16.11.2021
Le thème du rapport entre l’économie et les droits humains est intensivement discuté depuis les années 1990. En son cœur, une question: quelle responsabilité portent les acteurs économiques, notamment les entreprises transnationales, en matière de droits humains? Comment les entreprises transnationales peuvent-elles être traduites en justice lorsqu’elles sont impliquées dans des violations des droits humains à l’étranger, alors qu’elles ne sont que rarement inquiétées par des conséquences juridiques? A côté de cela, se trouve également l’obligation des Etats à protéger les individus contre des activités économiques qui violent les droits humains. L’Etat employeur ou l’Etat acteur de la politique économique extérieur porte aussi la responsabilité directe des obligations contractées en matière de droits humains.
Qu’est-ce qu’une société transnationale?
D'après la définition retenue en 2003 par le Conseil des droits économiques, sociaux et culturels, une société transnationale (STN) est une entité économique ou un ensemble d'entités économiques opérant dans plus d'un pays - quelle que soit leur forme juridique, que ce soit dans le pays du siège ou le pays d’activité et que les entités en question soient considérées individuellement ou collectivement. La plupart du temps, ses sites de production et/ou de contrôle sont répartis dans plusieurs pays, une partie de son chiffre d'affaire est réalisé à l'étranger et son orientation stratégique se discute à une échelle régionale ou globale.
La société-mère se définit comme étant l'entreprise qui contrôle tout ou une partie des sous-entreprises situées à l'étranger (notamment via des parts de capital). Le terme de STN tend à s'imposer dans la discussion actuelle, notamment face au terme «entreprise multinationale».
Toujours plus de STN
Le nombre de STN a fortement augmenté durant les vingt dernières années. Au début des années 1980, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) dénombrait 7'000 STN. En 2008, l’institution multilatérale estimait qu'il existait quelque 82'000 STN opérant avec plus de 810'000 sociétés-filles. En 2017, leur nombre s’élèverait à près de 100'000 entités possédant plus de 800'000 filiales dont les ventes représentent près de 40'000 milliards de dollars.
Selon les estimations de 2008, 16% de la production mondiale de richesses est à créditer aux 100 plus grosses STN et que plus de 77 millions d'êtres humains sont employés dans une STN. La valeur ajoutée totale produite par ces 100 "Big Shots" représente environ 4% du PIB mondial, une proportion restée stable depuis 2000.
La plus grande part de la production mondiale est le fait d'un nombre plutôt restreint de STN. En 2014, selon le rapport de l’Institut de recherche Transnational Institute (TNI), elles représentaient 37 des 100 plus grandes économies à l’échelle mondiale et étaient, pour 86,5% d’entre elles, basées dans les pays industrialisés, tandis que la plupart des sociétés-filles sont sises en Chine. Dans ses statistiques, la CNUCED différencie entre les STN financières (par ex. organismes bancaires) et les STN non-financières.
- Les 50 plus grandes STN financières (pdf, 1 p.)
- Les 100 plus grandes STN non-financières (pdf, 3 p.)
Avantages en termes de concurrence
Les avantages comparatifs que les STN visent dans leurs activités globales expliquent en grande partie la présence toujours plus importante de ce type d'entreprises. En effet, les STN peuvent choisir de s'implanter là où les conditions sont les plus avantageuses. C'est notamment le cas des entreprises intéressées à recruter de la main-d'oeuvre peu qualifiée.
Sous couvert de ces intérêts économiques, il n'est ainsi pas rare de voir ces STN tirer profit des législations nationales peu contraignantes en matière de respect des droits humains, sociaux ou environnementaux. Certaines de ces entreprises n'hésitent pas à profiter de la relative faiblesse des appareils étatiques, incapables de contrôler et de faire appliquer ces normes.
STN et droits humains: un cocktail explosif?
Les États ont un intérêt marqué à attirer chez eux de grandes entreprises, synonymes de croissance, d'emploi et de rentrées fiscales. Certains États en développement sont dépendants de ces perspectives d'investissement étranger sur leurs terres. À court terme, ils n'ont pas d'intérêt à prendre des mesures ayant pour conséquence une augmentation des frais de production. Au contraire, la position dominante des STN dans les négociations pousse les États à revoir à la baisse les standards existants, notamment sur les conditions de travail ou de protection de l'environnement. Ils espèrent ainsi proposer aux STN des conditions-cadres particulièrement attractives.
