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Apatrides en Suisse

05.02.2019

L'apatridie est un phénomène peu connu et relativement peu de personnes apatrides vivent en Suisse. D'après les chiffres actuels du Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM), 471 personnes étaient reconnues comme apatrides à la fin de l’année 2016.

Toutefois, le nombre effectif de personnes apatrides en Suisse est vraisemblablement nettement plus élevé. Le Bureau du HCR pour la Suisse et le Liechtenstein suppose qu'un certain nombre de personnes recensées en Suisse et dont le pays d'origine n'est pas connu sont apatrides. Ce dernier a rendu publique en 2018 une étude dont le but est d’obtenir de meilleures informations au sujet de l’apatridie en Suisse. Ce document de 150 pages est la première étude qui tente d'enregistrer les cas d'apatridie de manière systématique et présente la situation juridique des personnes apatrides assortie de recommandations d’actions concrètes adressées aux autorités.

Protection juridique des apatrides

Les personnes que la Suisse reconnaît comme apatrides obtiennent un permis de séjour et peuvent demander un document de voyage afin de pouvoir voyager en Suisse et à l'étranger. Ce permis de séjour permet aux personnes apatrides de rester en Suisse et d'y exercer une activité lucrative.

Pour pouvoir être reconnue en tant qu'apatride, la personne concernée doit déposer une demande de reconnaissance du statut d'apatride auprès du Service d'Etat aux migrations (SEM). Le SEM examine alors s'il n'y a réellement aucun Etat au monde qui ne considère la personne en question comme étant son/sa ressortissant-e. Le Tribunal administratif fédéral fait office d'instance de recours. Ses décisions peuvent ensuite être contestées devant le Tribunal fédéral. Les personnes concernées ne disposent pas d'un droit de séjour particulier lors de la procédure de reconnaissance.

La procédure de reconnaissance du statut d'apatride

Contrairement à la procédure d'asile, la procédure de reconnaissance du statut d'apatride n'est pas règlementée par une loi spécifique. Certains aspects particuliers de la procédure sont toutefois régis par quelques dispositions légales ou par des décisions de la Confédération. On peut citer à titre d'exemple le permis de séjour délivré à la personne reconnue comme apatride, le domaine des assurances invalidité et survivant ainsi que la naturalisation facilitée pour les enfants apatrides. En revanche, le traitement des demandes de reconnaissance du statut d'apatride se base principalement sur le droit général de procédure administrative et sur la jurisprudence relative aux conventions internationales.

Le fait qu'il n'existe pas de loi spéciale pour règlementer la procédure de reconnaissance augmente le risque que des personnes apatrides ne puissent pas être identifiées et n'obtiennent pas de protection. Un autre aspect problématique de la procédure actuelle est que les personnes concernées doivent pouvoir prouver qu'elles ont un intérêt digne d'être protégé à être reconnues comme apatrides. Autrement dit: elles doivent démontrer que le fait d'être reconnues en tant qu'apatrides améliorerait leur situation juridique. Par ailleurs, la question des preuves à apporter dans le cadre de la procédure de reconnaissance demeure notamment irrésolue. Il n'est ainsi pas clair si les demandeurs doivent pouvoir prouver qu'ils sont bien apatrides ou s'il suffit qu'ils le rendent simplement vraisemblable.

Définition étroite de l'apatridie

La notion d'apatridie n'est pas définie par le droit suisse. C'est en principe la définition de l'art. 1 de la Convention des Nations Unies de 1954 relative au statut d'apatride qui s'applique. D'après cette disposition, une personne est apatride lorsqu'aucun Etat ne la considère comme son/sa ressortissant-e sur la base de son droit national. Les autorités suisses font néanmoins usage d'une définition plus étroite. Une personne est seulement reconnue en tant qu'apatride lorsqu'elle a perdu sa nationalité sans que cela ne soit de sa faute et qu'elle n'a aucune possibilité de la récupérer.

La Suisse exclut également de la protection de la Convention des Nations Unies toutes les personnes qui auraient théoriquement la possibilité de bénéficier de la protection d'une organisation de l'ONU. Il en est par exemple ainsi pour les personnes palestiniennes. La Suisse ne leur reconnait généralement pas le statut d’apatride, car elles sont en théorie couvertes par le mandat de l'UNRWA, à savoir l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugié-e-s de Palestine dans le Proche-Orient. Cette pratique est pourtant contraire aux engagements internationaux de la Suisse. Le SEM exclu aussi qu'il existe un intérêt digne de protection lorsque la personne concernée est déjà reconnue en tant qu'apatride par un autre Etat.

