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Initiative sur le renvoi: il y aura une clause de rigueur

16.03.2015

Alors qu'il avait décidé en mars 2014 de suivre de près l'initiative de mise-en-oeuvre de l'UDC, le Conseil national a désormais fait machine arrière. Il a décidé le 11 mars 2015 d'adopter l'option du conseil des Etats pour une application de l'initiative sur le renvoi respectueuse de la Constitution fédérale et du respect de la proportionnalité.

Il s'agit de retenir le texte constitutionnel adopté par le peuple en juin 2010, mais en y ajoutant une clause de rigueur permettant au juge de renoncer à une expulsion «dans une situation exceptionnelle grave ou lorsque l’intérêt public ne l’emporte pas sur l’intérêt de l’étranger à rester en Suisse». L'objectif de cet ajout est de tenir compte de la situation particulière des secondos né-e-s et ayant grandi en Suisse. Mais aussi d’éviter un automatisme complet, incompatible avec un État de droit. Nombre d'ONG salue cette décision au profit des droits humains, notamment la campagne «Facteur de protection D - Les droits humains nous protègent», qui la qualifie de «courageuse et indispensable». Encore faut-il ajouter que la clause de rigueur est formulée de manière très restrictive et que le projet d’application amènera, dans sa mise en œuvre, à une praxis extrêmement plus rigoureuse.

Le Conseil des Etats a traité l'objet le 16 mars 2015 et balayé les divergences avec le National. La mise-en-oeuvre de l'initiative de l'UDC n'est cependant pas définitivement réglée. L'UDC a en effet d'ores et déjà lancé l'initiative de mise en oeuvre, qui passera en votation populaire le 28 février 2016 (voir notre article sur l'initative et les graves dangers qu'elle présente). 

    Non à l'intimidation

    C'est la Commission des institutions politiques du Conseil des Etats (CIP-E) qui a la première mis un coup de pied dans la fourmilière en refusant de mettre en œuvre à la lettre l’initiative sur le renvoi des étrangers criminels. Elle avait alors décidé de ne pas céder à la pression de l’initiative de mise-en-œuvre de l’UDC. Afin de pousser les parlementaires à appliquer à la lettre son initiative sur le renvoi, l'UDC a en effet rapidement brandie la menace d'une seconde initiative, dite de mise-en-oeuvre. Pour la présidente de la CIP-E, Verena Diener (PVL/ZH) «la déviation historique qui est en train de se produire en matière de droits démocratiques menace le fonctionnement du système politique». En effet, l’instrumentalisation de l'initiative de mise en œuvre viole le principe de la séparation des pouvoirs, car le parlement doit pouvoir élaborer une loi d’application sans menace d’une seconde initiative. Les initiant-e-s devraient attendre le résultat du débat parlementaire et, le cas échéant, lancer un référendum contre la loi d’application. Pour cette raison, 6 des 7 voix de la CIP-E voulaient même déclarer nul le texte de l’initiative de mise en œuvre.

    Le 10 décembre 2014, Journée des droits de l'homme, le Conseil des Etats avait suivi la proposition de sa Commission des institutions politiques (CIP-E) et décidé à son tour de ne pas se laisser effrayer par le parti nationaliste et d'assumer son rôle de garant de la Constitution. Le 11 mars 2015, le conseil National a pris le train et marche et évité de justesse un grave court-circuit de la démocratie.

    Pas de court-circuit de la démocratie

    Afin d'éviter que l'UDC ne lance son initiative de mise-en-oeuvre en année électorale, le National avait accepté le 20 mars 2014 de la reprendre d'ores-et-déjà en grande partie. Ce faisant, il désavouait le Conseil fédéral, qui avait élaboré un compromis concernant les mesures de l’initiative violant le droit international des droits humains. Encore plus frappant: en acceptant cet objet, le National aurait délibérément accepté une norme qui met à mal le principe d'Etat de droit en Suisse et laisse au Tribunal fédéral la responsabilité de s'arranger avec l'application du droit supérieur.

