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Abris PC: les «bunkers» sont-ils conformes à la dignité humaine?

17.08.2015

«J’ai atterri dans un bunker comme si quelqu’un m’y avait poussé. Je n’ai pas eu le choix. Je ne pouvais pas vivre dans la rue ou aller dans un autre pays car cela aurait pénalisé ma procédure de demande d’asile. Je n’ai tout simplement pas pu dire non.» Ce témoignage anonyme a été récolté par le collectif Stop-Bunker, un regroupement de personnes migrantes luttant actuellement dans le canton de Genève avec le soutien de nombreuses associations pour faire en sorte qu’aucun-e migrant-e n’ai plus à vivre dans les abris de la protection civile (abris PC).
Alors que l’hébergement des migrant-e-s en sous-terre gagne toujours plus de terrain en Suisse romande, ce mouvement s’emploie depuis l’hiver 2015 à mettre en avant les terribles conditions de vie des personnes habitant dans ces «bunkers». Il a aussi le mérite de (re)mettre sur le tapis les difficiles questions que pose ce type d’hébergement. 

Genève contre les abris PC

En été 1999, alors que la Suisse est soumise à une pression migratoire hors norme du fait de la guerre au Kosovo, 700 personnes (familles comprises) sont hébergées dans 13 abris PC dans le canton de Genève. Cette situation nouvelle suscite alors l’indignation générale et le 9 décembre de la même année, il ne reste plus aucune personne demandeuse d’asile dans les abris PC du bout du lac, car toutes ont été relogées «en surface». Aujourd’hui, Genève a ouvert un deuxième abri PC, Vaud en utilise 9, Berne 5, Neuchâtel 2 et Fribourg 1. Les familles n’y sont plus logées et jusque récemment, seuls les hommes jeunes, en bonne santé et en attente de leur renvoi y étaient placés. Depuis peu, s’y trouvent également des hommes célibataires qui viennent d’arriver et attendent que la Suisse traite leur demande d’asile.

Considérée dès le départ comme une solution temporaire et onéreuse (près d’un million de francs par année), l’installation de migrant-e-s en abri PC est en train de regagner du terrain dans l’arc lémanique, soulevant à nouveau l’opposition de la société civile, de certains politiques et de nombreux spécialistes, qui en soulignent tous le caractère inhumain. Des mouvements, tels que «Bleibrecht» à Berne, ont déjà par le passé mené de longues campagnes contre cette pratique et certains cantons, comme le Jura, s'y opposent formellement.

Que dit le droit?

Mais il n’est de fait pas si simple d’affirmer que de loger des requérants d’asile sous terre est contraire à la dignité humaine. Dans un arrêt de 2013, le Tribunal fédéral a jugé cette pratique raisonnable sous certaines conditions. Il avait rejeté le recours déposé par S., un requérant d’asile débouté en attente de son renvoi vers l’Italie qui avait demandé sans succès à l’Etablissement vaudois d’accueil des migrants (EVAM) de le transférer d’un abri vers un autre type de logement. Il faisait valoir en particulier que les conditions d’hébergement dans les abris de protection civile lui rappelaient les conditions inhumaines et traumatisantes de ses détentions dans son pays d'origine. Le TF avait conclu que dans ce cas, les conditions d’hébergement ne constituent pas une atteinte à la dignité humaine et au droit à une assistance minimale tels qu’ils sont garantis aux articles 7 et 12 de la Constitution. Il avait également réfuté la violation alléguée de l'art. 3 CEDH qui interdit les traitements inhumains ou dégradants.

Il existe par ailleurs dans le canton de Vaud une loi légitimant cette pratique et acceptée par le TF. L'art. 28 al. 1 et 2 de la Loi sur l'aide aux requérants d'asile et à certaines catégories d'étrangers (LARA) prévoit que les demandeurs d'asile sont en principe hébergés dans des centres d'accueil ou dans des appartements et qu'en cas d'afflux massif et inattendu de demandeurs d'asile, il est possible d’ordonner l'ouverture d'abris de protection civile afin d'héberger temporairement les personnes visées à l'article 2 LARA.

Droit à un logement décent

Du point de vue global, le droit à un logement convenable est avant tout un droit social, protégé notamment par le Pacte I de l’ONU, que la Suisse a ratifié. Mais du fait de la non-justiciabilité des droits sociaux en Suisse, un tel droit y est en pratique impossible à faire valoir (voir notre article sur le sujet). Il existe par ailleurs une Convention qui garantirait ce type de sécurité aux personnes migrantes, la Convention internationale du 18 décembre 1990 sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille. Mais la Suisse ne l’a pas ratifiée et ne compte pas le faire dans un futur proche.

Quand le provisoire dure

Le fait que le TF ait jugé conforme au droit l’hébergement de S. dans un abri PC ne veut cependant pas forcément dire que la pratique actuelle est toujours à la fois légale et respectueuse de la dignité humaine. Comme l’avait souligné le TF, pour qu’un traitement soit considéré inhumain et dégradant au regard de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, «un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L'appréciation de ce minimum dépend de l'ensemble des données de la cause et notamment de la nature et du contexte du traitement ainsi que de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la personne concernée».

