08.04.2025
En 2015, Mohamed Wa Baile est arrêté par la police à la gare centrale de Zurich pour un contrôle d'identité. Il refuse de présenter ses papiers d’identité, convaincu qu'il subit un acte de profilage racial, et se voit infliger une amende pour refus d’obtempérer. Wa Baile décide de contester cette décision. Alors que toutes les instances judiciaires suisses le déboutent, la Cour européenne des droits de l’homme lui donne finalement raison: Mohamed Wa Baile a été discriminé par les autorités suisses. Mais bien que condamnée, la Suisse doit encore mettre en œuvre l'arrêt.

Le jeudi 5 février 2015, Mohamed Wa Baile part de son domicile à Berne pour se rendre à Zurich, où il travaille en tant que bibliothécaire à l’École Polytechnique Fédérale (EPFZ). Après être descendu du train à 7h du matin, il s’achemine comme les autres pendulaires vers la sortie, passant à travers le hall principal de la gare centrale. Avant de sortir du hall, il se retrouve entouré par trois agent·e·s de police qui le somment de montrer ses papiers. Wa Baile leur demande alors si une personne noire est recherchée et refuse de leur présenter son passeport suisse. Les agent·e·s fouillent alors ses effets personnels. Ce n'est qu'après avoir trouvé sa carte AVS dans son sac que les policiers et la policière le laissent partir, après lui avoir annoncé qu’une amende lui sera infligée du fait de son refus de se soumettre à un ordre de la police.
Wa Baile décide de contester cette amende: il rejette les accusations des agent·e·s et souhaite interroger le fait que la couleur de peau puisse constituer un motif de fouille. Après s’être vu débouté à tous les échelons de la procédure pénale, Wa Baile porte finalement l'affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH). L’arrêt de celle-ci est bien différent de tous les jugements des tribunaux suisses: la Suisse est condamnée pour violation de la CEDH.
La Cour estime en effet que la Suisse a violé à deux reprises l'interdiction de la discrimination, garantie par l'article 14 CEDH combiné avec l'article 8 (droit au respect de la vie privée). Elle constate que Wa Baile a subi un acte de discrimination sur la base de sa couleur de peau de la part des fonctionnaires de police et que les tribunaux suisses n'ont pas examiné de manière effective si des motifs discriminatoires avaient joué un rôle dans le contrôle subi par le requérant. Les juges de Strasbourg estiment également que la Suisse a violé l'article 13 CEDH (droit à un recours effectif), dans la mesure où M. Wa Baile n'a pas bénéficié d'un recours effectif devant les juridictions internes et qu’aucune instance pénale ou administrative ne lui a offert de procédure permettant d’examiner le grief de discrimination invoqué.
1. Le rapport de police est établi (26.02.2015)
La police établit un rapport sur l'incident, évoquant le «non-respect d'injonctions policières lors d'un contrôle de personnes» et décrivant Wa Baile comme une «personne à la peau sombre et suspecte» lors du cadre du contrôle de police, du fait qu’il a détourné son regard de l'agent de police avant de passer devant lui. Le rapport précise que la décision de procéder à un contrôle d'identité a été prise sur la base de la présomption d'une infraction à la loi sur les étrangers (LEI). Enfin, Wa Baile aurait dit qu'il n'avait pas de carte d'identité, se serait montré peu coopératif et aurait traité les agent·e·s de racistes.
2. Une ordonnance pénale est envoyée à Wa Baile (16.03.2015)
Par ordonnance pénale du 16 mars 2015, Wa Baile se voit infliger une amende de 100 francs – y compris un forfait pour frais et taxes – pour refus d’obtempérer à la police.
3. Wa Baile demande l'annulation de l'ordonnance pénale (20.04.2015)
Wa Baile décide de contester l’ordonnance pénale et dépose une demande d'annulation devant le tribunal de la ville de Zurich. Il estime que les faits de l'incident n'ont pas été correctement consignés - il rejette notamment les accusations selon lesquelles il aurait traité les agent·e·s de racistes et aurait dit qu'il n'avait pas de pièce d'identité sur lui. Il dit s’être montré coopératif, sauf lorsqu'il a répondu aux questions portant sur son identité. Il interroge par ailleurs le fait que sa couleur de peau et son regard qualifié de fuyant justifient un contrôle de police: il constate en effet être constamment contrôlé par la police sans raison valable et en a assez de devoir toujours s'y soumettre.
