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Pauvreté en Suisse: l’étau se resserre et la Confédération se retire

09.07.2019

Le Programme national de prévention et de lutte contre la pauvreté mis en place en 2014 répondait à une nécessité réelle de lutter contre un phénomène en augmentation. Le Conseil fédéral a pourtant décidé de le réduire à un minimum – décision qui ne s’aligne ni avec la Constitution fédérale ni avec les divers obligations et engagements internationaux de la Suisse.

Selon les chiffres de l’OFS, en 2017 c’est 8.2% de la population en Suisse qui était touchée par la pauvreté, dont 103 000 enfants. Selon Caritas, près d’un million de personnes sont menacées de l’être. Aussi, un haut taux de ménages ne saurait faire face à un imprévu de 2000.- dans son budget mensuel – en 2011 ils étaient près de 41%. Des chiffres déjà inquiétants qui ne cessent d’augmenter depuis 2014 et qui cachent évidemment une réalité plus importante. Les causes sont multiples et cela demande une attention particulière de la Confédération, des cantons et des communes pour que le phénomène puisse être analysé dans ses différents aspects et combattu efficacement. Des exigences qui viennent de l’intérieur, en particulier la société civile, mais aussi de différents organes internationaux.

Que fait la Confédération ?

Il a fallu des années pour que la Confédération s’attaque finalement au défi de la prévention et de la lutte contre la pauvreté, donnant enfin suite aux exigences répétées de la société civile et à différents objets parlementaires: motion pour un «plan national de lutte contre la pauvreté» (2003), motion pour des «statistiques sur la pauvreté» (2006), motion pour une «stratégie globale de la Suisse en matière de lutte contre la pauvreté» (2006), motion pour une «stratégie de lutte contre la pauvreté des personnes âgées» (2009) ou encore la motion pour la «mise sur pied d'un monitoring de suivi dans la stratégie globale de lutte contre la pauvreté» (2010). Le «programme national de prévention et de lutte contre la pauvreté» 2014-2018 a établi les bases nécessaires pour mener une lutte transversale et d’ampleur nationale. En effet, sur cinq ans, le programme a développé des bases scientifiques, testé des approches innovantes pour réduire la pauvreté, fournit des outils pratiques et favorisé les échanges entres professionnel·le·s et acteur·trice·s. Pourtant, en avril 2018, le Conseil fédéral a pris la décision de restreindre son engagement à un minimum, en laissant les cantons seuls dans la mise en œuvre de stratégies et en diminuant fortement son apport financier. Il a également renoncé à introduire un monitoring de la pauvreté, alors qu’il l’avait lui-même jugé nécessaire dans son rapport du 18 avril 2018 présentant les résultats du Programme national. Il n’y a donc toujours pas à ce jour d’outils d’observation au niveau national qui permettent de suivre de manière systématique et périodique les différentes dimensions de la pauvreté en Suisse. Cinq ans après avoir adopté sa stratégie, la Confédération se retire donc très sensiblement de la problématique sans avoir tenu toutes ses promesses et renvoie la responsabilité aux cantons. Le directeur de Caritas, Hugo Fasel, n’a pas mâché ses mots en dénonçant dans une prise de position du 27 août 2018 la décision du Conseil fédéral: «(…) le Conseil fédéral refuse de prendre en compte les résultats du Programme (...) il croise les bras et se contentera d’observer de loin l’évolution de la pauvreté en Suisse. Politiquement, cette décision du Conseil fédéral est un retour à la case départ!». L’organisation demande sans équivoque à la Confédération de prendre le leadership contre la pauvreté et exige un changement de perspective politique en la matière.

Les cantons face à leur responsabilité

La prévention et la lutte contre la pauvreté relèvent en grande partie de la compétence cantonale. Caritas rappelle dans son rapport d’août 2018 que les cantons «sont décisionnaires dans des questions aussi centrales que les prestations liées au besoin, les réductions de primes d’assurance-maladie, les offres de soutien aux familles, (…) ou le salaire minimal». Il est donc nécessaire pour les cantons de faire un bilan en matière de pauvreté et de mettre en place des stratégies contraignantes. Dans le cadre du Programme national 2014-2018, un état des lieux des rapports sur la pauvreté en Suisse a été dressé. Il en ressort que les rapports cantonaux sur la pauvreté diffèrent tant du point de vue de leur conception que de celui de leur méthode et qu’ils ne fournissent que rarement une analyse intégrale de la pauvreté dans son caractère pluridimensionnel. Aussi, bien que l’introduction du rapport sur la pauvreté se soit de plus en plus imposée ces dernières années, elle est de plus encore loin d’être systématique et fait même défaut dans certains cantons. Huit cantons en Suisse n’ont encore rien élaboré dans ce sens alors que les autres cantons qui l’ont introduit s’y réfèrent de manière variée, voire pas du tout.

