humanrights.ch Logo Icon

Violence policière à Genève: La Cour européenne des droits de l’homme condamne la Suisse

30.10.2013

C’est une première. Le 24 septembre 2013, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a condamné la Suisse pour non-respect de l’article 3 de la Convention européenne de droits l’homme (CEDH), interdisant la torture et toute autre forme de traitement inhumain ou dégradant.

En cause dans l’affaire Dembele, une vérification d’identité qui a mal tourné à Genève, sur le site d’Artamis, en mai 2005. Pour la CrEDH, la police genevoise a eu, en cette occasion, recours à la force de manière disproportionnée, causant une fracture de la clavicule à Kalifa Dembele. Mais pas seulement. La justice helvétique est également mise en cause dans l’arrêt de la Cour. Cette dernière a, en plus des mauvais traitements infligés au Burkinabé, constaté une absence d’enquête effective à la suite de cet incident. La Suisse a donc été reconnue coupable d’une double violation de l’article 3, sur le plan matériel et procédural. Une première condamnation grave avec laquelle la juge suisse à Strasbourg, Helen Keller, n’est pas d’accord.

Le jugement de la Cour

Sur le plan matériel, la CrEDH a admis que l’utilisation de la violence faite par les deux policiers genevois a été disproportionnée, dans la mesure où Kalifa Dembele ne possédait pas d’armes et présentait, d’après la Cour, une opposition plutôt passive jusqu’à ce que les policiers le mettent au sol.
Sur le plan procédural, la CrEDH met tout d’abord le doigt sur la longueur de la procédure. Étant donné la gravité des faits qui étaient reprochés aux deux policiers genevois et la simplicité de l’enquête à mener, la Cour a estimé que la durée totale de la procédure nationale, durée de six ans et quatre mois, était trop longue. La Cour a également considéré que les explications helvétiques sur la fracture de la clavicule subie par Kalifa Dembele et sur fait que le bâton d’un des policiers se soit cassé pendant l’intervention ont été insuffisantes.

L’opinion dissidente de la juge Keller

Pour Helen Keller, la juge représentant la Suisse à la CrEDH, «le caractère sans précédent» de la condamnation suisse aurait justifié un examen plus prudent de l’affaire. Sur le plan matériel, elle soutient qu’il n’y a pas assez d’indices ou de preuves pour établir que le requérant a été traité d’une manière inhumaine ou dégradante (battu, insulté etc.). Elle juge par ailleurs l’utilisation de la violence par le policier justifiée et proportionnée, étant donné que les policiers ne pouvaient pas savoir si le requérant était armé et qu’ils se trouvaient sur un site réputé pour être une plaque tournante du trafic de stupéfiants où il n’est pas rare que des armes soient saisies.

Sur le plan procédural, elle met en avant le fait que le Tribunal fédéral s’est référé directement à une disposition de la Convention et à la jurisprudence de la Cour afin de motiver sa décision de renvoyer l’affaire Dembele au Procureur général genevois pour qu’il enquête de façon plus approfondie sur les violences alléguées par le Burkinabé en regard de l’article 3 CEDH. Ce faisant, la Suisse s’était, selon elle, exemplairement concordée à la Déclaration de Brighton du 20 avril 2012 et la Cour aurait dû en tenir compte. La Déclaration précise en effet que les «Etats parties et la Cour partagent la responsabilité de la mise en œuvre effective de la Convention, sur la base du principe fondamental de subsidiarité.»

Historique des faits

Le 2 mai 2005, Kalifa Dembele fut approché par deux gendarmes qui lui demandèrent de présenter ses papiers. D’après lui, ces derniers l’auraient ensuite frappé et auraient proféré des injures racistes à son encontre avant de le plaquer brutalement au sol pour l’immobiliser. Il aurait alors mordu l’un d’entre eux pour lui faire lâcher prise. Plus tard, un constat médical établit que Kalifa Dembele souffrait d’une fracture distale de la clavicule droite, qui lui valut un arrêt de travail d’une période de 21 jours.

La version des policiers est divergente, puisque d’après eux Kalifa Dembele aurait refusé de présenter ses papiers d’identité. Face à cette résistance, l’un des gendarmes aurait fait plusieurs tentatives pour l’emmener au véhicule de police, au cours desquelles la matraque de l’un d’entre eux se serait brisée.

Reste qu’en mai 2005, il porta plainte contre les deux gendarmes pour mauvais traitements. Une première enquête à l’encontre des gendarmes par les autorités judiciaires fut classée sans suite. En novembre 2008, le Tribunal fédéral ordonna l’ouverture d’une nouvelle enquête, considérant que la première n’avait pas été menée conformément aux standards de la CEDH. En novembre 2010, l’affaire fut de nouveau classée sans suite par le Procureur général. Cette décision fut confirmée en février 2011 par la Chambre d’accusation. En septembre 2011, le Tribunal fédéral rejeta le recours de Kalifa Dembele.

COMMENTAIRE DE HUMANRIGHTS.CH

Avec cet arrêt historique pour la Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme lui a envoyé un signal clair et sans équivoque. Les soupçons de violence policière doivent être soumis à une enquête rapide, sérieuse et indépendante. Autre message: la Suisse doit faire en sorte d’éviter le profilage racial, un phénomène considéré comme particulièrement présent sur sol helvétique. Il ne faut plus que les personnes à la peau foncée ou issues des minorités soient automatiquement classées dans la catégorie «danger» et soient ainsi particulièrement soumises au risque de subir des traitements policiers plus musclés que les autres. Par ailleurs, plusieurs personnes et de nombreuses organisations, dont humanrights.ch, se plaignent régulièrement que des contrôles d’identité injustifiés et doublés de violence physique et/ou verbale restent impunis. Diverses organisations internationales ont déjà demandé à la Suisse de remédier à cette situation.

Dans ce cas concret, on peut se demander, suivant ce qu’indique la juge Keller dans son opinion dissidente, si la Suisse n’a pas été jugée sévèrement en comparaison avec d’autres pays. Le Tribunal fédéral semble avoir fait son travail en renvoyant sa copie au Procureur genevois lors du premier recours de Kalifa Dembele. Dans le second recours, il a vérifié que le traitement du dossier était aussi fait à la lumière de l’article 3 CEDH avant de classer l’affaire.

Reste que cet arrêt est capitale pour tous ceux – et ils sont nombreux – qui ont voulu un jour recourir contre une violence policière et se sont trouvés confrontés à une contre-plainte automatique de la police. S’ouvre alors généralement un processus long et semé d’embuches, que la plupart des gens n’ont pas ni les moyens économiques ni les compétences juridiques pour traverser avec succès.. Pour les institutions, c’est aussi l’occasion de prendre des mesures contre l'impunité policière qui perdure indéniablement en Suisse, surtout lorsque les victimes ont la peau sombre et appartiennent à des minorités.

Sources

Informations supplémentaires