4. La médiatrice de la ville de Zurich écrit au tribunal (03.06.2015)
Après l’opposition de Wa Baile à l'ordonnance pénale dans le délai légal, la médiatrice de la ville de Zurich rédige une lettre à l'attention de la juge de la ville, y exposant une nouvelle fois les raisons pour lesquelles les revendications de Wa Baile sont fondées et exprimant sa volonté que celui-ci soit entendu par la juge de la ville.
5. L'audience a lieu devant le tribunal de la ville de Zurich (30.11.2015)
Le 30 novembre 2015 a lieu l'audience devant le tribunal de la ville de Zurich. La juge devait déterminer si, dans les circonstances, le soupçon initial des agent·e·s de police pouvait être considéré comme suffisant pour justifier un contrôle d’identité. Tant l'agent de police X, ayant principalement participé au contrôle de Wa Baile, que ce dernier sont entendus. Wa Baile pose de nouveau la question des critères valables pour que la police puisse effectuer le contrôle d’un individu parmi une foule et exprime son mécontentement face aux contrôles de police dont il fait très fréquemment l’objet. Le policier X affirme quant à lui que ces contrôles sont effectués indépendamment de la couleur de peau des personnes et que le regard jugé fuyant de Wa Baile avait été décisif pour le contrôle. Il ajoute n'avoir encore jamais s’être retrouvé face à une personne refusant de se soumettre à un contrôle au cours de ses nombreuses années de service.
6. L'affaire est renvoyée au tribunal d’arrondissement de Zurich (30.03.2016)
Au vu de l’insécurité juridique du cas, la juge du tribunal de la ville transmet le dossier au tribunal d’arrondissement de Zurich en vue de l'exécution de la procédure principale.
7. La première instance condamne Wa Baile (07.11.2016)
Le tribunal d’arrondissement de Zurich rend sa décision le 7 novembre 2016: Wa Baile est condamné en première instance. Le juge unique indique que le verdict devait uniquement porter sur l'ordonnance pénale pour refus d’obtempérer à la police et non sur la question de l’ancrage institutionnel de stéréotypes racistes au sein de la police municipale zurichoise. Le tribunal constate que l'ordonnance pénale rendue par la police était licite, rappelant que le refus d'obtempérer à une injonction de la police n'est admissible que dans des situations exceptionnelles. Le juge estime également que la déclaration du policier selon laquelle la couleur de peau n’a pas constitué un facteur déterminant pour le contrôle d’identité était crédible, et que celui-ci ne présentait donc pas de grave lacune.
8. La Cour suprême zurichoise confirme la condamnation en première instance (25.08.2017)
Wa Baile fait appel de la condamnation auprès de la Cour suprême du canton de Zurich le 12 décembre 2016. Celle-ci confirme la condamnation prononcée par le tribunal d’arrondissement: elle estime que les éléments de preuve disponibles ne permettaient pas de conclure à un contrôle pour des motifs manifestement discriminatoires, même si le comportement «fuyant» de Wa Baile ne constituait qu’un faible indice laissant présager une infraction et nécessitant donc un contrôle d'identité. Les juges considèrent néanmoins que la gare centrale de Zurich est un lieu où il faut s'attendre à une augmentation de la délinquance et donc à une présence policière et des contrôles. La Cour suprême estime que rien dans le déroulement ultérieur du contrôle ne permet par ailleurs de conclure que sa raison d'être était manifestement de nature chicanière ou discriminatoire.
