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Gens du voyage suisses: leurs droits et leurs difficultés

29.04.2014

La Suisse souffre d’un manque chronique de structures pour les gens du voyage. Voilà bientôt dix ans que la Confédération reconnaît régulièrement le déficit en matière d’aires de séjour et de transit dont souffrent les Yéniches, Roms et Sinti de Suisse. Mais les efforts entrepris n’aboutissent à rien et la situation n’évolue pour ainsi dire pas.

Maintenant, 120 itinérant-e-s suisses issu-e-s de la minorité yéniche se sont regroupé-e-s le 22 avril 2014 au Wankdorf, dans le canton de Berne, pour établir un camp de protestation et rappeler ainsi leur existence et leurs revendications pour plus d’aires de séjour. Alors que les autorités s’étaient initialement déclarées prêtes au dialogue, le camp a finalement été évacué de force par la police, sous prétexte que la ville avait besoin du terrain dans le cadre d’un événement déjà prévu.

La réaction des autorités bernoises est ici représentative du manque de volonté politique qui reste de mise dans de nombreux cantons et communes suisses ainsi qu’au niveau de la Confédération. Une réticence à venir à l’encontre des revendications justifiées et légitimes d’une minorité nationale au statut pourtant reconnu.

Reconnaissance dans le droit international….

En ratifiant en 1998 la Convention-cadre sur les minorités du Conseil de l’Europe, la Suisse a reconnu aux Yéniches le statut de minorité nationale. Cette convention leur garantit ainsi non seulement le respect de leurs droits fondamentaux à la liberté, mais aussi des droits spécifiques aux minorités, tel que notamment celui de pouvoir exercer le mode de vie constitutif de leur identité. La convention étant de nature programmatique, elle ne contient cependant pas de droit directement recouvrable par une action en justice.

En 12 ans, la Suisse a déjà à trois reprises signifié dans ses rapports de suivi de la Convention-cadre le manque chronique d’aires de transit et de séjour pour les gens du voyage, deux structures pourtant indispensables au maintien de leur mode de vie traditionnel. En 2012, le Comité consultatif de la Convention – cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des minorités nationales a donc pour la troisième fois demander à la Suisse d’entreprendre les changements et aménagements nécessaires dans les plus brefs délais. Sans plus de résultat qu’auparavant.

Sur le plan international, une ratification de la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) relative aux peuples indigènes viendrait certainement renforcer les droits des Yéniches. Mais la Confédération l’a refusée, argumentant que les coûts de mise en œuvre à la charge de l’État seraient extrêmement élevés.

… Et national

La reconnaissance juridique internationale notable des Yéniches et des gens du voyage suisses ne leur est donc pas d’un grand secours devant les tribunaux helvétiques. Reste donc sur le plan national l’interdiction de la discrimination ancrée dans la Constitution (art. 8 Cst.) ainsi qu’un arrêt du Tribunal fédéral datant de 2003. Ce dernier indique en effet que les besoins spécifiques des gens du voyage doivent être intégrés dans l’aménagement du territoire.

Il est au moins depuis lors clair que pour garantir un nombre suffisant d’aires de transit et de séjour, il faut que la Confédération, les cantons et les communes travaillent ensemble. Pourtant, ces dernières années, le nombre des aires de séjour n’a que très peu augmenté et celui des aires de transit est même en régression.

Sédentaires ou itinérants?

Parmi les citoyen-ne-s suisses, 3000 sont itinérant-e-s, dont une majorité sont des Yéniches et une minorité appartient à d’autres groupes ethniques (Sinti et Roms). Aujourd’hui, une grande majorité des 35'000 Yéniches suisses vivent de façon sédentaire. Est-ce un choix personnel ou forcé par les manques structurels? Voilà qui est difficile à savoir. Ce qui est clair cependant, c’est  que ce déficit limite grandement les Yéniches encore itinérant-e-s dans l’exercice de leur style de vie traditionnel.  En principe, les gens du voyage se déplacent avec leurs familles d’une aire de transit à l’autre de mars à octobre et vont à leur travail depuis l’aire choisie. Durant les mois hivernaux, ils restent plus volontiers dans les aires de séjours, équipées pour les températures plus froides.

Pour Urs Glaus, responsable de l’association «Assurer l’avenir des gens du voyage suisses», les aires de séjour et de transit disponibles en 2012 ne couvraient que 30% des besoins des gens du voyage suisses pour les premières et 60% pour les secondes. Toujours en 2012, la Confédération avait répertorié l’existence de 14 aires de séjour et de 45 aires de transit. Des chiffres qui doivent d’après Urs Glaus largement être relativisés, dans la mesure où nombre d’entre elles sont occupées depuis des années par les Roms venant de France et que pas mal d’autres n’existent que sur le papier. Elles seraient en effet inutilisables du fait de leur vétusté. Il faudrait d’après Glaus en tout 40 aires de séjour et 80 aires de transit pour combler les besoins des gens du voyage suisses.

