11.11.2022
Le droit migratoire pose un certain nombre de critères en matière d’autonomie financière. Ainsi, les personnes désirant faire une demande de regroupement familial ne doivent pas percevoir d’aide sociale ou de prestations complémentaires à l’assurance invalidité. Une exigence relativement similaire existe également en matière de naturalisation, pour l’obtention d’un permis et pour son renouvellement. Ces dispositions violent l'interdiction de la discrimination et les engagements internationaux de la Suisse en matière de protection des droits des personnes en situation de handicap.
Contribution de la Law Clinic de l’Université de Genève (Diana Neves, Leila Guled, Ingabire Barampama)
Le droit au respect de la vie privée et familiale n’est pas garanti pour les personnes étrangères et en situation de handicap en Suisse. Les autorités migratoires accordent une importance primordiale au critère de la participation à la vie économique, particulièrement difficile à remplir pour ces personnes, du fait de l’interprétation stricte qu’en font les autorités compétentes.
Cette situation est problématique au regard de l’interdiction de discrimination des personnes en situation de handicap ancrée dans la Constitution (art. 8 al. 1 Cst.), la CEDH (art. 8 CEDH) et la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (art. 5 CDPH). Ainsi, une réelle prise en considération de la situation de handicap dans l'analyse de l'exigence d'indépendance financière est nécessaire.
Regroupement familial: des règles toujours plus strictes
Une personne étrangère ne pouvant bénéficier ni des accords entre la Confédération suisse et la Communauté européenne sur la libre circulation des personnes (ALCP), ni de la Convention instituant l’Association européenne de libre-échange (AELE) mais désirant faire venir un·e·x membre de sa famille en Suisse en vertu du regroupement familial doit remplir plusieurs exigences inscrites dans la Loi sur les étrangers et l’intégration (art. 43 ss et 85 al. 7 LEI). La personne doit disposer de moyens financiers suffisants pour subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux des membres de sa famille qu’elle souhaite faire venir, et ne doit donc pas percevoir de prestations complémentaires de l’assurance vieillesse et survivants (AVS) ou l’assurance invalidité (AI) (art. 43 al. 1 let. e, 44 al. 1 let. d, 85 al. 7 let. e LEI) ni de l’aide sociale (art. 43 al. 1 let. c, 44 al. 1 let. c, 85 al. 7 let. c LEI).
Alors que la non-perception de l’aide sociale était déjà une condition pour se voir accorder une demande de regroupement familial, ce critère s’est étendu depuis le 1er janvier 2019 à la perception de prestations complémentaires AVS ou AI. Cette modification légale fait suite à une initiative parlementaire ayant remis en question la jurisprudence du Tribunal fédéral, notamment un arrêt (arrêt du TF 2C_448/2007) dans lequel les juges distinguaient les prestations complémentaires de l’aide sociale et estimaient que la perception de ces dernières ne devait pas empêcher un regroupement familial.
La condition de non-recours aux prestations complémentaires: une discrimination indirecte
Bien que la Cour européenne des droits de l’homme rappelle qu’il n’y a pas de droit absolu au regroupement familial et que celui-ci peut être soumis à des conditions, les dispositions inscrites dans la loi suisse entravent le droit au respect de la vie familiale et privée garanti par la Constitution fédérale (art. 14 Cst.) et la CEDH (art. 8 par. 1 CEDH).
Dès l’entrée en vigueur de la nouvelle législation suisse, le point de vue du Tribunal fédéral sur l’appréciation des prestations complémentaires a sensiblement changé: bien que la Haute Cour reconnaisse que les régimes d’aide sociale et de prestations complémentaires ne sont pas totalement comparables, son argumentation repose sur le fait que les deux imposent une charge pour les finances publiques. Or cette vision du régime des prestations complémentaires constitue une discrimination indirecte. En effet, l’accès au marché du travail est bien plus difficile pour les personnes en situation de handicap en raison des diverses barrières qu’elles rencontrent. Ces difficultés peuvent, entre autres, être démontrées par le taux deux fois plus élevé de personnes en situation de handicap qui n’exercent pas d’activité lucrative. Pour un certain nombre d’entre elles, la rente AI se trouve être une des seules sources de revenus disponibles. Pour la moitié des rentier·ère·x·s AI, cette rente ne suffit pas pour vivre décemment et les personnes doivent également percevoir des prestations complémentaires pour pouvoir subvenir à leurs besoins. Ces deux sources de revenus sont donc une nécessité pour les personnes concernées. L’exigence d’indépendance financière ainsi que la rigidité de son évaluation affectent ainsi plus durement ce groupe de personnes que le reste de la population.
