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Aires d’accueil pour les gens du voyage: la loi neuchâteloise passera au Tribunal fédéral

01.11.2018

Avec une nouvelle loi cantonale adoptée en 2018, Neuchâtel a choisi sa stratégie pour remédier au manque sévère d’aires de stationnement et de transit pour les communautés Yéniches, Sintés/Manouches et Roms: faciliter les expulsions au mépris des droits humains.

Le 20 février 2018, le Conseil d’Etat neuchâtelois a adopté à l’unanimité la loi sur le stationnement des communautés nomades (LSCN). L’objectif est double: déterminer les modalités de séjour de convois nomades sur le territoire neuchâtelois et définir les infractions qui rendent un campement illicite afin de procéder rapidement à une évacuation. Une nouvelle loi qui suscite l’inquiétude, notamment de la Commission fédérale contre le racisme (CFR). Le 18 avril 2018, elle a publié un avis de droit faisant état des nombreux problèmes de droit que soulève le texte neuchâtelois. De leur côté, une organisation Yéniche et l’organisation de défense des droits humains «Société pour les peuples menacés» ont saisi le Tribunal fédéral. La loi étant une première dans son genre, elle risque en effet de servir d’exemples aux autres cantons si les juges de Mon Repos ne l’invalide pas.

La loi en question

Concrètement, le projet de loi neuchâtelois définit le cadre qui autorise le stationnement des communautés nomades en transit à travers le territoire cantonal et en précise les modalités de séjour. En particulier, il confère aux autorités cantonales les dispositions nécessaires pour libérer rapidement un terrain occupé illégalement.

En outre, les conditions de séjour, tels que le paiement d'une taxe journalière, d'une caution, la salubrité des lieux et des alentours sont déterminées au début du séjour dans un contrat dont le modèle est mis à disposition par la Police neuchâteloise. Dans le cas d'une aire d'accueil provisoire ou officielle, les conditions figurent dans son règlement d'utilisation. Ainsi, le convoi d'une communauté itinérante qui s'installerait sur un terrain sans l'accord de son ou sa propriétaire, qu'il soit privé ou public, ou qui n'honorerait pas les clauses du contrat pourrait être renvoyé sans délai. Aujourd’hui, la procédure civile qui aboutit à une décision d’expulsion dure de nombreux mois, une situation jugée insatisfaisante par les autorités cantonales.

Contexte

Neuchâtel souhaite éviter à tout prix la situation de blocage dans laquelle le canton s’est retrouvé en 2016. En effet, fin 2015, le Conseil d’Etat prenait la décision de fermer l’aire de transit de Pré-Raguel à la Vue-des-Alpes (NE), destinée à la communauté itinérante étrangère. En cause: plusieurs dégâts et l’insalubrité causés par certains groupes, engrangeant d’importants désagréments pour les riverains et le tourisme. Malgré cette fermeture, les communautés ont continué d’arriver. Faute d’emplacement, elles ont cependant dû s’installer de manière illicite dans le canton, exacerbant un peu plus les conflits avec la population. Le canton n’a finalement pas eu d’autre choix que de réouvrir l’aire de transit, accompagnée cette fois-ci d’un cadre légal contraignant à l’échelle du canton.

Il n’y a donc actuellement qu’une seule aire de transit pour les nomades étrangers dans le canton. De plus, elle n’est ouverte que quelques mois dans l’année, équipée d’une cabine de toilette, sans eau courante, douche, W.C ou électricité. Une aire de séjour réservée aux communautés itinérantes suisses est également prévue dans la commune de Vaumarcus (NE). La procédure de mise à l’enquête fait l’objet de nombreuses oppositions depuis plusieurs mois du fait de la présence d’une espèce animale en voie d’extinction sur la parcelle. La communauté itinérante suisse a cependant obtenu une solution provisoire. Les autorités neuchâteloises ont mis à disposition une aire de transit temporaire sur le site de Perreux, propriété de l'Etat. La loi concerne cependant toutes les communautés nomades, qu’elles soient suisses ou étrangères.

La Commission fédérale contre le racisme s’en mêle

La nouvelle loi neuchâteloise n’est pas passée inaperçue auprès des organisations de défenses des droits humains et de la Commission fédérale contre le racisme (CFR). Alarmée par la situation, cette dernière a publié, en avril 2018, un avis de droit dans l’objectif de répondre à la question de la légalité de cette nouvelle loi.

