, la Cour constitutionnelle polonaise a déclaré en 2021 qu’elle ne se considère pas comme un tribunal au sens de l’art. 6 CEDH, et donc ne reconnaît pas un pouvoir à la CrEDH de contrôler l’indépendance des juges constitutionnel·le·s polonais·e·s. La base de leur indépendance reposerait sur la Constitution et les lois polonaises.

Depuis 2010, la Grande-Bretagne connaît une réticence nationaliste à l’égard de la jurisprudence de Strasbourg. Les politicien·ne·s conservateur·trice·s britanniques ont soutenu à maintes reprises le remplacement du Human Rights Act 1998, qui est l’intégration de la CEDH en droit britannique, par le «British Bill of Rights». Le programme électoral de 2019 du Conservative Party comportait le projet d’une mise à jour des droits humains, qui est particulièrement soutenu par Dominic Raab, ministre de la justice, et pour lequel il est fortement dénoncé par la société civile. En effet, le Royaume-Uni refuse systématiquement depuis de nombreuses années d'exécuter les arrêts rendus par la CrEDH concernant le droit de vote des personnes placées en détention.

En Suisse, c’est l'Union démocratique suisse (UDC) qui représente cette tendance politique consistant à s’opposer à la CrEDH et donc aux droits humains ancrés dans les traités internationaux. Avec l’initiative populaire «Le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l'autodétermination)», le parti politique avait demandé à ce que la Constitution fédérale suisse prime le droit international et que les traités de droit international qui ne sont pas conformes au droit national soient dénoncés. Cette attaque contre la portée des arrêts de Strasbourg, en plus de menacer les droits humains Suisse, met également en péril le Conseil de l'Europe. La Suisse a en effet jusqu'ici été rigoureuse, en comparaison avec les autres pays, dans l'exécution des jugements de la Cour. S’éloigner de cette exemplarité enverrait un message dangereux aux autres Etats membres et menacerait fortement la protection des droits humains en Europe.

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