A Genève, les séjours en abri PC durent en moyenne six mois mais peuvent s’étendre jusqu’à une année et demi. Ceci alors que la Commission nationale de prévention de la torture a clairement indiqué, dans un rapport de 2013, que de manière générale les installations militaires que sont les abris PC ne sont adaptées qu’à des séjours de courte durée, de trois semaines au maximum. Plusieurs spécialistes de la santé soulignent également comme l’a fait Irène de Santa Ana, psychologue-psychothérapeute à Appartenances dans la Tribune de Genève que «Disparaître sous terre, ne pas pouvoir cuisiner, dormir avec la lumière allumée, dans le bruit et la proximité. Il y a des choses qui semblent être des détails, mais qui avec le temps prennent des proportions énormes. On perd ses repères, les rythmes diurnes et nocturnes et le lien avec la vie.» Enfin, l’EVAM et l’Hospice général, les entités chargées pour Vaud et Genève de l’hébergement des migrants, ont répété à plusieurs reprises que les abris PC étaient une solution humainement insatisfaisante.

Changement de politique en vue?

Dans le canton du bout du lac, une motion des Verts, des socialistes, du PDC et d’Ensemble à Gauche a ainsi été déposée au Grand Conseil en février. Elle demande à l’Exécutif genevois «d’abandonner le recours aux abris de protection civile pour un hébergement de plus de trois mois» et de reloger rapidement les requérants d’asile vivant dans ces locaux souterrains depuis plusieurs mois. En mars 2015, une très large majorité de Grand Conseil genevois a accepté de traiter en urgence cette motion, qui a été renvoyée auprès de la Commission des affaires sociales.

Dans le canton de Vaud, l’avocat et député Jean-Michel Dolivo a déposé une question formelle sur le sujet au parlement vaudois, insistant également sur un hébergement limité à trois mois. Dans sa réponse, le conseil d’Etat vaudois se dit «conscient que ces conditions d’hébergement dans des abris de protection civile ne sont pas idéales, mais il tient à souligner que le recours à des abris de protection civile à des fins d’hébergement ne découle pas d’une volonté́ mais d’une nécessité: c’est en effet, actuellement, la seule solution existante pour pouvoir héberger tous les demandeurs d’asile attribués au Canton de Vaud et satisfaire ainsi à l’obligation qui est faite au canton par la Confédération.» Il rappelle également la légalité de la mesure.

Commentaire de humanrights.ch

L’article 28 LARA pose les termes de la légitimité de l’hébergement des migrant-e-s en abris PC dans le canton de Vaud et l’on peut le considérer à ce titre comme l’un des points de référence, notamment en Suisse Romande.  D’après lui, un hébergement sous-terre est légitime en  cas d’afflux massif et inattendu de migrant-e-s. L’on peut cependant douter que la situation actuelle corresponde réellement aux conditions posées par l’article 28. En effet, peut-on vraiment parler d’afflux «massif et inattendu» alors que, d’une part les statistiques de la migration en 2014 sont sans commune mesure avec ce qu’elles étaient en 1999, au moment où il a fallu ouvrir ces abris pour la première fois à Genève? D’autre part la guerre en Syrie et la situation en Érythrée (les deux pays générant actuellement la plus haute partie des arrivées migratoires en Suisse et a fortiori dans l’arc lémanique) sont des situations anciennes et fort bien connues de la Suisse, comme l’a rappelé la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga pour l’Erythrée le 6 août 2015.

Du point de vue des ONG, le problème se situe bien plutôt dans un manque de préparation des autorités vis-à-vis d’une situation qui n’était pourtant que trop prévisible. Et la situation n’est certainement pas sans lien avec la décision prise en 2006 par Christoph Blocher de ne plus autoriser les cantons à faire des «réserves» en matière d’hébergement. Cette restriction n’a pas manqué de mettre une pression supplémentaire. Des foyers d’accueil ont dû fermer et très peu ont pu rouvrir, puisqu’autant l’EVAM dans le canton de Vaud que l’Hospice général à Genève rencontrent aujourd’hui de grandes difficultés pour obtenir l’autorisation de construire des lieux d’accueil, privant des centaines de personnes migrantes d’un «logement décent».

Du point de vue de la société civile, l’on peut aussi mettre en avant le peu de poids accordé aux droits sociaux et encore plus aux droits sociaux des migrant-e-s. Les ONG réclament depuis de nombreuses années que la Suisse considère les droits sociaux au même titre que tout autre droit et ratifie la Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille. Mais en l’état actuel des choses, les migrant-e-s venu-e-s chercher l’asil, des personnes forcées à quitter leur pays, sont en Suisse une population particulièrement vulnérable, que l’on peut installer sous-terre, dans des logements qui seraient pour tous autres considérés illégaux.