Politique sociale en recul

En parallèle, les cantons s’avèrent de plus en plus restrictifs dans leur appui aux personnes touchées par la pauvreté. Une tendance qui atteint des sommets en Suisse alémanique. L’année dernière, la motion «motivation au lieu de répression» du député au Grand Conseil de Bâle-Campagne Peter Riebli (UDC) avait fait couler beaucoup d’encre. Considérée comme l’attaque la plus radicale à ce jour contre l’aide sociale, elle a été acceptée à une voix près par le Parlement cantonal le 26 avril 2018. La motion demande d'adapter le montant de l'aide sociale de manière à ne garantir que le minimum vital, estimé à 300.-par mois, et de mettre en place une «prime de motivation» progressive pour les personnes qui «souhaitent, sont motivées et s'engagent» en faveur de l'intégration. Aussi, la votation bernoise du 19 mai 2019 sur le projet de modification de la loi sur l’aide sociale, refusée de justesse, exigeait une baisse générale de 8% des allocations (jusqu’à 30% à titre de sanction), alors que ces dernières se trouvent déjà inférieures aux normes et minimum vital définis par la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS). Des normes qui ont pourtant elles-mêmes subi une forte revue à la baisse dans le cadre de leur révision en deux temps entre 2016 et 2017. Répondant aux exigences politiques, la CSIAS a en effet déjà réduit les montants des normes de l’aide sociale en faveur des familles nombreuses et des jeunes adultes et les possibilités de sanctions ont été durcies.

Au niveau national aussi on s’attaque aux prestations sociales. Dans le cadre du développement continu de l’assurance-invalidité, le Conseil National s’est prononcé le 6 et 7 mars 2019 en faveur d’une réduction de 25% des rentes pour enfants octroyées aux bénéficiaires de l’assurance-invalidité. «Les décisions prises vont obliger de nombreuses personnes handicapées à lutter pour survivre», constate Julien Neruda, directeur d'Inclusion Handicap. «Notamment les familles ayant des enfants seront financièrement saignées».

Le système fédéraliste source d’inégalités

De fait, le poids de la compétence cantonale en matière d’aide sociale et d’autres prestations liées à la lutte contre la pauvreté amène des disparités extrêmement problématiques entre les cantons. Un constat qui avait déjà fait l’objet de réflexions de la part du Centre suisse de compétences pour les droits humains CSDH en mai 2015.

Pour pallier ces inégalités, l’exigence d’un cadre fédéral est une demande de longue date. Les objets parlementaires se succèdent avec le dépôt en 1992 d’une initiative parlementaire pour le «Droit au minimum vital», puis plus récemment la motion Humbel (11.3638) ou la motion Weibel (11.3714), demandant à ce que le domaine de l’aide sociale et de la couverture des besoins vitaux soit encadré par une loi fédérale, pour harmoniser les prestations, combler les lacunes et clarifier la position de la couverture des besoins vitaux dans le système social et juridique. Enfin en 2017, deux motions (17.4166 et 17.4167) ont été déposées dans le même sens et à ce jour n’ont toujours pas été traitées. En l’absence d’un tel cadre national, les différences de montants sont notoires entre les cantons et même entre les communes, tout comme pour les subsides de primes, les contributions aux frais de logement ou les prestations complémentaires pour familles. Ces disparités cantonales en matière de politique créés des inégalités au niveau de l’offre et de la nature des prestations sociales et influencent directement la situation économique et juridique des individus suivant leur lieu de domicile. Une situation incompatible avec le respect des droits humains et des droits fondamentaux.

Pauvreté et droits humains

La Constitution fédérale garantit pourtant à l’art. 12 à quiconque se trouvant dans une situation de détresse et n’étant pas en mesure de subvenir à son entretien le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine (aide d’urgence). La protection de la dignité humaine (art. 7 Cst.) revêt en ce sens une importance centrale en tant que principe fondateur dans le fonctionnement de l’aide d’urgence, ultime recours après l’aide sociale. Alors que l’aide d’urgence a pour objectif de prémunir quiconque sans condition contre un standard de vie indigne, l’aide sociale va au-delà du minimum vital prévu par la Constitution au travers de l’aide d’urgence. Elle garantit en effet ce que l’on appelle un minimum vital social assurant une certaine marge de manœuvre à la personne bénéficiaire et, par là même, lui permettant de prendre part à la société et de jouir véritablement des droits fondamentaux que lui garantit la Constitution. Ce filet social essentiel repose également sur les buts sociaux de la Constitution fédérale (art. 41). Des buts sociaux qui reposent principalement sur le Pacte I de l’ONU relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. En ratifiant ce traité, la Suisse s’est engagée à assurer, au maximum de ses ressources disponibles (en particulier par l’adoption de mesures législatives, art. 2), le plein exercice de ces droits (à savoir le droit à un standard de vie décent, art. 11).
Cela signifie que la réalisation pleine et entière des droits du Pacte doit se faire progressivement. Cette obligation implique principalement des conséquences pour les États. Ils ne doivent pas, notamment, prendre des mesures délibérément régressives injustifiées ; celles-ci étant interdites.

