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Référendum contre la surveillance démesurée des assuré-e-s refusé

26.11.2018

En adoptant une loi permettant aux assurances d’espionner librement celles et ceux qui en bénéficient sur la base de leur seul soupçon, le Parlement fait primer la fraude aux assurances sur le respect de la vie privée et de la dignité de tous les assurés. Les votant-e-s l’ont cependant suivi en refusant le référendum à 64.7 % le 25 novembre 2018.

Dans un arrêt du 14 juillet 2017, le Tribunal fédéral avait retenu que les bases légales justifiant la surveillance d’une personne soupçonnée de fraude à l’assurance faisaient défaut (ATF 9C_806/2016). Les juges de Mon-Repos reprenaient ainsi un constat de la Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) de 2016. Dans l’affaire Vukota Bojic contre Suisse, la Cour avait jugé que la Suisse avait violé le droit au respect de la vie privée d’une assurée espionnée à son insu du fait de l’absence de base légale pour fonder la mesure de surveillance.

Revenait alors au Parlement d’y remédier en créant une base légale respectueuse des libertés fondamentales. Une mission qu’il n’a pas remplie, comme l’a également souligné le professeur en droit Kurt Pärli lors du lancement le 15 octobre 2018 de la campagne romande pour le référendum contre la nouvelle base légale sur la surveillance des assuré-e-s: «Si le législateur décide que les assurances sociales doivent avoir le droit de se mêler de la sphère privée des assurés par des surveillances, il est indispensable d'élaborer une loi bien réfléchie qui définisse les bases claires des modalités et limites de la surveillance. L'article 43a de LPGA ne remplit pas ces conditions. En outre, dans chaque cas, une surveillance doit être ordonnée par décision d'un juge. Une assurance n'est pas impartiale et seul un juge garantit un examen objectif de la nécessité d'une surveillance».

Précipitation parlementaire

C’est par le biais d’une nouvelle disposition dans la Loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LPGA), l’art. 43a LPGA, que le Parlement a créé dans un temps record la base légale pour la surveillance des assuré-e-s. Cela s’est fait notamment sous pression de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil des Etats (CSSS-E). C’est elle qui a décidé, le 8 novembre 2016, trois semaines seulement après l’arrêt de la Cour européenne, d’élaborer la nouvelle disposition dont les assurances avaient un urgent besoin. La révision de la LPGA était alors sur le point d’être mise en consultation, mais afin de court-circuiter le processus ordinaire, la CSSS-E a décidé de dissocier l’examen de cette disposition du projet de révision de la LPGA et d’élaborer son propre projet d’article.

Le 8 septembre 2017, la CSSS-E a déjà son projet et il va très loin, puisqu’il ne comprend même pas l’exigence d’une autorisation judiciaire pour le prononcé de mesures de surveillance, un garde-fou pourtant élémentaire. Après une première lecture par le Conseil des Etats le 14 décembre 2017, l’objet est devant le Conseil national au mois de mars 2018. La majorité de la commission compétente avait accepté dans un premier temps que toute observation soit soumise à l’autorisation préalable d’un juge, comme en procédure pénale. Mais cette proposition a finalement été repoussée à la suite d’un lobbying intensif de la Suva et de l’Association suisse des assureurs. Au final, le monstre créé par la CSSS-E est traité en un temps record par le Conseil national puis par le Conseil des Etats pour l’élimination des divergences afin de permettre son adoption au vote final le 16 mars 2018.

Surveillance totale et arbitraire

Dès le début, l’association faîtière des organisations suisses de personnes handicapées Inclusion Handicap avait demandé à ce que la surveillance de fraudeurs-euses présumé-e-s au moyen d’enregistrements d’images et de sons nécessite l’autorisation préalable d’un juge. La loi adoptée n’exige au final l’autorisation judiciaire que pour le placement de traceurs GPS sur les véhicules. Pour le reste, la loi donne toute puissance aux assurances et n’admet aucun contrôle.