Balises juridiques

Le thème de l'apatridie se retrouve au travers de différentes dispositions juridiques:

L'art. 31 LEtr est la base légale principale qui règlemente le séjour de la personne apatride en Suisse. Cette disposition implique qu'une personne reconnue en tant qu'apatride a le droit à un titre de séjour (permis B). Les personnes apatrides peuvent ensuite, comme tout autre étranger en Suisse, faire une demande pour obtenir un permis d'établissement (permis C) lorsqu'elles ont séjourné au moins dix ans en Suisse. Les personnes apatrides délinquantes sont admises à titre provisoire (permis F).

La Confédération facilite par ailleurs la naturalisation des enfants apatrides, selon l'art. 38 al. 3 Cst.. Cela est concrétisé par l'art. 23 al. 1 de la Loi sur la nationalité suisse (LN), qui indique qu'un mineur peut déposer une demande de naturalisation facilitée après avoir séjourné cinq ans en Suisse.

Il ressort d'autres dispositions de la LN que la Suisse doit s'efforcer de réduire les cas d'apatridie. L'art. 37 LN indique qu'une personne qui le demande ne peut être libérée de la nationalité suisse que lorsqu’elle dispose d'une autre nationalité ou de l'assurance d'en obtenir une. L'art. 3 LN prévoit qu'un enfant trouvé dont la filiation est constatée perds les droits de cités lui ayant été préalablement attribués au moment où il a été recueilli, s'il ne devient pas apatride.

Lacunes problématiques dans le droit suisse

Ces dispositions légales indiquent certes que la Suisse est disposée à éviter autant que possible les cas d'apatridie à l'intérieur de ses frontières. La directrice du Bureau du HCR pour la Suisse relevait cependant dans une interview donnée il y a quelques années que la Suisse devait tout mettre en œuvre afin de signer la Convention de 1961 sur la réduction des cas d'apatridie et de régler la procédure de reconnaissance du statut d'apatride dans la loi de façon claire. Le Conseil fédéral avait fondamentalement soutenu deux postulats des années 2005 et 2015 exigeant la ratification de la Convention de 1961, puisque la Suisse a un intérêt à lutter efficacement contre l'apatridie. Mais le Parlement était d'un autre avis et a rejeté le premier postulat après une suspension de deux ans. Le deuxième postulat a également échoué en septembre 2015. La conseillère fédérale Simonetta Sommaruga a pourtant souligné, lors des débats parlementaires, qu'elle soumettrait éventuellement l'adhésion à la Convention indépendamment du postulat examiné au Parlement, ce qui n'a toujours pas été fait. La Suisse n'a par ailleurs toujours pas ratifié la Convention européenne sur la nationalité de 1997, qui protège également les personnes apatrides.

Mis à part le manque de reconnaissance au travers d'une loi spéciale ainsi que la définition étroite et contraire au droit international de l'apatridie, il est particulièrement problématique que les enfants apatrides n'obtiennent pas automatiquement la citoyenneté suisse, mais doivent en faire la demande. Par défaut, les enfants héritent ainsi de l'apatridie de leurs parents (vous trouverez ici notre article au sujet des enfants apatrides).

Les adultes apatrides n'ont quant à eux aucun accès à la naturalisation facilitée, mais doivent poursuivre la procédure de naturalisation ordinaire qui est très restrictive. Il n'existe pas de protection suffisante en faveur des personnes qui n'ont pas été identifiées ou reconnues comme apatrides et celles-ci courent le risque de se trouver (de façon répétée) en détention administrative, tant que leur nationalité n'aura pas pu être établie. L'expulsion d'une personne apatride n'étant pas autorisée, une telle détention est arbitraire et illicite. Une première étape importante pour protéger les personnes apatrides serait d'améliorer les données statistiques et les connaissances au sujet de leurs conditions de vie en Suisse. Il n'existe par exemple jusqu'ici pas d'aperçu statistique fiable du nombre d'enfants apatrides dans le pays. Le Comité des droits de l'enfant des Nations Unies s'est par conséquent montré inquiet dans son rapport final de février 2015 sur la Suisse «que le droit d’acquérir la nationalité de l’État partie n’est pas garanti aux enfants nés dans l’État partie qui sans l’acquisition de cette nationalité seraient apatrides». 

A l'occasion du troisième Examen périodique universel de la Suisse en novembre 2017, humanrights.ch a présenté un rapport parallèle sur les droits des personnes apatrides en Suisse en collaboration avec d'autres organisations et a signalé les aspects problématiques de la pratique dans le pays. Le rapport propose des recommandations ciblées pour améliorer la situation juridique des personnes apatrides en Suisse. En réponse à une recommandation de la Hongrie, la Suisse s’est engagée à introduire une procédure de reconnaissance formelle et à adapter la définition de l'apatridie utilisée par les autorités à la définition du droit international. La Suisse a cependant refusé une recommandation du Panama qui demandait l'enregistrement d'enfants apatrides dès leur naissance.

