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Droit du travail et discrimination: un arrêt phare pour les personnes en situation de handicap

25.11.2024

Le Tribunal fédéral s’est fondé pour la première fois sur la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) pour ordonner la mise en œuvre de mesures d’adaptation appropriées sur le lieu de travail. Cet arrêt fait suite à un premier recours, rejeté par l’instance cantonale, qu’une jeune femme avait déposé pour discrimination sur la base du genre et du handicap. Enceinte et atteinte d’une sclérose en plaques progressive, elle n’est pas engagée à un poste permanent lorsque son contrat arrive à échéance, contrairement à la pratique établie dans l’entreprise et malgré la qualité de son travail.

Née en 1988, J. vit depuis 2013 avec la sclérose en plaques, une maladie dégénérative. Embauchée par l’Hospice Général comme auxiliaire, elle signe plusieurs contrats de durée déterminée, le dernier pour une période s’étendant de juillet 2018 à juin 2020. À la suite de poussés de la maladie, notamment pendant sa grossesse, elle réduit son taux d’activité de 50% en janvier 2019. Au vu de son état de santé, ses médecins traitant·e·x·s recommandent alors certaines mesures d’adaptation sur son lieu de travail, notamment des mesures ergonomiques et une plus grande flexibilité des horaires de travail.  

J. accouche d’une petite fille le 9 mai 2019, et bénéficie donc d’un congé maternité jusqu’au 25 septembre. Au terme de celui-ci, une expertise médicale montre que la jeune femme est toujours affaiblie par la maladie ainsi que par les suites de sa grossesse, et que sa capacité de travail esnt par conséquent fortement réduite. Dans ses conclusions, le personnel médical indique que J. ne peut pas travailler à plus de 20% (si possible en télétravail) et propose qu’elle suive différentes thérapies en parallèle afin de pouvoir augmenter petit à petit son taux de travail.

En dépit des recommandations médicales et des mesures mises en place, l’Hospice Général refuse de renouveler le contrat de J. au-delà du 30 juin 2020. J. identifie une discrimination en raison de son handicap et de sa grossesse, la jeune femme saisit l’autorité cantonale compétente. S’appuyant sur la CDPH et sur l’interdiction de la discrimination inscrite dans la Constitution, elle fait valoir son droit à des mesures d’adaptation et à la poursuite de son rapport de travail. Elle demande à titre subsidiaire une indemnité afin de réparer la discrimination subie.

La Chambre administrative du canton de Genève rejette le recours, confirmant ainsi la décision de l’Hospice Général. J. dépose alors un nouveau recours de droit public devant le Tribunal fédéral. Au terme de la procédure, les juges de Mon Repos statuent que J. a bien été victime d’une discrimination en raison de sa grossesse et de son handicap, et renvoient donc l’affaire devant le tribunal cantonal, qui confirme l’existence d’une discrimination et condamne l’Hospice Général à verser une indemnité à J.

La sclérose en plaques, une maladie auto-immune

La sclérose en plaques est une maladie auto-immune qui consiste en une inflammation chronique au niveau du système nerveux central. À cause de la maladie, les cellules inflammatoires attaquent et détruisent la myéline, une substance qui forme un revêtement protecteur autour des fibres nerveuses du cerveau et de la moelle épinière. Le système nerveux de la personne concernée s’en retrouve altéré, ce qui se manifeste notamment par des engourdissements ou des paralysies.

Les symptômes les plus courants de la sclérose en plaques sont des troubles de la sensibilité tels qu’une impression de surdité, des fourmillements, des anomalies de la vision (flou visuel, difficultés à distinguer les couleurs) ou des paralysies musculaires. Ils sont souvent accompagnés de pertes d’équilibre, de difficultés à contrôler la vessie ou de sautes d’humeur.

La maladie se manifeste de manière très différente en fonction des personnes: si certain·e·x·s patient·e·x·s présentent uniquement des symptômes légers, d’autres développent de lourds handicaps. La fréquence comme l’intensité des poussées et des autres symptômes varient elles aussi énormément. Les dernières thérapies permettent toutefois de véritables avancées, notamment pour la pose du diagnostic: dans la plupart des cas, il est désormais possible d’éviter que se développent des handicaps permanents tels que la perte de mobilité.

L’égalité de traitement, un droit reconnu au niveau national comme international

La Constitution suisse garantit, à l’art. 8 al. 1, que tous les êtres humains sont égaux devant la loi. Aux termes de l’al. 2, nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique. Conformément à cet article, la loi interdit toute mesure étatique qui désavantagerait une personne en raison d’un handicap, à moins qu’une telle mesure puisse être dûment justifiée.

