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Décision de renvoi: la Cour européenne des DH fait passer la famille en premier

29.04.2013

La Cour européenne des droits de l‘homme a condamné la Confédération pour avoir retiré son autorisation de séjour à un délinquant Nigérian, alors que ses enfants étaient en Suisse. Le jugement a l’effet d’une bombe dans le contexte intérieur actuel.

L‘affaire

En 2001, le Nigérian K.U. entre en Suisse avec de faux papiers d’identité et dépose une demande d’asile qui est rejetée par les autorités. Il quitte ensuite le pays, avant de revenir en 2003 pour se marier avec une Suissesse. Il obtient alors un permis de séjour et son épouse donne naissance à des jumelles.

Durant l’été 2006, K.U. est arrêté en Allemagne, après avoir tenté d’importer de la cocaïne. Il est condamné à 42 mois de prison. Il purge sa peine sur le territoire allemand. L’année suivante, le Service des migrations de Bâle-Campagne déclare son autorisation de séjour caduque, comme il n’a pas séjourné en Suisse pendant plus de six mois. Alors que K.U. est encore détenu en Allemagne, il demande un nouveau permis, qui lui est refusé notamment parce qu’il a été condamné et parce que sa famille est dépendante de l’aide sociale. Avec sa femme et ses enfants, il dépose un recours contre cette décision, qui sera rejeté d’abord par le tribunal bâlois puis par le Tribunal fédéral en 2009. La famille se tourne alors vers la Cour européenne des droits de l‘homme.

Entre-temps, K.U. a bénéficié d’une remise en liberté anticipée et est de retour en Suisse. Les autorités bâloises lui font savoir, qu’il devra quitter le territoire avant fin mars 2009. L’homme reste toutefois en Suisse, il alterne des périodes de détention administrative et de disparition dans la nature. L’Office fédéral des migrations (ODM) décide en 2011 qu’il doit quitter le territoire et qu’il ne pourra effectuer que de courtes visites pour voir sa famille s’il en fait la demande.

Le Nigérian est toujours en Suisse aujourd’hui, mais vit séparé de son épouse. Depuis le divorce des parents, les enfants peuvent rendre visite à leur père, au moins toutes les deux semaines. En 2012, l’homme de 41 ans a eu un troisième enfant d’une autre Suissesse qu’il compte épouser le plus rapidement possible.

Le jugement

Par cinq voix contre 2, les juges de Strasbourg ont estimé que les autorités suisses avaient violé le droit au respect de la vie familiale (article 8). Pour eux, la condamnation en Allemagne et la dépendance de la famille à l’aide sociale ne sont pas des raisons suffisantes pour décider du renvoi de cet étranger et pour le séparer de ses enfants.

Dans les considérants de l’arrêt, les points suivants jouent un rôle central: la durée considérable de son séjour en Suisse (plus de 7 ans et demi), la relation réelle et étroite avec son ex-épouse et leurs enfants communs, les efforts des requérants pour échapper à leur dépendance de l’aide sociale et la non-réalisation du renvoi annoncé par l’OFM.

Le Tribunal fédéral n’avait pas tiré les mêmes conclusions dans le jugement pris quatre ans plus tôt. À l’époque, K.U. ne vivait que depuis trois ans dans le pays. Les juges de Lausanne estimaient donc que l’intérêt privé du plaignant à rester en Suisse était plus faible que l’intérêt public à le tenir éloigner de la Suisse, en raison de ses condamnations et de sa dépendance à l’aide sociale. La Cour reconnaissait certes que l’expulsion serait difficile pour la famille, dont la relation était encore intacte; mais, K.U. était depuis quelques années seulement en Suisse et jouissait encore un réseau social au Nigéria.

Si le jugement de la Cour européenne est déclaré exécutoire, les autorités devront verser 9 000 euros aux plaignants. K.U. aura aussi la possibilité de déposer une demande de révision auprès du Tribunal fédéral ou de réitérer, au niveau cantonal, sa demande de permis de séjour. Berne songe actuellement à saisir la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme.

Une bombe dans le contexte intérieur actuel

Ce jugement est très important dans le contexte actuel. Au niveau fédéral, l’application de l’initiative sur le renvoi des criminels étrangers, adoptée en novembre 2010, fait toujours débat. Le Conseil fédéral a proposé une expulsion automatique des étrangers qui ont commis des délits sanctionnés par une peine de plus de six mois. Autrement dit, contrairement à ce qui a été fait pour K.U., les juges ne se prononceraient plus sur chaque cas particulier; mais une décision de renvoi serait prononcée à l’encontre d’un criminel étranger sans tenir compte des conséquences de l’expulsion en matière de droits humains.

Le dilemme, auquel doivent faire face les autorités pour l’application de l’initiative, est bien connu. Ce qui l’est moins, c’est qu’une application littérale du texte enfreindrait aussi la Constitution fédérale. La mise en œuvre souhaitée par les rédacteurs de l’initiative est impossible. Mais cela n’empêche pas l’UDC de mettre une pression énorme et de profiter de chaque occasion pour réclamer l’application du texte. Le parti l’a souligné une fois de plus en février 2013 en lançant une initiative de «mise en œuvre» pour le renvoi «effectif».

Commentaire de humanrights.ch

Ce jugement pourrait faire date, car il accélère une tendance que humanrights.ch observe depuis un moment. Dans la mouvance UDC, les dirigeants travaillent à une fragilisation des droits humains et des droits fondamentaux. Le parti de droite réclame, en montrant du doigt certains jugements comme celui-ci, que les décisions prises en votation par la majorité du peuple suisse soient placées au-dessus des droits humains et libertés fondamentales.

Les tenants et aboutissants qui ont conduit à ce jugement sont difficilement communicables et fournissent aux opposant-e-s à la CEDH des têtes de Turc et des slogans faciles pour leurs campagnes. La réaction de l’UDC ne s’est d’ailleurs pas fait attendre. Le président du parti Toni Brunner a exigé dans la Sonntagszeitung que la décision de Strasbourg soit ignorée et que cela ait comme conséquence un retrait de la Suisse de la CEDH. L’UDC s’attellerait à une nouvelle initiative populaire sur le sujet. Reste à savoir si celle-ci réclamera la dénonciation directe de la CEDH, ou que le droit national soit déclaré comme supérieur au droit international.

Pour humanrights.ch, il est important de rappeler que cet arrêt de la CEDH concerne un cas particulier, qui a fortement évolué depuis la décision prise par le Tribunal fédéral en 2009, soit quatre ans plus tôt. La portée du jugement est limitée à la famille de K.U. Cette décision ne signifie en aucun cas qu’à l’avenir, chaque étranger délinquant pourra échapper à l’expulsion s’il a eu un enfant avec une Suissesse. La Cour européenne des droits de l’homme n’édicte aucune loi. Elle prend seulement des décisions contraignantes concernant des cas particuliers. Il convient de toujours garder cela à l’esprit pour quiconque tente d’évaluer ou d’interpréter les jugements de Strasbourg.

Sources