19.06.2024
En sa qualité d'appartenance à un Etat, la citoyenneté a nécessairement une fonction à la fois inclusive et exclusive. D'un point de vue juridique, une personne appartient à un Etat – ou à plusieurs, dans le cas de personnes ayant une double nationalité ou une nationalité multiple – mais pas à tous les autres Etats. On a ce passeport, mais pas un autre. Quelqu'un peut exercer des droits politiques là-bas, mais pas ici.
Une telle attribution de personnes à des Etats est le résultat de l'ordre mondial actuel, fondé sur le concept d'Etats ( nationaux ). La condition de base pour l'existence d'un Etat est la présence de citoyen.ne.s. Sans peuple, il n'y a pas d'Etat au sens du droit international. Il est donc de l'intérêt des Etats d'avoir des citoyen.ne.s. Et il est également souhaitable que ces citoyen.ne.s forment un groupe suffisamment stable dans le temps. Dans ce contexte, le droit international a longtemps appliqué le principe selon lequel les Etats doivent pouvoir décider eux-mêmes qui appartient ou n'appartient pas à leur peuple, qui obtient ou n'obtient pas la nationalité et dans quelles conditions cette nationalité peut s'obtenir.
Dans les pays démocratiques, ce principe implique que les citoyen.ne.s peuvent généralement faire valoir leurs droits démocratiques de participation pour contribuer à définir les règles d'obtention et de retrait de la citoyenneté. Bien sûr, la formule «les citoyen.ne.s» est exagérée: la participation se limite à ceux qui ont tous les droits politiques et peuvent se faire entendre dans le processus démocratique. De nombreux groupes ont été et demeurent sur le pas de la porte: que l'on pense aux minorités religieuses, aux pauvres ou aux femmes qui ont longtemps été exclues, mais aussi aux enfants ou aux personnes gravement handicapées qui n'ont toujours pas voix au chapitre.
Cet effet d'exclusion est particulièrement manifeste dans la citoyenneté suisse à trois niveaux : les personnes bénéficiant du droit de vote peuvent s'exprimer au niveau communal, cantonal et fédéral pour contribuer à définir le système d'obtention et de retrait de la citoyenneté. Des changements fondamentaux, tels que l'introduction du jus soli ou d'une naturalisation facilitée pour la deuxième génération, nécessitent une modification constitutionnelle et doivent donc être approuvés par le peuple et les cantons. On a vu par le passé que cette procédure représentait un obstacle important pour les réformes progressistes. De plus, dans de nombreuses petites communes, c'est encore l'assemblée communale qui décide si une personne doit être naturalisée. En raison de cette participation démocratique directe, ceux qui font déjà partie du système ont une grande influence sur la décision d'y intégrer ou non d'autres personnes à l'avenir. Depuis ses arrêts de principe de 2003, le Tribunal fédéral suisse souligne que la décision de naturalisation ne se définit pas dans un espace de non-droit et que les décideur.se.s doivent se soumettre au droit, en particulier aux droits fondamentaux. Néanmoins, les décisions de naturalisation sont régies par des exigences strictes et des conceptions stéréotypées du « bon Suisse ». Ainsi, les personnes concernées les perçoivent souvent comme arbitraires, discriminatoires et dégradantes. Pris ensemble, ces facteurs rendent le droit de naturalisation en Suisse particulièrement restrictif.
Du point de vue de l'individu, cependant, la citoyenneté représente plus qu'un instrument d'attribution et d'exclusion. A cette échelle, elle est surtout importante en raison de ce qu'elle signifie pour les droits de l'homme. La citoyenneté est, aujourd'hui encore, associée à certains droits essentiels. Ainsi, seules les personnes de nationalité suisse peuvent participer aux élections et aux votations ou se présenter à des postes politiques. Toutes les autres sont exclues d'une participation directe au processus démocratique, du moins au niveau fédéral. Dans le système démocratique semi-direct de la Suisse, cette exclusion de plus d'un quart de la population conduit à terme à une érosion de la légitimité des décisions démocratiques. Mais dans une perspective individuelle, un autre droit lié à la citoyenneté est encore plus important: seule la nationalité garantit un droit absolu et inconditionnel d'entrée, de séjour et de protection contre l'expulsion et l'extradition. En Suisse, pays de l'initiative sur le renvoi, les personnes sans citoyenneté courent toujours le risque de perdre leur droit de séjour et d'établissement, par exemple lorsqu'elles commettent un délit ou recourent à l'aide sociale. Autrement dit, la citoyenneté en Suisse n'est en aucun cas devenue un statut purement formel. Elle s'accompagne au contraire de répercussions cruciales sur la vie et les perspectives d'une personne. Pour citer Hannah Arendt, la citoyenneté peut donc encore être qualifiée de « right to have rights », le droit d'avoir des droits.