Les droits humains se retrouvent ainsi plongés au cœur d'une dynamique de nivellement par le bas («Race-to-the-bottom»), qui touche notamment les droits suivants:
- Interdiction du travail des enfants
- Le droit à la formation
- Le droit à un minimum en termes de santé physique et psychique
- Le droit à un standard de vie adapté (par ex. logement) et à une alimentation suffisante
- L'interdiction du travail forcé et le respect de conditions de travail acceptables
- Le droit à une assurance sociale ainsi qu'à un minimum de sécurité sociale
- Le droit à un environnement sauvegardé de graves dangers
- Le droit pour les travailleurs de se réunir et de former un syndicat
Tous ces droits humains sont garantis par la Déclaration universelle des droits de l'homme et le Pacte des Nations-Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels (Pacte I).
Les STN au cœur d’une problématique complexe
En plus de ces standards sociaux déficients, les activités des STN posent des questions auxquelles il n’est pas toujours évident de répondre:
- Que doivent faire les États afin d’éviter que les STN ne commettent des violations des droits humains?
- Installation et activités économiques dans un pays connaissant une situation des droits humains préoccupante (ex. dictature): Quelle position éthique choisir? Les STN doivent-elles engager leur propre politique des droits humains?
- Qu'est-ce qu'un salaire juste ? Comment réduire les risques sociaux d'un nivellement par le bas qui s'opèrerait à l'échelle globale ?
- Comment peut-on poursuivre efficacement les STN coupables de violations graves des droits humains et les amener à dédommager les victimes?
Le statut juridique des STN
Le statut légal d'une société transnationale (STN) dans le cadre de ses activités commerciales est complexe. Les STN sont fondées sur la base du droit d'un État; de ce droit national découle leur personnalité juridique. Chaque subunité de cette société peut toutefois avoir une «nationalité propre». Néanmoins, on peut considérer une société mère et ses sociétés-filles comme partageant une même identité puisque la société mère exerce un contrôle sur les autres. Ceci dit, les sociétés doivent respecter le droit national du pays où elles exercent leurs activités. Dans la plupart des cas, il s’agit de pays en développement où subsiste un réel manque de capacité et/ou de volonté d'amener les STN à assumer leurs responsabilités. Cette constellation typique débouche sur plusieurs questions complexes concernant le statut juridique et l'étendue des responsabilités d'une STN.
Aujourd'hui, il apparaît qu'aucun État n'est capable de contrôler de manière autonome et efficace les agissements des STN. Les sociétés et les groupes transnationaux ont créé un espace d'activités échappant à la compétence d'un État en particulier. On a ainsi affaire à des zones d'ombre, où les normes juridiques d'un État spécifique ne sont pas applicables et où il n’existe pas encore de droit international contraignant.
«Soft Law»
Des organisations internationales comme l'ONU, l'OIT, l'OCDE, des coalitions d'États, mais également des ONG ou des STN ont réussi à créer au fil du temps certains instruments internationaux des droits humains afin d’encadrer un tant soit peu cette économie mondialisée. Reste que très peu d'entreprises sont appelées dans les faits à répondre de violations des droits humains commises par leurs filiales. En effet, les instruments existants ne sont en très grande majorité pas contraignants et ne disposent d’aucun mécanisme de contrôle et d’application, ou alors très faibles. Cette «soft law» n’a ainsi pas réussi à ce jour à combler ces zones d’ombres qui restent incontrôlables.
A quand une responsabilité globale des STN?
Le défi reste donc le suivant: comment peut-on astreindre de manière directe et contraignante les STN à respecter les standards de droits humains, sociaux et environnementaux par le biais du droit international? Les dispositions de protection des droits humains ont été conçues autour de l'État et de sa responsabilité. Est-il toutefois acceptable que le droit international ne reconnaisse que les États comme sujets de droit, laissant les STN dans une sorte de vacuum juridique ? Vu qu'elles sont actives à l'échelle du globe, les STN ne devraient-elles pas posséder droits et devoirs indépendamment d'un ordre juridique national ? Un tel système de normes directement contraignantes serait à même de donner l'impulsion pour le développement du droit coutumier, notamment sur la question du statut juridique et de la responsabilité des STN.
Sur le plan juridique, un nouveau concept est en cours d’élaboration afin de concrétiser la notion de responsabilité globale, «l’obligation extraterritoriale». Parallèlement, en Suisse comme dans beaucoup d’autres pays européens, la société civile fait campagne pour inscrire dans le droit national l’obligation pour les STN de protéger les droits humains et l’environnement dans l’ensemble de leurs relations d’affaires et que leur devoir de diligence s’applique également à leurs activités à l’étranger.
- Les Principes de Maastricht sur les obligations extraterritoriales des Etats
Article humanrights.ch, 6 janvier 2012 - Initiative pour des multinationales responsables: à business mondial responsabilité globale!
Trilogie de humanrights.ch