9. Le Tribunal fédéral confirme l'arrêt (07.03.2018)
Après la confirmation du jugement par la Cour suprême de Zurich, Wa Baile dépose un recours devant le Tribunal fédéral. Dans sa décision du 7 mars 2018, les juges de Mon Repos confirment toutefois également le jugement de l'instance inférieure. Ses compétences étant limitées, le Tribunal fédéral se contente d’examiner si le tribunal d’arrondissement de Zurich a apprécié les preuves de manière arbitraire et si, par conséquent, la Cour Suprême zurichoise n’a pas réfuté à tort le grief d’arbitraire. Le Tribunal fédéral précise d’une part qu’il ne voit pas en quoi les déclarations du policier étaient contradictoires et donc invraisemblables, et d’autre part qu’il était compréhensible qu’au moment de l'enquête, l’agent ne parvienne plus à se rappeler de tous les détails du contrôle d’identité. Le Tribunal fédéral estime qu’il faut également tenir compte des circonstances particulières de la gare centrale exposées par le tribunal de première instance, qu’il décrit comme «un lieu très fréquenté, une jonction entre les chemins de fer et les transports locaux, où il faut compter avec d’avantage de délinquance». Les juges confirment la conclusion du tribunal de première instance, affirmant qu’«on ne saurait admettre que le contrôle d’identité ait été effectué en raison de la couleur de peau».
10. Wa Baile envoie une lettre de recours (03.05.2018)
Deux mois après l'arrêt du Tribunal fédéral, Wa Baile dépose une lettre de recours auprès de la même instance en matière pénale, demandant que le jugement de la Cour suprême soit annulé dans son intégralité, que Wa Baile soit acquitté de l’ordonnance pénale pour refus d’obtempérer, et que l'ensemble des frais de procédure soient mis à la charge de l’Etat.
11. Wa Baile recourt devant la Cour européenne des droits de l’homme (septembre 2018)
Six mois après la confirmation par le Tribunal fédéral du jugement de la Cour suprême, Wa Baile, avec le soutien de l'«Alliance contre le profilage raciste» qui s'est constituée pour soutenir sa procédure juridique, fait recours contre la Suisse devant la Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) pour dénoncer le racisme institutionnel dont il est victime. Dans un communiqué de presse, l'Alliance présente ses cinq objectifs: obtenir l'annulation de la condamnation de Wa Baile ainsi que la reconnaissance par l'Etat de droit de la violation commise, mais aussi sensibiliser la population à la problématique du racisme structurel et du délit de faciès en Suisse.
12. Une procédure de droit administratif s'ouvre (automne 2020)
Parallèlement à la procédure pénale, Wa Baile dépose un recours auprès du tribunal administratif du canton de Zurich. La demande en matière de droit administratif visait à faire constater a posteriori le caractère illicite de l'action de l'Etat. Les deux procédures juridiques menées en parallèle se justifient par le fait que les conditions sur lesquelles doit se prononcer le tribunal ne sont pas les mêmes pour l’examen de l’incrimination du comportement de Wa Baile et pour l'examen de la licéité du contrôle.
13. Le tribunal administratif zurichois rend sa décision (01.10.2020)
Dans son jugement du 1er octobre 2020, le Tribunal administratif de Zurich conclut que le contrôle dont a fait l’objet Wa Baile à la gare centrale de Zurich n’était pas conforme au droit. Le simple fait de détourner le regard – motif indiqué par le policier responsable pour justifier le contrôle d'identité – ne suffit pas à justifier un tel contrôle. Le tribunal n'admet pas non plus la référence à la gare comme lieu propice à la criminalité, en quel cas l’ensemble des personnes circulant en gare centrale seraient considérées comme suspectes. Les juges ne se prononcent toutefois pas sur l’aspect discriminatoire du contrôle au sens de l'article 8 de la Constitution fédérale. Le recours, qui dénonçait l'illicéité des contrôles d’identité effectués par la police, est admis dans son intégralité. Aussi l’examen d’une possible discrimination fondée sur la couleur de peau n’est-il plus d’actualité.
14. La procédure s'ouvre devant la CrEDH (04.12.2020)
Deux ans après le dépôt du recours de Wa Baile et de l'«Alliance contre le racisme» contre la Suisse devant la CrEDH, la procédure s’ouvre.
15. Le Tribunal fédéral se positionne sur l'arrêt du tribunal administratif (23.12.2020)
Le Tribunal administratif du canton de Zurich ne statuant pas sur le motif discriminatoire du contrôle de Wa Baile par la police devant le Tribunal fédéral, ce dernier décide également de ne pas entrer en matière sur le recours concernant la constatation par le tribunal administratif du canton de Zurich d'une discrimination au sens de l'art. 8 Cst, soutenant donc la police et les instances précédentes.