En reconnaissant l'importance de la citoyenneté pour l'individu, on doit également se demander dans quelle mesure la citoyenneté elle-même est ou devrait être protégée par les droits de l'homme. Le droit à la citoyenneté est aujourd'hui ancré directement ou indirectement dans un grand nombre d'instruments fondamentaux en matière de droits de l'homme. En outre, de nombreuses résolutions et recommandations d'organisations internationales telles que les Nations Unies ou le Conseil de l'Europe réaffirment le statut du droit de citoyenneté en tant que droit de l'homme. Même la Cour européenne des droits de l'homme reconnaît le droit à la nationalité, bien qu'il ne soit pas inclus directement dans la Convention européenne des droits de l'homme. Les Etats ont, en revanche, toujours été réticents à accepter des obligations de droit international en matière de citoyenneté et à reconnaître le droit à la citoyenneté en tant que droit individuel contraignant. Néanmoins, le droit à la citoyenneté est aujourd'hui protégé par tant de traités qu'il doit être reconnu comme un droit de l'homme.
Le droit à la nationalité protège de nombreux aspects liés à l'acquisition, à l'exercice et à la perte de la citoyenneté. Il protège l'accès des enfants à une nationalité s'ils venaient à être apatrides sans cet accès. Il interdit aux Etats de retirer ou de refuser arbitrairement la citoyenneté à des personnes. Il interdit toute discrimination dans le domaine de la citoyenneté, qu'il s'agisse, par exemple, du sexe en cas de transmission de la citoyenneté aux enfants ou de l'origine, de la religion ou d'un handicap lors de la naturalisation. Il interdit les naturalisations collectives ou forcées ainsi que le retrait collectif de la citoyenneté à tout un groupe. Il oblige les Etats à faciliter la naturalisation des réfugiés et des apatrides. Il les oblige également à rendre la naturalisation possible et à organiser la procédure de naturalisation de manière équitable.
Par contre, un aspect qui n'est pas expressément protégé par le droit international actuel est le droit à la naturalisation dans un Etat donné. Cela n'est toutefois pas convaincant du point de vue de la théorie du droit. Si l'on considère que la citoyenneté est si essentielle à une vie autodéterminée et digne, à l'identité et à la vie sociale d'une personne qu'elle doit être protégée par les droits de l'homme, un droit à la naturalisation dans un Etat donné doit être obligatoire dans certaines situations. C'est le cas lorsqu'une personne a des relations suffisamment étroites avec un Etat pour que l'appartenance à cet Etat fasse partie de son identité sociale. La Cour européenne des droits de l'homme a également reconnu ce cas de figure dans sa jurisprudence. En d'autres termes, toute personne devrait pouvoir obtenir la nationalité de l'Etat auquel elle est liée par ses conditions de vie réelles. Un tel droit à la naturalisation peut sembler radical dans une perspective plus critique face à la migration. Cependant, du point de vue de la personne concernée, il exprime l'importance de la citoyenneté pour une existence digne. La citoyenneté passe d'un droit de l'Etat à un droit des personnes.
La citoyenneté suisse est encore loin de reconnaître l'importance de la nationalité en matière de droits de l'homme. La naturalisation n'est ouverte qu'aux personnes qui vivent en Suisse depuis au moins dix ans, souvent même depuis des décennies dans la pratique, qui ont un permis d'établissement, qui ne sont pas touchées par la pauvreté et qui ont un bon niveau de formation. La procédure de naturalisation est complexe, longue, coûteuse et sujette à la discrimination. Même les personnes nées en Suisse et qui n'ont jamais vécu dans un autre pays doivent surmonter des obstacles importants pour obtenir la nationalisation. Il s'agit d'un point critique, car ces personnes font partie de la Suisse. C'est ici qu'elles ont leur famille, leur réseau social, leur travail, leurs activités de loisirs, leur vie quotidienne, leur centre d'intérêts vitaux. Du point de vue des droits de l'homme, une réforme de la citoyenneté suisse est donc impérative : ce n'est que lorsqu'elle passera d'un instrument d'exclusion à un moyen de reconnaissance que la citoyenneté sera conforme à sa signification en tant que droit humain.
Avril 2024 / Barbara von Rütte
Cet article a été publié dans le cadre de la publication INES « Argumentaire pour une nouvelle citoyenneté ».