L’interdiction de la discrimination est garantie par l’art. 8 Cst., l’art. 14 CEDH et l’art. 5 CDPH. Selon les juges de Mon-Repos, une discrimination est indirecte lorsqu’une réglementation, qui ne désavantage pas directement un groupe déterminé, défavorise tout particulièrement par ses effets et sans justification objective les personnes appartenant à ce groupe (ATF 138 I 205, consid. 5.5; ATF 126 II 377, consid. 6c; ATF 124 II 409, consid. 7). Pour déterminer si une loi ou une pratique constitue une discrimination indirecte, il faut donc analyser ses effets concrets plutôt que son contenu. Au vu des conséquences sur les droits des personnes concernées, les motifs sur lesquels se fondent la Haute Cour pour effectuer son changement drastique d’appréciation du régime des prestations complémentaires semblent insuffisants pour justifier l’inégalité de traitement.
Le non-recours à l’aide sociale également discriminatoire
La condition de la non-perception de l’aide sociale constitue également un facteur de discrimination envers les personnes en situation de handicap. Les conditions d’octroi des prestations de l’AI étant restrictives, des personnes en situation de handicap qui pourraient prétendre à une rente sur le plan médical n’y ont toutefois souvent pas accès. Il est par exemple nécessaire d’avoir cotisé pendant au moins trois ans avant la survenance d’une incapacité de travail pour pouvoir bénéficier d’une rente AI (art. 36 LAI); aussi, une personne arrivant en Suisse avec un handicap préexistant ne pourra pas percevoir ces prestations et n’aura donc pas d'autre choix que de faire une demande d’aide sociale pour pouvoir subvenir à ses besoins. En tenant seulement compte de la perception de prestations d’aide sociale sans requérir d’examen poussé prenant en compte l’ensemble des circonstances, la législation est discriminatoire à l’égard des personnes en situation de handicap.
Dans le cadre d’une communication individuelle adressée au Danemark, le Comité des droits des personnes handicapées s’est penché sur la question des exigences en matière d’indépendance financière dans le cadre d’un regroupement familial. Un homme en situation de handicap avait déposé une demande de regroupement familial pour sa conjointe qui avait été refusée pour motif qu’il percevait des aides sociales. Le Comité a constaté que les autorités danoises rejetaient la demande en se fondant sur des critères qui étaient indirectement discriminatoires dès lors qu’ils avaient un effet disproportionné à l’égard des personnes en situation de handicap, ce qui compromettait, voire réduisait à néant l’exercice et la jouissance par le couple de leur droit à la vie familiale. L’organe onusien a recommandé à l’État danois de veiller à l’élimination, dans sa loi nationale, «des obstacles qui se posent à l’exercice par les personnes handicapées du droit à la vie de famille dans des conditions d’égalité avec les autres» (CRPD/C/20/D/39/2017, par. 9 let. b). Pour se conformer aux garanties internationales des droits humains, la Suisse doit ainsi lever ces obstacles pour les personnes en situation de handicap.
Le Tribunal fédéral met des limites face au durcissement des critères d’intégration
En 2019, une modification de la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) a encore durci le recours à l’aide sociale: alors qu’auparavant, le permis de séjour ou d'établissement d'une personne qui touchait l'aide sociale pouvait être révoqué si elle vivait en Suisse depuis moins de 15 ans, ce délai a été supprimé (art. 63 al. 1 let. c LEI). Désormais, toute personne bénéficiaire de l’AI et qui ne remplit pas les critères d'intégration inscrits dans la LEI (art. 58a) peut perdre son titre de séjour.