L’étude du HCR sur l’apatridie

En novembre 2018, le Bureau du HCR pour la Suisse et le Liechtenstein a publié une étude approfondie sur l'apatridie en Suisse. Celle-ci s’inscrit dans le cadre de la campagne #IBelong 2014-2024 du HCR pour mettre un terme à cette problématique. Le document examine en détail les informations statistiques disponibles sur l'apatridie et montre que la majorité des personnes visées par l’étude sont adultes et de sexe masculin, ont immigré de pays tiers et vivent dans les grandes villes suisses.

Dans un premier temps, l'analyse dénonce l'étroitesse de la définition utilisée qui ne couvre pas tous les cas apatridie réels. Le HCR suggère donc aux autorités suisses d'adapter leur définition aux dispositions de la Convention des Nations Unies de 1954 relative au statut juridique des apatrides.

L'étude critique d’autre part l'absence d'une procédure spéciale de reconnaissance des personnes apatrides, qui prenne en compte leur vulnérabilité particulière et les difficultés de procédure qu’elles peuvent rencontrer. En outre, l'accès limité des personnes apatrides - en particulier des enfants - à la nationalité suisse est contraire aux dispositions du droit international.

humanrights.ch partage les critiques formulées par le HCR et se félicite de la réalisation de cette étude. Elle réaffirme les demandes formulées par humanrights.ch, notamment celles émises dans le cadre de l'examen de la Suisse au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies du 9 novembre 2017, pour un meilleur enregistrement statistique des cas d'apatridie, pour une adaptation de la définition aux exigences du droit international, pour une formalisation de la procédure de reconnaissance et enfin, pour un meilleur accès à la citoyenneté.

Jurisprudence

Le thème de l’apatridie se retrouve peu dans la jurisprudence suisse. En mai 2014, le Tribunal administratif fédéral a accordé le statut d’apatride à une femme admise à titre provisoire en tant que réfugiée. Ce jugement est considéré comme important, notamment pour les personnes admises à titre provisoire, puisqu’elles possèdent un intérêt particulier à se voir attribuer le statut d’apatride. En effet, contrairement aux personnes réfugiées ou admises à titre provisoire, les personnes reconnues comme apatrides pouvaient, selon l’ancien droit, obtenir une autorisation d’établissement après cinq ans. Suite à l’abrogation de l’ancien article 31 al. 3 LEtr au 1er janvier 2018, il est peu clair si cet intérêt juridique à être reconnu en tant qu’apatride demeure. Il sera intéressant de voir comment les tribunaux trancheront lorsque de nouveaux cas se présenteront à eux.

Le Tribunal fédéral s’accommode du statut d’apatride

Dans un autre arrêt de 2014, le Tribunal fédéral a annulé la naturalisation d’un homme du Monténégro qui avait vécu depuis 10 ans en Suisse et était marié à une suissesse, après avoir découvert qu’il avait commis plusieurs infractions à la Loi sur les stupéfiants juste avant son mariage et était parvenu à se marier sur la base de faux renseignements. Le Tribunal fédéral a considéré, au vu de la gravité des faits, que le principe de proportionnalité était respecté et s’est accommodé du fait que l’homme se retrouverait apatride en conséquence du retrait de la nationalité suisse.

Pas de reconnaissance suite à une perte de nationalité volontaire

Le Tribunal administratif a par ailleurs indiqué, en 2008, que les autorités suisses ne reconnaissaient pas l’apatridie d’une personne si celle-ci avait précédemment volontairement perdu sa nationalité.

Pas d’enregistrement sans reconnaissance

Le Tribunal administratif fédéral a en outre décidé en 2010 qu’une réfugiée du Tibet, née au Népal, ne pouvait pas être reconnue comme apatride en Suisse, même si les autorités népalaises ne la reconnaissaient ni en tant que chinoise, ni en tant que népalaise, et qu’aucun enregistrement n’existait à son sujet en Chine. Elle serait bien plus à considérer comme ressortissante chinoise en raison de son origine, car l’absence de papiers et de documents d’identité ou l’absence d’enregistrement ne conduisent pas nécessairement à la reconnaissance du statut d’apatride. Il a ainsi été argumenté que le Népal n’avait ni signé la Convention pour les réfugiés ni la Convention des Nations Unies de 1954 relative au statut d'apatride. Il a en outre été constaté que cette femme disposerait sous peu de la possibilité de faire une demande de naturalisation facilitée, en raison de son mariage avec un ressortissant suisse.