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Le Tribunal fédéral tranche à nouveau contre l’établissement systématique de profils ADN par les forces de police

06.10.2015

Le 10 décembre 2014, le Tribunal fédéral (TF) a jugé que les pratiques de la police bernoise en matière de prélèvements d'ADN ne sont pas conformes à la loi. Ce faisant, il a rendu un important arrêt de principe qui concerne toutes les polices de Suisse et repose le cadre de la pratique délicate des prélèvements d’échantillons et de l'analyse de l’ADN dans le cadre policier. 

Reste à voir si cet arrêt aura les conséquences attendues. Une autre affaire jugée par le TF fin août 2015 montre en effet que les autorités bernoises n’ont à l’évidence pas encore changé leur pratique en matière de prélèvement ADN et d’établissement de profils ADN. 

Les faits de l’arrêt de 2014

L’arrêt du TF du 10 décembre 2014 traitait de l’arrestation de quatre activistes qui ont protesté contre l’intervention de Mario Gattiker, chef de l’Office fédéral des migrations (ODM), au Symposium suisse sur l’asile en février 2013. Les activistes ont forcé l’entrée de la conférence et ont déposé du fumier sur une table.

À la suite de cette action, les activistes ont été arrêtés, soumis à un contrôle d’identité sur place, puis menotté-e-s et amené-e-s au poste de police pour des fouilles corporelles. Lors des auditions, les quatre activistes ont refusé de parler et se sont opposé-e-s à la saisie signalétique et au prélèvement d’ADN. Sur la base de l’affirmation que les détenu-e-s étaient susceptibles d’avoir commis ou de commettre à l’avenir d’autres délits d’une certaine gravité, la police a obtenu une autorisation orale de la part du Ministère public pour procéder à des mesures de contrainte. Après le prélèvement d’ADN par un frottis de la muqueuse jugale, la police a établi un profil ADN. Les activistes ont fait opposition mais ont perdu devant le Tribunal régional de Berne-Mittelland, ainsi que devant la Cour suprême du Canton de Berne. Seule l’une d’entre eux est allée jusqu’au TF, qui lui a maintenant donné raison.

Qu’est-ce qu’un profil ADN?

Le profil ADN est comme une emprunte génétique et comporte plusieurs informations sur une personne. Il est établi par les autorités d’enquête sur la base d’un échantillon puis enregistré dans le système d’information de la Confédération, CODIS, qui tient lieu de registre national. Les autorités d’enquête peuvent alors comparer un profil avec d’autres inscrits dans le registre. Cette comparaison peut notamment permettre l’identification d’auteur-e-s d’infractions. Créé en 2000, le registre national comptait alors d'après le magazine Plaidoyer 1854 profils inscrits contre 169'317 en 2014. Une courbe exponentielle qui montre l’évolution des pratiques policières, qui préfèrent aujourd’hui largement les tests ADN aux empreintes digitales.

Lorsqu’un profil ADN est enregistré dans le registre national, il sera ensuite systématiquement comparé avec celui ou ceux retrouvés sur les lieux de délits/infractions. L’objectif étant toujours d’en identifier le ou les auteur-e-s. À l’inverse du simple prélèvement d’ADN, l’inscription d’un profil dans le registre national empiète de façon substantielle au droit à l’autodétermination informationnelle. L’établissement de chaque profil ADN constitue de fait une atteinte au droit à la protection de la sphère privée (art. 13 al. 2 Cst.). C’est pourquoi la Loi fédérale sur l'utilisation de profils d'ADN distingue le prélèvement d’ADN de l’établissement d’un profil ADN et réglemente précisément les conditions d’inscription d’un profil dans le registre national (art. 11 Loi sur les profils ADN).

La systématisation est illégale

Dans son arrêt du 10 décembre 2014, la dernière instance critique les pratiques de la police et du Ministère public bernois sur plusieurs aspects.

Les conditions pour un prélèvement d’ADN n’étaient pas réunies, du fait que l’identité des activistes était établie, que le délit commis était d’ordre mineur et qu’il n’existait pas de soupçons suffisants que les détenu-e-s commettent d’autres délits d’une certaine gravité. Le prélèvement routinier d’ADN équivaudrait à un stockage de données excessif.

De plus, les conditions pour une ordonnance orale des mesures de contrainte n’étaient pas justifiées, selon le Tribunal fédéral, du fait qu’il n’y avait pas d’urgence. Enfin, la pratique de la police bernoise d’établir automatiquement des profils ADN après le prélèvement est contraire au droit fédéral. En effet, cela n’entre pas dans les compétences de la police, mais doit être ordonné, après examen au cas par cas, par le Ministère public ou par un tribunal.