La question de savoir où les bénéficiaires d’assurances sociales peuvent être surveillé-e-s a également suscité la controverse. Au Parlement, la gauche a en vain tenté de modifier le projet de loi de sorte que les personnes suspectes puissent uniquement être surveillées dans les lieux publics. La loi autorise désormais leur surveillance dans des lieux «qui sont visibles depuis un lieu librement accessible», y compris les jardins privés, les balcons et les appartements.

L’intégration de ces dispositions dans la LPGA signifie en outre qu’elles s’appliquent non seulement à l’assurance-accidents et à l’AI, mais aussi à l’assurance-chômage, à l’assurance-maladie, à l’assurance militaire, aux prestations complémentaires, au régime des allocations pour perte de gain (APG), ainsi qu’à l’AVS. La portée de cette base légale est ainsi à la mesure des abus qu’elle est en mesure de favoriser : énorme.

Indigne d’un Etat de droit

Mêmes dans le cadre d’une instruction pénale, les personnes suspectes sont moins exposées à l’arbitraire que ne le sont monsieur et madame tout le monde avec la nouvelle base légale pour la surveillance des assurés. Les criminel-le-s potentiel-le-s ne peuvent être mis sous surveillance qu’avec l’accord d’un juge et celle-ci n’est admise que dans les lieux généralement accessibles, raison pour laquelle les espaces privés sont hors limites pour les enquêteurs/enquêtrices. Ainsi, les détectives mandaté-e-s par une assurance sociale peuvent davantage intervenir dans la sphère privée de personnes suspectes que la police lors d’une instruction pénale. Un-e détective d’une assurance serait par exemple autorisé-e à surveiller toute personne suspecte à l’intérieur de son propre logement, s’il est adjacent à un trottoir. Un autre scénario possible serait la surveillance de personnes suspectes avec des drones.

«Les «bases juridiques de la surveillance des assurés» décidées ce jour par le Conseil national ne sont pas dignes d'un État de droit», relevait atterrée l’organisation Inclusion handicap en février 2018.

Et pour cause. La surveillance constitue une atteinte grave au droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH), ce qui implique que les exigences à respecter sont élevées. Elles concernent les modalités de la surveillance, son étendue, sa durée, les conditions et la compétence pour son prononcé ainsi que son exécution, sans oublier son contrôle et les possibilités de recours.

Référendum citoyen

C'est pour cette raison qu'un groupe de citoyens et de citoyennes s'est emparé de la thématique. Indigné-e-s du blanc-seing donné aux assurances, les opposant-e-s ont lancé en avril 2018 une plateforme en ligne qui a recueilli - en à peine une semaine - quelque 25'000 francs de dons et plus de 10'000 promesses de signature en cas de lancement d'un référendum. Ils sont d'ailleurs parvenus à obtenir les 50'000 signatures nécessaires en un temps record. La chancellerie fédérale a ainsi validé le référendum dès juillet 2018, annonçant que les Suisses voteraient sur le sujet le 25 novembre 2018.

Dans la foulée, le Parti socialiste, qui avait tenté en vain de lutter contre la base légale au Parlement, s'est lui aussi mis en campagne. Le Conseil fédéral, de son côté, a sans surprise annoncé en septembre 2018 qu'il recommandait l’adoption de l’article relatif à la surveillance dans les assurances sociales.

Le 25 novembre 2018, 64.7% des votant-e-s ont plébiscité la nouvelle base légale en refusant le référendum. L’histoire ne s’arrête cependant pas là, puisque le comité citoyen à l’origine du référendum a dénoncé auprès du Tribunal fédéral le fait que la Suva et l'Office fédéral des assurances sociales ont publié des faits erronés, qui ont également été utilisés dans la brochure fédérale, avec pour conséquence que les votations se sont déroulées sur des bases inéquitables. Déposé en août 2018, le recours est encore pendant auprès du Tribunal fédéral. En outre, il y a tout à parier que la nouvelle base légale amène à nouveau la Suisse devant la Cour européenne des droits de l’homme et que cette dernière ne goûte guère ce que le gouvernement a fait de sa précédente condamnation dans ce domaine.