    «Facteur de protection D – Les droits humains nous protègent», qui comprend une cinquantaine d'organisations, salue  le changement de cap de la chambre basse. Elle rappelle: «Faire de l’initiative de mise en œuvre une loi sans que le peuple ait voté, tel que cela avait été décidé au National en 2014, aurait équivalu à donner aux initiant-e-s un pouvoir au-dessus de celui du parlement et de celui des votant-e-s. Si l’initiative de mise-en-œuvre doit être inscrite dans la Constitution puis dans la loi, il faut que cela respecte le processus démocratique. Il reviendra alors au peuple et au parlement de prendre position de façon précise et explicite sur la proposition d’évacuer totalement le principe de proportionnalité des renvois et de mettre ainsi de facto la Convention européenne des droits de l’homme hors jeu.»

    Le groupe de travail «dialogue CEDH» de la plateforme droits humains des ONG avait par ailleurs  transmis le 13 mars 2014 à tous les parlementaires un argumentaires mettant au clair les conséquences catastrophiques d'une application à la lettre de l'initiative «Pour le renvoi des étrangers criminels». 

    COMMENTAIRE DE HUMANRIGHTS.CH

    Ce qui, à première vue, peut apparaître comme extrêmement fidèle à la Constitution, constitue en réalité une violation de celle-ci. Le Tribunal fédéral avait déjà clairement affirmé à l’automne 2012, que le législateur devait interpréter la disposition constitutionnelle introduite par l’initiative sur le renvoi de telle manière, qu’elle respecte l’unité de la Constitution, notamment les principes de l’Etat de droit (art. 5 Cst.).

    Si le législateur avait opté pour une variante qui prévoit l’expulsion automatique sans exception et sans considération aucune de la situation personnelle de l'étranger condamné, il aurait violé le principe de proportionnalité et le droit à un examen individuel du cas d’espèce ainsi que le droit au respect de la vie familiale (art. 8 CEDH).

    L’on sait aujourd’hui qu’à l’origine de la première décision du National se trouvait un calcul tactique. Il s’agissait surtout d’éviter que le peuple ne vote sur l’initiative de mise en œuvre de l’UDC en période d'élections fédérales en 2015. Si le Conseil des États avait opéré le même calcul, cela aurait été la première fois que le Parlement aurait inséré consciemment dans une loi des dispositions clairement contraires aux droits fondamentaux et serait ainsi entré en confrontation ouverte avec la Cour européenne des droits de l’homme.

    Cela aurait mis également le Tribunal fédéral face à un choix cornélien: faire fi de sa doctrine qui place la Convention au-dessus des lois fédérales ou devenir le bouc émissaire de la nation. Les deux sont inadmissibles. Alors que humanrights.ch a demandé depuis longtemps déjà au Parlement e cesser de jouer avec le feu, il est également satisfait de cet important changement de cap. Un développement dangereux a été évité de justesse tout en préservant la volonté populaire.

    Dans tous les cas, le projet d’application tient compte seulement de manière minimale de la défense des droits humains et autorise, sous certaines conditions, une appréciation du principe de proportionnalité. La prise en considération de la défense des droits fondamentaux et du principe de proportionnalité se voit souvent dénoncée par les initiant-e-s de l’initiative sur le renvoi comme un «Mépris de la volonté populaire». Ici on oublie quand même que leur prise en compte témoigne, bien au contraire, directement du respect à l’égard de l’autorité souveraine, car ces valeurs sont partie intégrante de la Constitution approuvée par le peuple et par les cantons. De toute façon, l’initiative sur le renvoi aura des conséquences. D’ores et déjà on assiste toujours plus souvent à des cas de familles déchirées à cause des renvois.

    Situation initiale

    Le Conseil fédéral avait adopté fin juin 2013 le message pour l’application de l’initiative sur le «renvoi des criminels étrangers». Des deux variantes mises en consultation, le gouvernement avait opté pour la moins mauvaise: cette «voie médiane» évite un automatisme strict des expulsions, tient compte du principe de proportionnalité et doit en grande partie respecter les droits humains.