Selon le rapport, avant de constituer des lignes directrices en matière d’aménagement du territoire, la LSCN est avant tout une loi spéciale de police. D’une part, la loi ne prévoit pas la création d’aires de stationnement supplémentaire dans le canton, d’autre part, elle renforce les contrôles et impose toute une série d’obligations aux organes compétents dans le but d’agir rapidement en cas de campement illicite. La loi permet, par exemple, de mettre en place des conditions qui facilitent l’expulsion immédiate des communautés Yéniches, Sintés, et Roms par la police, même si le canton ne propose aucune alternative de séjour. En outre, la loi pose des problèmes en matière de prévisibilité du droit et de proportionnalité des mesures. Elle se base essentiellement sur des dangers abstraits (selon lesquels les communautés itinérantes partiraient sans payer, en laissant des déchets etc.) pour imposer préventivement des mesures drastiques aux communautés nomades. Enfin, la loi neuchâteloise n’a aucunement impliqué dans son processus législatif les principaux intéressés, à savoir les représentant-e-s de ces communautés.

Les droits humains balayés

La loi contrevient de fait à de nombreux droits fondamentaux ancrés dans la Constitution fédérale et à différentes dispositions de droit international.

Le droit au logement

Il ressort de la nouvelle loi neuchâteloise que la moindre infraction aux règles permettrait une évacuation collective et immédiate des lieux par la police (art. 24 LSCN). Un contrat qui ne serait pas entièrement conforme au contrat-cadre proposé rendrait de plus le séjour illicite.

Ces mesures d’évacuation collective ne permettent pas de garantir à l’individu la jouissance effective de ses droits fondamentaux, en particulier son droit au logement. La CourEDH a eu l’occasion de définir à plusieurs reprises la notion de «logement» comme un «foyer de vie central» quelle que soit la qualification du domicile dans le droit national ou si le logement est occupé illégalement (Winterstein et autres c. France, 17 octobre 2013, § 141). L’arrêt rappelle que «la vie en caravane fait partie intégrante de l’identité des gens du voyage, et que des mesures portant sur le stationnement des caravanes influent sur leur faculté de conserver leur identité et de mener une vie privée et familiale conforme à cette tradition». Il faut garder en tête que la résiliation d’un contrat de logement est susceptible de causer des problèmes graves et de rendre d’autant plus vulnérable la situation des communautés nomades. Il est ainsi nécessaire de faire respecter le droit au logement, de même que celui à la vie privée et familiale qui lui est associé dans ce contexte. Cela implique de reconnaître une caravane ou un camping-car comme équivalent à une location avec la procédure et les droits qui y sont attachés. En somme, Neuchâtel est en violation du droit à la protection de la sphère privée (art. 13 Cst.) et du droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 CEDH et 27 Pacte ONU II) en ne prévoyant ni de préavis, ni protection juridique contre les résiliations abusives. La volonté de procéder à une évacuation rapide contrevient également à la liberté d’établissement (art. 24 Cst.), lorsqu’elle ne tient pas compte des intérêts de la famille et des problèmes de stationnement (ATF 116a 382 consid. 4a).

Protections juridiques limitées

En outre, la protection juridique offerte aux personnes itinérantes est limitée, voire inexistante, ce qui transgresse le principe d'équité de la procédure. En effet, la procédure et la juridiction administrative du canton (LPJA), garante des droits fondamentaux dans le cadre d’une procédure juridique administrative, ne s’applique qu’en cas d’appel selon l’art. 30 LSCN.

Les conséquences en sont une longue liste de droits humains bafoués, en premier lieu desquels l’absence d’aide juridique et d’interprète avant la procédure d’appel, l’absence d’effet suspensif du recours (y compris sans autre alternative en Suisse romande), enfin, le simple constat de la légalité ou l’illégalité de la situation par le tribunal.

Inégalités de traitement

Une fois de plus, les parcelles pour un long séjour sont réservées exclusivement aux gens du voyage suisses. C’est un problème récurrent dans le pays depuis de nombreuses années que de traiter de façon différenciée les communautés itinérantes nationales et les communautés étrangères (voir notre article à ce sujet). La LSCN ne fait pas office d’exception en la matière. Pourtant, cette inégalité de traitement constitue une discrimination en vertu des textes de loi sur l’interdiction de la discrimination en Suisse, et de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD).