La position du Tribunal fédéral

Un problème supplémentaire posé par la loi est le fait qu’elle ne contient pas d’interdiction d’utilisation des moyens de preuves obtenus illégalement. Si un-e détective mandaté-e par une assurance ne respecte pas les limites légales, les preuves ainsi obtenues ne seront pas forcément écartées dans le cadre d’une procédure subséquente. Mais comment est-il possible que des moyens de preuves obtenus illégalement, dans quelque domaine du droit que ce soit, puissent être admis par un tribunal? Pour le comprendre, il faut revenir sur l’arrêt du Tribunal fédéral de juillet 2017 (ATF 9C_806/2016).

Utilisation de preuves utilisées illégalement

Les juges y indiquent en effet que la réponse à la question de l’exploitabilité de moyens de preuves obtenus de façon illégale réside dans une mise en balance des intérêts publics et privés impliqués et doit se faire au cas par cas.

Dans le cas d’espèce, le plaignant avait été suivi et filmé dans les lieux publics qu’il a visités pendant quatre jours en l’espace de deux semaines. Chaque phase de surveillance a duré entre cinq et neuf heures. Selon l’appréciation du Tribunal fédéral, il ne s’agit pas là d’une surveillance systématique ou constante; les droits fondamentaux de la personne concernée n’en auraient été que modestement affectés. De l'autre côté de la balance se trouve l’intérêt public à la prévention de la fraude à l’assurance, auquel le Tribunal fédéral accorde un grand poids. Il est ressorti de cette pesée d'intérêts, conformément à l’arrêt du Tribunal fédéral, que l’enregistrement d’une vidéo obtenue illégalement pouvait être utilisé comme élément de preuve.

Par ailleurs, le Tribunal fédéral avait retenu qu’une interdiction d’utilisation des moyens de preuves obtenus de façon illégale n’entrait en considération que lorsque la surveillance avait eu lieu dans un espace privé. Le fait que cette jurisprudence ne considère pas la sphère privée des assuré-e-s comme étant en principe d'une importance prépondérante pose problème. Elle légitime ainsi l’atteinte à un droit fondamental sans base légale suffisante.

La pratique favorable à l’exploitation de preuves obtenues illégalement du Tribunal fédéral couplée à une loi totalement excessive comme l’est la nouvelle base légale pour la surveillance des assuré-e-s conduit au fait que la protection des droits fondamentaux réclamée par la CrEDH n’est en réalité pas mise en œuvre.

Base légale insuffisante

Dans le même arrêt, le Tribunal fédéral avait évalué le fondement légal d'une mesure de surveillance de l'AI au regard des exigences établies par la CrEDH. En 2016, celle-ci avait jugé que la Suisse avait violé le droit au respect de la vie privée d’une assurée espionnée à son insu du fait de l’absence de base légale pour fonder la mesure de surveillance. 

L'art. 59 al. 5 de la Loi fédérale sur l'assurance-invalidité prévoit seulement la participation de spécialistes pour lutter contre le versement injustifié de prestations. Selon une ancienne décision du Tribunal fédéral, cela comprenait également l’observation par un-e détective privé-e (ATF 137 I 327, consid. 5.2). En 2017, le Tribunal fédéral a donc révisé sa propre jurisprudence à la lumière de l’arrêt de la CrEDH.

La surveillance, qui plus est cachée, présente un haut potentiel d’abus et d’arbitraire, a relevé le TF. Elle exige donc une base légale qui la règle de façon claire, détaillée et exhaustive. Puisqu’une telle base légale fait défaut, la surveillance par l’assurance invalidité est une mesure illicite.

Sources