S’appliquant à la Suisse depuis le 15 mai 2014, la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) oblige, par son art. 5 al. 1, les États parties à reconnaître que toutes les personnes sont égales devant la loi et ont un droit égal d’être protégées par la loi et de bénéficier de celle-ci. En vertu de l’al. 2, ils doivent interdire toutes les discriminations fondées sur le handicap et s’engagent à fournir aux personnes en situation de handicap une protection juridique égale. La Convention définit dans son art. 2 la «discrimination fondée sur le handicap» comme toute distinction, exclusion ou restriction qui réduit à néant l’exercice des libertés fondamentales. Elle précise en outre qu’un «aménagement raisonnable» comprend tous les ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée pour assurer aux personnes en situation de handicap la jouissance, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous leurs droits (art. 2 CDPH). L’art. 27 al. 1 CDPH reconnaît aux personnes en situation de handicap le droit au travail sur la base de l’égalité avec les autres. Il interdit toute discrimination fondée sur le handicap dans le cadre professionnel et prévoit des aménagements raisonnables afin de garantir l’égalité de traitement.  

Au titre de son premier article, la Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (LEg) vise à promouvoir l’égalité de fait entre les femmes et les hommes. Elle s’applique aux rapports de travail régis par le droit privé et par le droit public fédéral, cantonal et communal (art. 2 LEg). En vertu de l’art. 3 al. 1, il est interdit de discriminer les travailleur·euse·x·s en raison de leur genre, de leur état civil ou de leur situation familiale, en particulier en cas de grossesse. L’alinéa suivant précise que l’interdiction de toute discrimination s’applique également à l’embauche, à l’attribution des tâches, aux conditions de travail, à la rémunération, à la formation et au perfectionnement, à la promotion et à la résiliation des rapports de travail.

Un non-renouvellement du contrat conforme au droit selon la Cour cantonale

Dans sa décision, la Cour cantonale retient que le contrat de durée déterminée de la recourante était conforme au droit et ne dépassait pas la durée maximale de trois ans, comme le prévoient les dispositions relatives au contrat de durée déterminée (art. 334 al. 2 du code des obligations). Elle conclut que l’Hospice Général ne s’est rendu coupable d’aucun abus de droit, interdit par l’art. 2 du Code civil, puisque rien ne laisse penser que cette entreprise a cherché à contourner les garanties légales relatives au contrat de durée indéterminée. Conformément aux dispositions régissant les rapports de travail à durée déterminée, le contrat prenait automatiquement fin le 30 juin 2020 sans qu’il soit nécessaire de donner un congé (art. 334 al. 1 CO).

La recourante argue qu’elle a subi une discrimination en raison de son handicap et de sa grossesse. Pour statuer sur cette question, la Cour s’est appuyée sur l’interdiction de la discrimination (art. 8 al. 2 de la Constitution). Elle a constaté que l’employeur avait procédé à des aménagements raisonnables en vue de garantir la capacité à travailler de J. Entre autres aménagements, il avait ainsi mis à la disposition de J. un bureau réglable et l’avait autorisée à télétravailler. Aux yeux de la Cour, ces différentes mesures satisfont aux exigences de la CDPH.

La recourante a demandé à plusieurs reprises aux juges d’administrer de nouvelles preuves, notamment des certificats médicaux, ce que la Cour lui a refusé au motif que les preuves aux dossiers étaient suffisantes. En vertu de l’art. 8 du Code civil, il incombe à la recourante de prouver l’existence d’une discrimination. Selon le constat de la Cour, cette démonstration n’a pas eu lieu.

Au terme de la procédure, la Cour cantonale a conclu que la fin du rapport de travail le 30 juin 2020 ne reposait pas sur une discrimination ou sur des préjugés en raison du handicap ou de la grossesse de la recourante. Selon les juges, cette dernière n’avait par ailleurs aucun droit à ce que son contrat soit prolongé ou qu’elle soit engagée pour une durée indéterminée, conformément à l’art. 335 CO.

Le Tribunal fédéral ordonne l’administration des preuves demandée par la recourante

Devant le Tribunal fédéral, la recourante accuse la juridiction d’appel d’avoir violé son droit d’être entendue (art. 29 al. 2 Cst.) en refusant d’administrer les preuves qu’elle se proposait de démontrer. Ces preuves comprenaient l’avis d’un médecin concernant la capacité à travailler de J., l’existence d’une pratique administrative de l’Hospice Général consistant à engager définitivement le personnel auxiliaire s’il donnait satisfaction après trois ans, et le fait qu’à l’échéance du contrat en juin 2020, l’Hospice Général avait des postes à pourvoir qui correspondaient au profil de J. et pour lesquels elle avait postulé. Les faits concernés étant de nature à influer sur la décision du tribunal, notamment en ce qui concerne l’existence de préjugés liés au handicap et à la grossesse de la recourante, le Tribunal fédéral a conclu que la Cour cantonale avait porté atteinte au droit de J. d’être entendue en rejetant les réquisitions de preuves qu’elle avait déposées.

La recourante fait également valoir devant les juges de Mon Repos une discrimination en vertu de l’interdiction de la discrimination (art. 8 al. 2 Cst.) et des art. 5 et 27 al. 1 CDPH. Elle argue que le non-renouvellement de son contrat de travail ainsi que le rejet de sa candidature concernant les postes vacants pour lesquels elle était qualifiée constituaient une discrimination à son encontre en raison de son handicap et de sa grossesse.