    Bien que Vaud, Genève, le Jura, Fribourg et Neuchâtel aient joué la carte du double non, l’initiative de l’UDC avait remporté 53 % de oui sur l’ensemble du territoire suisse en 2010. Le contre-projet n’avait pour sa part pas trouvé son public, puisqu’il avait été rejeté par 1.4 million des votants (54.2 %) et tous les cantons. Après plusieurs mois de travaux, le Conseil fédéral avait, en mai 2012, mis en consultation deux variantes d’application de l’initiative. Il revient désormais au Conseil des États et au Conseil national de se prononcer sur le message du Conseil fédéral.

    Ce qu’exige l’initiative

    Trois nouveaux paragraphes se sont ajoutés à l’article 121 de la Constitution fédérale. Ils prévoient que tout étranger-ère soit renvoyé-e dans son pays d’origine en cas de condamnation pour certaines infractions pénales préétablies, ceci sans considération pour le statut, la durée de séjour et le degré d’intégration de la personne concernée. Les infractions pénales en cause sont le meurtre, le viol ou tout autre délit sexuel grave, les actes de violence d'une autre nature (brigandage par exemple), la traite d'êtres humains, le trafic de drogue, l’effraction, ainsi que la perception abusive de prestations des assurances sociales ou de l'aide sociale.

    Difficultés d’application

    La mise en œuvre de l’initiative implique plusieurs modifications légales qui amènent de nombreuses difficultés. Sur le plan des droits humains, l’automatisme du renvoi est en effet incompatible avec certains accords et conventions internationaux ratifiés par la Suisse et contredit également la Constitution fédérale. C’est la raison pour laquelle, juste après la votation de 2010, plusieurs acteurs, dont humanrights.ch, ont recommandé l’adoption d’une solution juridique qui tienne compte au cas par cas des principes de proportionnalité et de non-refoulement, ainsi que le droit au respect de la vie familiale.

    Deux variantes mises en consultation par le Conseil fédéral

    Une soft…

    Dans sa volonté de ménager la chèvre et le chou dans cette histoire délicate, le Conseil fédéral avait mis deux variantes en consultation en mai 2012. Dans la variante 1, dite soft, le juge prononcera en principe l’expulsion pour tout délit de la liste qui comprend, outre les infractions explicitement mentionnées dans la Constitution, des délits sexuels et actes de violence graves, ainsi que des infractions contre le patrimoine. Ce principe respecte l’automatisme prévu par l’initiative.

    Pour respecter au maximum les droits fondamentaux la variante dite soft prévoit deux garde-fous. Premièrement, pour prononcer l’expulsion il faut en principe qu’une peine de plus de six mois ait été prononcée. Ce principe empêche une expulsion automatique lorsqu’un étranger n’a commis qu’une infraction mineure; en revanche ce principe ne s’applique pas aux délinquants itinérants et aux récidivistes, qui quant à eux pourront être expulsés pour cinq ans même s'ils n'ont été condamnés qu’à une peine légère. Deuxièmement, l’expulsion ne sera pas possible si elle entraîne une violation grave des droits de l’homme garantis par le droit international.

    …l'autre dure

    Plus proche de la volonté des initiants, la variante 2 prévoit que l'expulsion automatique s'appliquera sans exception, même pour des délits de moindre gravité, et sans considération aucune de la situation personnelle de l'étrange-è-re condamné-e. Elle ajoute aux infractions graves prévues par l'article constitutionnel, dans le domaine des actes de violence notamment, des crimes et des délits de moindre gravité, comme les lésions corporelles simples. Selon cette variante, le juge devra en outre toujours prononcer l'expulsion, indépendamment de la peine effectivement prononcée. Conséquence: l'expulsion s'appliquera même aux personnes étrangères qui n'auront commis qu'une infraction mineure ou dans les cas où le tribunal renonce à statuer sur une peine. Ces derniers éléments sont particulièrement inquiétants du point de vue des droits humains.