Absence de volonté politique

 La mise en place d’un plan d’action nationale pour la création d’aires de séjour et de transit aiderait certainement à remédier à la situation. Cette option est cependant hors de question, puisque l’aménagement du territoire est une compétence cantonale. Car c’est aussi là que le bât blesse: bien que la Confédération reconnaisse les déficits structurels, c’est aux cantons qu’il revient d’y remédier concrètement. Cantons qui se trouvent eux-mêmes régulièrement confrontés aux réticences des communes ou de leurs propres parlements au moment de mettre en place les mesures concrètes nécessaires.

Ce qui n’enlève cependant rien au fait que la Confédération elle-même est plus que prudente en la matière. Elle propose uniquement aux cantons un arrangement financier en leur mettant gratuitement à disposition pour huit ans des terrains en déshérence lui appartenant, tels que d’anciennes places d’armes. Dont pourtant aucune n’est à ce jour devenue une aire pour les gens du voyage.

En 2006 déjà, le Commission contre le racisme (CFR) avait jugé cette situation comme étant une forme de discrimination et exigeait qu’une loi fédérale soit édictée afin d’y remédier si aucune amélioration ne pouvait être constatée dans un délai de cinq années.

Que font les cantons?

Certains cantons ont de fait intégré dans leurs plans directeurs des concepts pour de nouvelles aires pour les gens du voyage. Les cantons d’Argovie et de Saint-Gall ont même donné l’exemple en établissant un concept cantonal général basé sur un partenariat avec les communes et fixant clairement les responsabilités de chacun. Mais les émules ont été rares pour l’instant (seulement Berne, Zurich, Schwyz).

Seul reste le résultat. D’après le dernier rapport que la Confédération a transmis au Comité consultatif du Conseil de l'Europe en novembre 2013, le nombre de places créé en 2012 et 2013 est très faible. Une aire de séjour à Genève et une aire de transit à Zurich. Sinon, une aire de transit temporaire a été installée dans le canton de Neuchâtel, où les travaux ont repris pour une aire de séjour définitive. Dans le canton de Soleure, une ou deux nouvelles aires de séjour ont également vu le jour et une coopérative met temporairement certaines terres à disposition des gens du voyage. Dans le canton de Fribourg, une aire de repos à côté de Sâles sera transformée en aire de transit d’ici 2016. Le canton d’Argovie est là aussi exemplaire, dans la mesure où il a mis en place un service spécifique pour les gens du voyage, a accompli deux rénovations et en a déjà prévu d’autres. En Suisse romande, des efforts sont également entrepris, mais ils devraient pour la plupart profiter aux gens du voyage provenant d’autres pays.

Le rapport de la Confédération fait également mention d’une initiative intéressante pour que la création de nouvelles places soit inscrite dans les projets d’agglomération et subventionnée par la Confédération. Dommage que la Conférence suisse des directeurs des travaux publics, de l’aménagement du territoire et de l’environnement (DTAP), l’ait rejetée, tout comme certains cantons. Elle est donc désormais hors jeu.

COMMENTAIRE DE HUMANRIGHTS.CH

Force est donc de constater que la Suisse n’est pour l’instant pas parvenue à établir une politique cohérente permettant d’éviter la discrimination des gens du voyage en matière d’aménagement du territoire et d’espaces de vie. Comment ne pas comprendre alors la grogne des Yéniches suisses désireux de maintenir un mode de vie itinérant? Derrière le camp de protestation qu’ils ont établi à Berne, il y a de fait bien les attentes et exigences légitimes d’une minorité nationale. Il est temps que la Confédération use de sa marge de manœuvre, aussi limitée qu’elle soit, avec plus d’engagement. L’on pourrait par exemple attendre qu’elle dote l’association «Assurer l’avenir des gens du voyage suisse» de la compétence de réquisitionner des terrains pouvant servir d’aire de transit ou de séjour. Il est également nécessaire que les cantons soient plus actifs, eux qui ont jusqu’à présent fait preuve de beaucoup de réticence, voire de passivité

Ceux qui se sont réunis à Berne pour faire entendre leurs voix l’ont fait en se différenciant des gens du voyage issus d’autres pays. Il ne faudrait cependant pas que ceci donne l’impression que ces derniers sont part négligeable. En prenant un peu de recul géographique, l’on voit en effet que la violence contre les Roms a dramatiquement augmenté ces dernières années, notamment en République tchèque, en France, et en Grèce, comme l’a souligné Amnesty International à l’occasion de la journée internationale des Roms.

Sources

Informations complémentaires