Bien que dans le cadre de l’analyse des critères d’intégrations en vue de l’obtention ou du renouvellement d’un titre de séjour en Suisse, il soit expressément demandé aux autorités de prendre en compte de manière appropriée «la situation des personnes qui, du fait d’un handicap ou d’une maladie ou pour d’autres raisons personnelles majeures, ne remplissent pas ou remplissent difficilement les critères d’intégration» (art. 58a al. 2 LEI), ces derniers restent difficiles à remplir pour les personnes vulnérables du fait d’un handicap. L'un des critères analysés est la participation à la vie économique ou l’acquisition d’une formation (art. 58a let. d LEI; art. 12 al. 1 let. d LN). Selon de l’Ordonnance relative à l’admission, au séjour et à l’exercice d’une activité lucrative (art. 77e al. 1 OASA) ainsi que l’Ordonnance sur la nationalité suisse (art. 7 al. 1 OLN), «une personne participe à la vie économique lorsque son revenu, sa fortune ou des prestations de tiers auxquelles elle a droit lui permettent de couvrir le coût de la vie et de s’acquitter de son obligation d’entretien». La législation rappelle que l’autorité devant évaluer les critères d’intégration peut y déroger lorsque la personne étrangère ne peut pas les remplir ou difficilement «en raison d’un handicap physique, mental ou psychique» (art. 77f let. a OASA).
Dans un arrêt de principe rendu en 2008 par le Tribunal fédéral, les juges ont considéré que le critère d'indépendance financière d'une femme en situation de handicap qui avait déposé une demande de naturalisation était discriminatoire. Le conseil municipal de A., commune du canton de Zurich, avait refusé la demande de naturalisation de la recourante au motif qu’elle percevait l’aide sociale. La requérante, qui présentait un trouble psychique, poursuivait une formation et travaillait dans un atelier protégé. La Haute Cour a reconnu que les personnes en situation de handicap psychiques ou physiques sont particulièrement désavantagées et traitées de manière inégale par l’exigence d’une indépendance économique. Cette discrimination ne pouvait être justifiée par aucun motif prépondérant, l’intérêt public de garder les finances étatiques saines ne prévalant pas sur l’intérêt de la requérante à accéder à la naturalisation.
Une application encore hétérogène malgré des perspectives d’amélioration
Certains cantons tiennent néanmoins compte des obstacles que rencontrent les personnes étrangères en situation de handicap. Dans le canton de Genève, un regroupement familial a par exemple été admis pour l’épouse d’une personne dépendante de l’aide sociale en raison de son handicap. L’Office cantonal genevois de la population et des migrations (OCPM) avait refusé la demande de regroupement familial, motif pris que l’époux était dépendant de l’aide sociale, mais le Tribunal administratif de première instance genevois a reconnu que cette dépendance était exclusivement due à l’état de santé du mari et, partant, involontaire et non fautive. Malgré cette application conforme aux droits humains faite par l’instance judiciaire, celle-ci n’a pas analysé le cas sous le prisme de l’interdiction de la discrimination et la CDPH bien qu’elles aient été invoquées par les recourant·e·x·s.
Un arrêt de 2015 rendu par le tribunal cantonal de St-Gall rappelle que pour faire valoir un droit au regroupement familial sur la base de l'art. 8 al. 1 CEDH, il faut établir une relation suffisamment proche, réelle et effective entre la personne en situation de handicap et les membres de sa famille établi·e·x·s en Suisse, mais aussi définir de quelle assistance la personne a concrètement besoin en raison de son handicap et de quelles possibilités d'assistance elle dispose dans son pays d'origine et en Suisse, le simple souhait d’une relation ne suffisant aujourd'hui pas pour fonder l'existence d'un droit au regroupement familial en soi. Une application du droit des étranger·ère·x·s conforme à la CDPH devrait donc prendre en compte la situation particulière des personnes en situation de handicap.
NB: L’analyse effectuée dans cet article se concentre sur les personnes en situation de handicap. Les effets des différentes dispositions légales mentionnées affectent également d’autres groupes de la population mais par soucis de concision ceux-ci ne sont pas mentionnés dans l’article.