Berne à nouveau épinglée

En 2014, humanrights.ch, comme les Juristes démocrates bernois (djb) avaient salué cet arrêt important du point de vue des droits fondamentaux et du respect de l’État de droit, car il mettait un frein à la saisie de données excessive. 

L’histoire ne s’arrête pourtant pas là. En effet, le 20 août 2015, la police et le Ministère public bernois se sont à nouveau fait reprendre par le Tribunal fédéral pour leur pratique en matière de prélèvement ADN et d’établissement de profils ADN. Il s’agit cette fois d’un homme de 18 ans au moment des faits, survenus en 2014. Il avait alors insulté des policiers à la caisse d’une station service. À la suite de cela, il avait été convoqué au poste et son ADN avait été prélevé par les forces de l’ordre afin de l’inscrire dans le registre national, avec l’autoristation du Ministère public. Le jeune homme avait alors fait recours et obtenu gain de cause devant le Tribunal cantonal. La police et le ministère public bernois ont ensuite fait recours jusqu’au Tribunal fédéral, qui leur a donné tort le 20 août 2015 et exigé le retrait de l’ADN du jeune homme de la base de donnée nationale. Rappelant des similarités entre cette affaire et celle de 2014, le TF a répété que le fichage ADN systèmatique n’est pas acceptable. Le prélévement ADN ainsi que l’enregistrement d’un profil ADN constituent des atteintes aux droits fondamentaux, (notamment aux articles 10 al. 2 et 13 al. 2 Cst., ainsi qu’à l’article 8 CEDH) et doivent donc faire l’objet d’un examen au cas par cas. Examen qui aurait dû, dans le cas présent, prendre en outre en compte le jeune âge de la personne concernée et les conséquences qu’un fichage aurait pu avoir sur son avenir.

À quand un vrai changement de pratique?

Le TF se montre cohérent dans sa jurisprudence sur cette question. Reste aux autorités bernoises à changer concrétement ses pratiques. Humanrights.ch le demandait déjà en 2014 et d’autant plus aujourd’hui que l’on est forcé de constater qu’aucun progrès suffisant ne semble avoir été réalisé en ce sens. Bien qu’une directive entrée en vigeur le 20 avril 2015 définit désormais que seul le Ministère public est compétent pour ordonner l’établissement d’un profil ADN, une intervention de Christoph Scheurer dans le Bund donne à penser que la route est encore longue. Interrogé par le journaliste, ce porte-parole du Ministère public bernois a assuré que les autorités ont tiré les leçons des arrêts lausannois. Cela se traduit d’après lui par une directive interne avec une liste de délits entraînant régulièrement la création d’un profil ADN. Le seul motif pour y renoncer serait de pouvoir exclure la possibilité que la personne concernée soit, ait été ou soit à l’avenir impliquée dans une autre affaire. Autant dire que la pratique bernoise reste dramatiquement loin de l’analyse au cas par cas et de la retenue exigées par les juges de Mont-Repos.

Et en Suisse romande?

Bien que Berne soit pour l’instant seule à s’être faite épinglée par le TF, il n’y a pas que là que des changements sont attendus et nécessaires. À Genève, jusqu’à fin juin 2015 encore, une directive du Ministère public prévoyait un prélèvement automatique de frottis de la muqueuse, ainsi qu’une analyse pour l’établissement d’un profil ADN d’un prévenu dans le cadre d’une procédure pénale. Un ordre général était par ailleurs en vigueur depuis fin 2010, permettant aux forces de l’ordre ayant effectué un prélèvement non invasif de faire consécutivement établir le profil ADN. Pour respecter les principes de l’arrêt du 10 décembre 2014, cet ordre général a selon toute vraisemblance été récemment abrogé. Un procureur doit désormais prendre la décision d’établir un profil ADN dans chaque cas individuel. Ce changement étant extrêmement récent, l’on ne sait cependant pas à ce jour si les pratiques ont réellement évolué. D’après Plaidoyer, l’information ne serait visiblement pas parvenue partout. Dans les cantons de Vaud et de Fribourg aussi, les choses sont en train de changer au profit du cas par cas et les différentes polices se voient destituées des procurations générales qui leur permettaient jusqu’à maintenant d’élire automatiquement un profil après un prélèvement. S’il n’est pas resté lettre morte, l’arrêt du TF fait cependant lentement son chemin, puisque plus de six mois après, l’adaptation des pratiques est toujours en cours.

Sources