Ainsi, tout en ayant une visée programmatique, ils engagent la Confédération à mener une politique qui permette d’assurer progressivement les objectifs sociaux définis et non pas de revenir sur ses acquis comme elle l’a fait en réduisant à peau de chagrin le Programme national, qui était l’un des rares acquis nationaux pour la prévention et la lutte contre la pauvreté. Ces pratiques semblent même correspondre à des mesures délibérément régressives. A défaut, de justification convaincante, la Confédération verrait sa responsabilité internationale engagée pour violation des obligations découlant de l’art. 2 du Pacte I de l'ONU.

Qui plus est, du fait que la pauvreté en Suisse touche encore plus particulièrement les enfants, l’obligation de l’Etat est on ne peut plus claire au regard des articles 6 et 27 de la Convention internationale des droits de l’enfant. En la ratifiant, la Suisse s’est engagée à assurer dans toute la mesure du possible aux enfants un «niveau de vie suffisant pour permettre (leur) développement physique, mental, spirituel, moral et social».

Pluie de recommandations

En outre, la Suisse a déjà reçu un grand nombre de recommandations des différents Comité des Nations Unies lui demandant d’agir sur ce volet, principalement vis-à-vis des familles, des enfants et des femmes. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, lors du dernier examen de la Suisse datant de 2016, lui recommandait l’adoption d’une stratégie nationale de réduction de la pauvreté en mettant l’accent sur les groupes de femmes les plus défavorisées et vulnérables, ainsi que l’élaboration d’une étude pour analyser l’incidence du système de pension alimentaire en vigueur sur les couples à faible revenu en rapport avec l’éventualité de sombrer dans la pauvreté. Le Comité enjoignait aussi la Suisse d’introduire de toute urgence une allocation pour enfant axé sur l’examen des revenus, rejoint par le Comité de droits de l’enfants qui dans ses observations finales recommande lui aussi à la Suisse de renforcer son système d’allocations et de prestations pour les familles de sorte que tous les enfants aient un niveau de vie suffisant dans l’ensemble du pays. Sans compter toutes les recommandations faites à la Suisse par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels DESC lors de son dernier examen en 2010. La mise en œuvre de ces droits en Suisse sera réexaminée en automne 2019.

La pauvreté persistante des groupes vulnérables, le besoin l’offres de structure d’accueil extra-familial accessible pour toutes et tous mais également l’égalité d’accès et des chances dans l’éducation et la formation ont également fait l’objet de recommandations lors du dernier Examen Périodique Universel EPU en 2017 et rejoignent sans surprise sur de nombreux points les mesures avancées par la société civile.

Les attentes du côté de la société civile

Caritas, qui en 2009 a lancé une décennie de lutte contre la pauvreté, publie chaque année un rapport centré sur une facette de la pauvreté en Suisse. Dans son dernier rapport de 2018 «Pour une lutte efficace contre la pauvreté», l’organisation fait part de nombreuses recommandations pour que le phénomène soit abordé de manière cohérente et efficace.

Au niveau institutionnel, l’élaboration d’une stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté qui engage toutes les instances politiques et spécifiquement la Confédération est demandée, ainsi qu’une meilleure harmonisation des politiques cantonales. La société civile exige aussi des mesures dans différents domaines, comme la garantie de la couverture des besoins vitaux, réglementée de manière uniforme au niveau national. La formation doit être pensée de façon à mieux tenir compte de l’égalité de chances et doit être rendue possible tout au long de l’existence. Ceci impliquant des programmes d’encouragement précoce pour tous les enfants, des offres de formations de rattrapage adaptées aux adultes et comprenant le financement des frais d’entretien, le libre accès à une formation continue à tous les niveaux professionnels ainsi que la reconnaissance des diplômes étrangers. Un soutien particulier aux familles est exigé avec l’introduction de prestations complémentaires pour familles dans tous les cantons. Enfin, des possibilités pour une meilleure conciliation de la vie familiale et professionnelle sont plus que nécessaires, le modèle actuel doit être repensé.

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