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Affaire Dieudonné: la liberté d’expression ne protège pas les propos négationnistes

07.12.2023

Le Tribunal fédéral confirme la condamnation de l’humoriste controversé Dieudonné pour discrimination raciale. Mettre en doute l’existence des chambres à gaz, même à travers les propos d’un personnage de fiction, revient à nier, voire à minimiser grossièrement l’Holocauste. Si cet arrêt condamne avec justesse les actes négationnistes, il met également en évidence la difficulté de la mise en balance des intérêts en matière de liberté d’expression.

Dans son arrêt du 16 mars 2023, le Tribunal fédéral conclut que la phrase «les chambres à gaz n’ont jamais existé», prononcée par un personnage incarné par l’humoriste controversé Dieudonné M'Bala M'Bala en 2019 lors de spectacles à Nyon et à Genève, ne poursuivait pas un but humoristique, mais visait à stigmatiser les victimes de la Shoah et à déprécier leur souffrance; aussi, elle tombe sous le coup de l’infraction de discrimination raciale réprimée par le code pénal. Cette décision confirme celle des deux instances précédentes: en 2021, Dieudonné avait été condamné par le Tribunal de police de Genève à une peine pécuniaire de 180 jours-amende pour discrimination raciale, jugement confirmé par la Cour de justice de la République et du canton de Genève en 2022.

La fiction n’est pas une défense

Lors du jugement, Dieudonné s’est défendu en expliquant qu’il interprétait, dans le cadre d’un sketch, un personnage de fiction qui, ayant survécu à un accident d’avion, prononce une phrase «interdite» dans le but de le placer face à une mort «sociale» alors qu’il venait d’échapper à une mort «physique». La Cour a quant à elle estimé que le caractère négationniste et révisionniste de ces propos faisait en réalité écho à ses opinions personnelles supposées et permettaient d’alimenter les polémiques autour de sa position ambigüe sur la question du négationnisme.

Dans le présent cas, le Tribunal fédéral a affirmé que le caractère fictionnel du personnage interprété ne pouvait lui servir de prétexte. Le spectacle contenait diverses allusions évocatrices de l'état d'esprit du recourant et de son inclination à se moquer des victimes de l’Holocauste. Au vu des circonstances, il apparaît que les propos en question n'ont pas été tenus dans un but supposément humoristique et sont constitutifs de l’infraction de discrimination raciale, réprimée à l’article 261bis al. 4 du code pénal.

La discrimination ne peut être justifiée par la liberté d’expression

Le Tribunal fédéral rappelle que la discrimination raciale doit être analysée à la lumière de la liberté d’expression, qui constitue un principe essentiel à la démocratie, et qui est garantie par la Constitution (art. 16 Cst.), la Convention européenne des droits de l’homme (art. 10 CEDH) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 19 Pacte ONU II). De plus, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) précise que la protection conférée par ce principe s'applique également à la satire, dont le but inhérent est de provoquer et d’agiter. Par conséquent, toute ingérence dans le droit d’un·e·x artiste à s’exprimer par ce biais doit être examinée de manière plus stricte.

La liberté d’expression est néanmoins soumise à certaines restrictions, selon la CEDH (art. 10 par. 2 CEDH). Les juges de Mon-Repos limitent en effet la protection de liberté d’expression par l’application de l’interdiction de l’abus de droit, consacrée à l’article 17 CEDH. Ainsi, la CrEDH relève que personne ne peut se prévaloir d’un droit tiré de la CEDH dans le but de se livrer à des actes qui visent à la destruction des droits et libertés fondamentales protégés par cette même convention. En d’autres termes, les propos qui s’opposent aux valeurs de la CEDH ne peuvent faire l’objet d’une protection de la liberté d’expression, et tombent sous le coup de l’abus de droit. Dans le présent cas, il est retenu que les propos tenus par Dieudonné relevaient de l’expression d’une idéologie contraire aux droits et libertés de la CEDH; aussi commet-il un abus de droit en tentant de tirer un argument de la liberté d’expression.

L’interdiction de l’abus de droit: une pratique délicate

Si le caractère discriminatoire de la phrase au cœur du procès est dépourvu d’ambiguïté dans le présent cas, la jurisprudence de la CrEDH concernant l’application de l’interdiction de l’abus de droit (art. 17 CEDH) est sujette à controverses. En effet, dans son arrêt Lehideux et Isorni c. France, la Cour avait eu l’occasion de rappeler le besoin de manier cet article avec une prudence particulière. Dans un autre arrêt, la Cour a condamné un ouvrage remettant en cause la réalité historique de la Shoah; dès lors que le caractère négationniste de l’ouvrage ne faisait aucun doute, le recours à l’art. 17 CEDH était justifié, rappelant ainsi que les propos dirigés contre les valeurs de la Convention ne peuvent bénéficier d’une protection de la liberté d’expression (art. 10 CEDH).