    La «voie médiane»

    La grande majorité des participant-e-s à la consultation se sont exprimé-e-s en faveur de la variante 1 dite "soft". «Bon nombre ne la soutiennent toutefois qu'à contrecœur, considérant que la variante 2 ne constitue pas une alternative crédible» a nuancé le Conseil fédéral le 26 juin 2013 lors de la publication du message. Compte tenu du résultat, le gouvernement s’est donc largement appuyé sur cette variante soft pour proposer une solution.

    Par rapport à la variante 1, le Conseil fédéral a complété, entre autres, la liste des infractions sur plusieurs points touchant aux domaines des contributions de droit public. Par ailleurs, le gouvernement indique désormais de manière explicite dans son message que «la législation d’exécution doit respecter les garanties des droits de l’homme inscrites dans le droit international.» Mais, il affirme aussi: «au demeurant, le projet prévoit que les nouvelles normes constitutionnelles priment les dispositions contraires du droit international.» Il conclue donc que «la solution retenue au final recèle un potentiel de conflit avec la CEDH, le Pacte II de l’ONU, la Convention relative aux droits de l’enfant, l’ALCP et la Convention AELE.»

    L’UDC fait pression

    Les réactions concernant ce «compromis entre, d’une part, l’expulsion automatique visée et, d’autre part, les dispositions constitutionnelles et le droit international en vigueur» ont confirmé certaines craintes quant à l’attitude de l’UDC. Plutôt que d’apporter des solutions constructives à ce problème de mise en oeuvre, le parti agrarien a profité de la situation pour appeler à dénoncer plusieurs traités internationaux très importants.

    Les initiants ont annoncé, après la publication du message, qu’ils s’en tiendraient à leur «initiative de mise en œuvre». Comme l’UDC estime qu’une application de l’initiative respectueuse des droits humains va à l’encontre de la volonté du peuple, elle avait lancé une deuxième initiative dite de mise en œuvre et l’avait déposée fin décembre 2012. Le Département de justice et police remettra au Conseil fédéral d’ici à la fin de l’année un message sur cette initiative populaire "pour le renvoi effectif des étrangers criminels". La votation pourrait avoir lieu entre l’été 2015 et le printemps 2016.

    COMMENTAIRE DE HUMANRIGHTS.CH

    Du point de vue des droits humains, le compromis proposé par le Conseil fédéral ne saurait être totalement compatible avec les obligations internationales de la Suisse, comme le gouvernement l’indique d’ailleurs lui-même dans son message. Cette solution ne permet d’éviter ni une violation du principe de proportionnalité, ni une condamnation de la Suisse par la Cour européenne des droits de l’homme.

    La solution proposée aujourd’hui par le gouvernement est, malgré tout, préférable à celle de l'UDC. Elle tient compte, autant que possible, de la protection internationale des droits humains (comme le principe de non-refoulement) et, en partie, du respect de la proportionnalité. Ce n’est pas par hasard si le Conseil fédéral la préfère également.

    Tenir compte des droits fondamentaux et du principe de proportionnalité dans la mise en œuvre de l’initiative «contrevient à la volonté populaire», ont réagi les initiants. Mais, en affirmant cela, ces derniers oublient que la prise en considération de ces valeurs dénote, au contraire, un respect du peuple souverain – puisque ces valeurs font partie de la Constitution justement adoptée par le peuple et les cantons.

    Reste que cette initiative sur le renvoi des criminels étrangers aura, d’une manière ou d’une autre, des conséquences. On doit s’attendre à ce que des décisions de renvoi déchirent des familles parce que celles-ci n’auront pas suffisamment de ressources pour faire recours. Il n’est pas certain non plus que «cet automatisme modéré» puisse bien s’adapter au cas particulier.

    Sources

    Sur le message du Conseil fédéral

    Sur la mise en consultation (variantes 1 et 2)

    Sur la votation du 28 novembre 2010

    Information complémentaire