J. souligne également que son contrat n’avait pas été renouvelé bien que le travail qu’elle avait fourni en tant qu’auxiliaire avait donné satisfaction à son employeur et qu’il était possible de procéder à des aménagements raisonnables sur son lieu de travail. Elle fait également remarquer que des postes qui répondaient à ses qualifications étaient à pourvoir et auraient convenu pour une prolongation du contrat, comme il était d’usage au sein l’Hospice. Selon la pratique de l’établissement, les auxiliaires sont en effet engagé·e·x·s après trois ans à un poste de durée indéterminée si leur travail répond aux attentes de l’employeur.  
La Cour cantonale réfute toutefois ces arguments au motif que la recourante n’avait aucun droit fondé sur la loi à ce que son contrat soit prolongé ou modifié en un contrat de durée indéterminée pour un autre poste. Aux termes de l’art. 334 CO en effet, le contrat de durée déterminée prend fin sans qu’il soit nécessaire de donner congé. Le Tribunal fédéral critique cette décision en rappelant que les preuves requises par la recourante étaient de nature à prouver l’existence d’une discrimination au sens de l’art. 6 LHand, l’art. 8 al. 2 de la Constitution, et l’art. 5 CDPH.

Si les preuves démontrent que des préjugés ont empêché J. de bénéficier de la pratique de l’Hospice Général selon laquelle les auxiliaires ayant donné satisfaction pendant trois ans sont engagé·e·x·s, elles prouvent l’existence d’une discrimination. Dans un tel cas, la Cour doit alors examiner les conséquences juridiques de cette discrimination. La recourante demande en premier lieu sa réintégration au sein du personnel de l’Hospice Général sous réserve que des aménagements raisonnables soient entrepris. À titre subsidiaire, elle requière une indemnité s’élevant à 24 mois de traitement.
 
Le Tribunal fédéral admet partiellement le recours de J. Il annule le jugement attaqué et renvoie la cause à la Cour cantonale pour instruction complémentaire et nouvelle décision. Le tribunal a en effet jugé qu’en l’espèce, il était nécessaire de clarifier les faits et d’examiner les accusations de discrimination ainsi que les réquisitions de preuves à l’aune du droit d’être entendu·e·x (art. 29 al. 2 Cst.) et des autres dispositions pertinentes.   

La Cour cantonale donne raison à la jeune femme

Conformément à la décision du Tribunal fédéral, la Cour statue une seconde fois sur l’affaire. Après avoir mené une nouvelle enquête, auditionné des témoins et administré les preuves demandées, la Cour conclut que la jeune mère a été victime de plusieurs discriminations en raison de son genre et de son handicap de la part de son employeur cantonal.

Cette discrimination se laisse constater dans le refus d’accorder à J. un poste à durée indéterminée, alors que la pratique institutionnelle le demandait. L’enquête a montré que l’employeur a pris cette décision à cause de la grossesse de la recourante et des absences qui en découlaient ainsi qu’en raison de la réduction du taux d’activité de celle-ci liée à son handicap. Il a en outre retenu contre J. ses problèmes de mobilité, son manque d’échanges directs et son manque de collaboration avec ses collègues.

La Cour cantonale a accordé à la recourante une indemnité en vertu de la LEg. La LHand ne prévoyant aucune indemnité en cas de discrimination dans le milieu professionnel, la Cour a considéré que la discrimination en raison du handicap était une cause aggravante et permettait de condamner l’employeur à payer l’indemnité maximale prévue par la loi.

Un grand pas en avant: l’interdiction de la discrimination inscrite dans la CDPH est directement applicable

J. a finalement gagné tant devant le Tribunal fédéral que devant la Cour cantonale genevoise. Ces deux décisions revêtent une grande importance, car elles renforcent les droits des personnes en situation de handicap et précisent le champ d’application de la CDPH en Suisse.

Le Tribunal fédéral a par ailleurs souligné que l’interdiction de la discrimination telle que définie dans la CDPH était directement justiciable, ce qui signifie que les personnes en situation de handicap peuvent se prévaloir de ce texte devant les juridictions suisses. Pour la première fois, les juges de Mon Repos ont également statué que le refus d’aménagement raisonnable sur le lieu de travail constituait une forme de discrimination au sens de la CDPH. Le Tribunal fédéral a donc clairement établi l’obligation pour les employeurs du secteur public de prendre de telles mesures si elles sont nécessaires pour leur personnel.
Au-delà du constat d’une discrimination et de l’octroi d’une indemnisation, cet arrêt marque une étape importante dans la lutte pour l’égalité et la justice.

Sources

contact

Marianne Aeberhard
Responsable Projet Accès à la justice / Directrice de l'association

marianne.aeberhard@humanrights.ch
031 302 01 61
Jours de présence au bureau: Lu/Ma/Me/Ve

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