Recours au Tribunal fédéral

C’est pour l’ensemble de ces raisons, ajoutées à la peur de voir la loi neuchâteloise faire tâche d’huile dans le pays, qu’une organisation Yéniche et la Société pour les peuples menacés (SPM) ont saisi le Tribunal fédéral le 23 avril 2018. Le recours se fonde sur l’article 82 al.3 de la Loi sur le Tribunal fédéral (LTF) qui permet d’attaquer les actes normatifs cantonaux sur la base d’un contrôle abstrait. Pour Christoph Wiedmer, co-directeur de la SPM, l’enjeux est de taille: «Nous accordons une grande importance à cette loi, et surtout à son évaluation par le Tribunal fédéral, qui peut ainsi créer un précédent qui servira pour d’autres autorités». C’est désormais au TF qu’il appartient de se prononcer quant à la validité de la loi sur le plan constitutionnel et par rapport aux normes internationales.

Quid du reste de la Suisse?

Le pays tout entier est confronté à une pénurie d’aires d’accueil de logements mobiles. humanrights.ch a déjà dénoncé à plusieurs reprises le manque chronique de structures dans les cantons pour les communautés nomades. Le problème est plus aigu encore concernant les aires d’accueil pour les Roms, comme l’a relevé la SPM dans un rapport complet publié en 2017 (voir notre article à ce sujet).

En réalité, il n’y a en Suisse aucune stratégie commune qui viserait à mener une réflexion à l’échelle du pays ou à une politique plus cohérente dans l’aménagement des aires d’accueil. Ils dépendent essentiellement de la volonté politique des cantons et des communes. Il y a pourtant des exemples dans le pays qui montrent la multitude de solutions qui existent et dont pourraient s’inspirer les cantons. Par exemple, le canton de Schwytz se concentre sur les haltes spontanées avec une loi cantonale qui permet aux privés de louer facilement leurs terrains à la semaine. Dans les Grisons, un camping autorise les séjours ou les transits en vertu d’un contrat signé avec une association de défense des minorités suisses dont le canton se porte garant en cas d’insolvabilité. Enfin, Fribourg a récemment créé une aire multifonctionnelle qui fait également office d’aire de repos pour les poids lourds.

Commentaire humanrights.ch

Force est de constater que la nouvelle loi neuchâteloise est à l’opposé de son but premier, à savoir règlementer le séjour et le transit des communautés Yénites, Manouches/Sintés et Roms et prévoir des solutions concrètes pour accueillir ces personnes.

Aussi bien l’absence de consultation des représentant-e-s du voyage, les garanties à verser et le mode de paiement, tous ces éléments témoignent de la méfiance des autorités envers les communautés nomades et contribuent à une forme de dévalorisation. L’avis de droit de la CFR souligne à juste titre que cette méfiance n’est justifiée par aucuns intérêts publics sérieux ou légitime, qu’elle se base sur des préjugés qui conduisent à l’exclusion et à la discrimination directe des communautés nomades au mépris des droits humains.

Certes, le canton de Neuchâtel a connu de nombreux problèmes après le passage de certaines communautés itinérantes qui ont contribué à la détérioration des infrastructures et la multiplication des conflits avec la population. Mais cette loi ne résout en rien les difficultés du canton, n’approchant pas l’un des problèmes qui est pourtant à la source des tensions et désagréments rencontrés: le manque d’aires d’accueil et l’insuffisance ainsi que le mauvais état des infrastructures. En réalité, c’est justement les infrastructures insuffisantes au sein des parcelles ou leurs mauvais états, qui mènent à des dégradations supplémentaires. C’est également le manque d’aire de séjour et de transit qui contraint aux haltes spontanées et au désordre dans les communes. Ce sont enfin les directives contraignantes imposées aux propriétaires de terrains privés qui risquent de les décourager à mettre à disposition des places de stationnement. Les aider en facilitant la procédure d’évacuation n’est pas la clé du problème. Il serait temps de considérer les véritables sources du conflit et que les intérêts familiaux, sociaux et culturels des communautés Yéniches, Sintés et Roms soient sérieusement pris en compte.

Sources