Concernant les œuvres satiriques ou caricaturales, la Cour a posé une limite dans l’application de cet article dans le but de protéger la liberté d’expression artistique. Dans l’arrêt Leroy c. France, le requérant avait été condamné pour une caricature de presse parue quelques jours après le 11 septembre 2001, présentant l’effondrement des deux tours accompagné de la légende «nous en avons tous rêvé, le Hamas l’a fait». La Cour a retenu que la représentation de l’acte terroriste était équivoque et a conclu la non-violation de la liberté d’expression (art. 10 CEDH). Selon elle, le caractère inévitablement ambigu de la satire ou de la caricature empêche l’application de l’interdiction de l’abus de droit (art. 17 CEDH). La Cour avait alors réaffirmé que l’article 17 CEDH ne s’applique qu’à titre exceptionnel et s’il est tout à fait clair que les propos incriminés visent à détourner la finalité de la protection de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la CEDH.

La liberté d’expression mise à l’épreuve

Dans l’arrêt M'bala M'bala c. France, Dieudonné avait été condamné pour injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur confession juive lors de la représentation de son spectacle au Zénith de Paris en 2008. Il avait en effet annoncé «son désir de faire mieux que lors de son précédent spectacle, qui aurait été qualifié de plus grand meeting antisémite depuis la dernière guerre mondiale», avant d’inviter sur scène Robert Faurisson, auteur connu pour ses thèses négationnistes, afin de lui faire remettre par un comédien caricaturant un déporté juif le «prix de l’infréquentable et de l’insolence». Cette scène avait convaincu la Cour que la soirée avait perdu son caractère de spectacle de divertissement pour devenir un rassemblement politique.

Cette affaire a conduit la CrEDH à s’écarter de sa jurisprudence en matière d’œuvres satiriques ou caricaturales. La CrEDH a estimé que cette scène litigieuse revêtait l’apparence d’une production artistique et n’était pas constituée de propos explicitement et directement négationnistes; une interprétation était nécessaire afin de lui reconnaître un caractère antisémite. Sur la base de l’arrêt Leroy c. France, cette approche satirique aurait dû mener la Cour à empêcher l’application de l’interdiction de l’abus de droit (art. 17 CEDH) et à conclure à la non-violation de la liberté d’expression (art. 10 CEDH) en raison du caractère équivoque du mode d’expression utilisée.

La Cour a néanmoins retenu qu’au cours du passage litigieux, Dieudonné ne pouvait pas prétendre agir en qualité d’artiste, ayant le droit de s’exprimer par le biais de la satire, dès lorsqu’il poursuivait un but politique et non humoristique. Il procédait ainsi à une manipulation des outils de protection de sa liberté d’expression artistique. Par conséquent, la Cour a conclu à l’application de l’interdiction de l’abus de droit (art. 17 CEDH) et à la non violation de la liberté d’expression (art. 10 CEDH). Bien que la conclusion à laquelle parvient la CrEDH doit être louée, il n’en demeure pas moins qu’en l’absence d’une répression uniforme et systématique face à des discours de haine ou révisionnistes qui tentent de se prévaloir de la liberté d’expression, la Cour parait alors être contrainte de trouver des moyens de contourner sa propre jurisprudence afin d’arriver à un résultat soutenable. Aussi, le pouvoir d’appréciation de la Cour qui la conduit à décider si une expression artistique est humoristique ou ne l’est pas pourrait aboutir à des inégalités de traitement.

L’intention compte

Si l’arrêt du Tribunal fédéral doit être salué, ce dernier gagnerait à préciser l’exigence du mobile haineux ou discriminatoire chez l’auteur·e dans les affaires de discrimination raciale. Dans l’arrêt du 16 mars 2023, les juges retiennent ce mobile sans fonder une claire distinction entre la motivation de l’auteur·e et le caractère discriminatoire de son message, ce qui pose des exigences hautes pour remplir les éléments constitutifs de l’infraction de discrimination raciale (art. 261bis al. 4 CP). L’approche consistant à exiger d’apporter la preuve du mobile haineux ou discriminatoire demande de tenir compte de la volonté subjective de l’auteur·e et de l’effet de son acte sur le public. L’autre option consiste à condamner l’acte incriminé dès lors que l’auteur·e agit en raison de l’appartenance des victimes à un groupe de personnes à protéger, sans devoir prouver un mobile haineux ou discriminatoire. Le fait de préciser l’approche utilisée pour le jugement permettrait de soutenir une cohérence dans la pondération des intérêts de l’application de l’art. 261bis al. 4 CP. La Cour ne condamne en effet pas nécessairement l’ensemble des tentatives de manipulation de la liberté d’expression, comme dans l’affaire Perinçek c. Suisse, qui a fait l’objet de nombreuses critiques.

Dans une récente interview accordée à Alohanews, Dieudonné affirme: «ce qui m’est arrivé ne me serait pas arrivé si j’avais été Blanc». Cette position a été soutenue par l’humoriste Fary, qui dénonce une discrimination à l’égard des artistes Noir·e·x·s, dont les paroles susciteraient des réactions immédiates plus fortes et dont les conséquences seraient plus importantes. Si ces affirmations peuvent renvoyer à un racisme banalisé et systémique qui existe bien en Suisse, elles doivent faire l’objet de nuances; les propos négationnistes de Dieudonné ne sauraient être défendus par son appartenance à un groupe de personnes discriminées. Dans le présent cas, sa condamnation sert d’exemple pour combattre l’instrumentalisation de la loi, qui est une manipulation des principes fondamentaux de la société démocratique, comme la liberté d’expression, visant à s’attaquer aux valeurs essentielles de respect et de tolérance.