16. Des tierces-interventions sont déposées (21.01.2021 / 29.01.2021)
Deux organisations renommées, Amnesty International et l'Open Society Justice Initiative, interviennent en tant que tierces parties dans l'affaire Wa Baile auprès de la CrEDH au début de l'année 2021. Chacune d’entre elles soumettent un document présentant la situation juridique internationale, européenne et nationale en matière de profilage racial, afin de fournir aux juges un aperçu de la jurisprudence.
17. Un deuxième recours est soumis devant la CrEDH (06.05.2021)
Après la confirmation par le Tribunal fédéral du jugement du tribunal cantonal de Zurich et donc son refus d’entrer en matière sur le recours de Wa Baile, ce dernier porte également cette procédure devant la CrEDH en déposant un recours le 6 mai 2021.
18. Le cas «Wa Baile c. Suisse» est qualifié d’«affaire à impact» (24.09.2021)
En septembre 2021, la CrEDH déclare la requête recevable. Dans la même lettre, la cour qualifie également cette affaire d’«impact case», ce qui peut être décisif dans la mesure où un nombre très faible de requêtes sont traitées par la CrEDH. Les affaires à impact revêtent une importance particulière pour l'Etat concerné et/ou pour le développement de la protection des droits humains et soulèvent de nouvelles questions sur l'interprétation et l'application de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH). Elles justifient donc un traitement prioritaire du cas par la CrEDH.
19. La Cour européenne des droits de l’homme rend son verdict (20.02.2024)
Le 20 février 2024, la CrEDH reconnaît à l'unanimité trois violations de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH). Elle estime que la Suisse a violé à deux reprises l'interdiction de discrimination prévue par l'article 14 CEDH en relation avec l'article 8 (droit au respect de la vie privée). Premièrement, compte tenu des circonstances particulières du contrôle d'identité, la cour constate une discrimination de Wa Baile sur la base de sa couleur de peau. Deuxièmement, les juges considèrent que les tribunaux suisses n'ont pas examiné de manière effective si des motifs discriminatoires avaient joué un rôle dans le contrôle. La CrEDH constate également une violation de l'article 13 CEDH (droit à un recours effectif), Wa Baile n'ayant pas disposé d'un moyen de recours effectif pour faire valoir sa plainte devant les juridictions nationales.
APRES L’ARRET DE LA CREDH
20. Réponse de la Suisse (22.11.2024)
En novembre de la même année, la Suisse fournit une réponse écrite aux mesures de mise en œuvre, à savoir l’introduction de la thématique du profilage racial dans la formation continue des corps de police et de la mise en place de «tables rondes contre le racisme» annuelles, modérées par des professionnel·le·x·s de la médiation. Le département de la sécurité de la ville de Zurich charge également le Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH) de réaliser une étude sur le profilage racial lors des contrôles de police. Dans la conclusion de la réponse de la Suisse au jugement dans l'affaire Wa Baile, il est toutefois été indiqué qu'aucune autre mesure individuelle n'est nécessaire et que les mesures générales prise suffiraient pour empêcher que des violations similaires se reproduisent à l'avenir. La Suisse considère donc qu’elle remplit ses obligations.
21. La coalition d'ONG soumet une communication selon la Règle 9.2 (31.03.2025)
Quatre mois plus tard, la coalition d'ONG réunie autour du cas de Wa Baile - composée entre autres de la Plateforme des ONG suisses pour les droits humains et de l'«Alliance contre le profilage raciste» - soumet une communication au Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, qui supervise l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, selon la Règle 9. Elle recommande à la CrEDH de rejeter la demande faite par la Suisse de considérer la procédure comme close et demande l’introduction de mesures structurelles concrètes et de lignes directrices juridiques claires contre le profilage racial, comprenant notamment des réformes structurelles au sein de la police et des mécanismes de contrôle judiciaire. Elle demande à la Suisse de procéder à une évaluation quantitative de la discrimination raciale en introduisant des mesures telles qu'un suivi ciblé des incidents et des moyens de recours adéquates.