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Isolement carcéral en Suisse: la «black box» doit être réformée

14.10.2014

Rester 23 sur 24 dans sa cellule, sans contact avec les autres détenu-e-s et peu avec le personnel de la prison: ce que beaucoup nomment «la détention dans la détention» est la forme la plus extrême de privation de liberté. En Suisse, une trentaine de personnes environ sont soumises à ce régime de l’isolement carcéral. Un tiers d’entre elles depuis plus d’un an, certaines même depuis cinq à douze ans.

Ce n’est donc pas par hasard que la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) critique durement la façon dont s’applique l’isolement carcéral en Suisse, s’appuyant notamment sur un rapport du Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH). Au centre du problème: l’utilisation de l’isolement pour les personnes présentant des troubles psychiques et qui devraient être prises en charge dans des structures fermées spécialisées. Les motifs qui justifient la mise à l’isolement, ainsi que les inégalités cantonales quant à l’interprétation de la loi posent également de grandes difficultés procédurales, aboutissant à des situations souvent contraires aux droits fondamentaux.

La CNPT et le CSDH montent au créneau

Dans son rapport annuel de 2013 qu’elle a publié en juin 2014, la CNPT s’est penchée de façon détaillée sur l’isolement dans les quartiers de haute sécurité en Suisse. Elle a de fait examiné six établissements de peines et mesures comprenant des quartiers de haute sécurité: les Établissements de la Plaine de l’Orbe (Vaud), les établissements pénitentiaires de Pöschwies (Zurich), de Lenzburg (Argovie), de Hindelbank (Berne), de Thorberg (Berne) l’établissement intercantonal de Bostadel (Zoug). Sur mandat de la CNPT, la CSDH a par ailleurs rédigé une étude concernant les aspects procéduraux des décisions relatives au placement à l’isolement. Elle remet en cause l’utilisation de ce type de détention pour les détenus souffrant de troubles psychiques, le respect du principe de proportionnalité et la durée de ces mises à l’isolement.

Que dit le droit sur l’isolement?

Aux termes de l’art. 78, let.b, du code pénal (CP), la détention cellulaire peut être ordonnée quand il y a lieu de penser que l’isolement est nécessaire pour protéger le détenu ou des tiers. Le Tribunal fédéral a défini, dans sa jurisprudence, les conditions à remplir pour le maintien prolongé à l’isolement d’une personne représentant un danger pour autrui: la mesure doit être conforme à l’art.36 de la Constitution (Cst.), à savoir être fondée sur une base légale, être justifiée par un intérêt public et être proportionnée au but visé.

Au regard du droit international des droits humains, le placement d’une personne incarcérée dans un quartier de haute sécurité viole l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants lorsqu’il est ordonné sur une durée illimitée ou lorsqu’une personne est complètement séparée des autres personnes incarcérées et privées totalement de contacts sociaux (isolement sensoriel complet). La Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a reconnu qu’un tel isolement conduisait à une destruction de la personnalité, ce qui justifie de considérer qu’il s’agit d’une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH).

L’interdiction de la torture et des traitements inhumains peut être violée même dans des situations moins extrêmes. C’est le cas notamment lorsque l’isolement ordonné ou la façon dont il est appliqué ne sont pas justifiés au cas par cas ou disproportionnés. Les facteurs pertinents pour évaluer la proportionnalité de l’isolement cellulaire sont, d’après la pratique des organisations internationales, la durée, l’objectif recherché, les conditions matérielles de la détention ainsi que l’état personnel du détenu (âge, santé, sexe).

L’isolement pour problèmes psychiques

La mise à l’isolement de personnes souffrant de troubles psychiatriques sévères, dans certains cas non traités, est une pratique extrêmement problématique. En Suisse, la grande majorité des personnes détenues soumises à l’isolement le sont pour cette raison, alors qu’elles devraient en réalité être intégrées dans des institutions spécialisées fermées. Incapables de supporter ou de s’intégrer à la détention ordinaire ou aux quartiers fermés des établissements psychiques classiques, elles sont ainsi déplacées dans les quartiers de haute sécurité. C'est évidemment problématique du point de vue des droits humains, parce que des personnes présentant un danger pour autrui en raison de leur problème psychiatrique doivent être intégrées dans des établissements à même de les traiter, et non pas enfermer dans un isolement qui aura toutes les chances d’augmenter encore leur agressivité et leur potentiel de dangerosité.

Étant donné les graves dommages que cause l’isolement sur la santé psychique, il est impératif de mettre en place au plus vite des structures psychiatriques à même de les prendre en charge. En Suisse romande, la création à Genève de Curabilis, qui a ouvert ses portes en 2014, est un pas en ce sens. Reste à bien utiliser cette structure dans le but pour lequel elle a été construite et non pas pour soulager indistinctement Champ-Dollon qui souffre de surpopulation chronique depuis des années. Alors que Curabilis n’est pas encore tout à fait opérationnel, deux unités de mesures accueillent en effet pour l’instant des détenus de Champ-Dollon.

L’isolement à durée indéterminée n’est pas légal

Dans son rapport 2013, la CNPT fait part du cas d’un détenu pour qui l’isolement cellulaire avait été ordonné pour une durée indéterminée et maintenu durant plusieurs années, sans même faire l’objet d’un examen formel quant à son bienfondé. Une situation qui fait froid dans le dos et a amené la CNPT a rappelé que la mise à l’isolement pour une durée indéterminée est contraire à l’article 3 de la CEDH. Par ailleurs, plus le temps à l’isolement est long, plus il sera difficile ensuite pour la personne de se réintégrer dans le système de détention normal, sans même parler de la vie en société une fois libérée.

Réexamen tous les trois mois au moins

Sans arriver jusque-là, de nombreux cantons ne prévoient un réexamen de la mesure qu’une fois tous les six mois. Une durée bien trop étendue si l’on songe qu’un isolement cellulaire dépassant 15 jours consécutifs peut déjà avoir des effets critiques dans certains cas. Qui plus est, la prolongation de l’isolement est rarement prononcée par les autorités cantonales d’exécution, mais par la direction de l’établissement pénitentiaire. Le canton se contente de donner son aval après. Le danger est le suivant: le renouvellement systématique de la mesure sans que n’en soient examinés les motifs ou la proportionnalité au cas par cas. Ce qui ressemble beaucoup à une mise à l’isolement pour durée indéterminée. Le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) a d’ailleurs durement critiqué la pratique d’un réexamen tous les six mois lors de sa dernière visite en Suisse en 2011 et l’a qualifiée de disproportionnée. Tout comme la CPT, la CNPT recommande donc un réexamen au moins tous les trois mois par une instance indépendante et que chaque prolongation soit dûment argumentée et circonstanciée et rappelle que plus la durée de l’isolement s’étend, plus la justification doit être forte.

Harmoniser les bases légales

La prolongation n’est pas le seul point noir dans le domaine de l’isolement cellulaire en Suisse. Un grand flou juridique plane également autour de l’autorité compétente pour décider d’une mise à l’isolement dans un quartier de haute sécurité. Malgré les conséquences d’une telle décision pour la personne concernée, la détention cellulaire est la plupart du temps réglée, non pas dans une loi formelle, mais dans les règlements intérieurs, dans des directives ou dans le programme d’exploitation des établissements. Les cantons de Vaud et de Zurich font office d’exceptions en la matière. La CNPT souligne dans son rapport qu’à l’exception du canton de Vaud, «aucun des autres cantons examinés n’a désigné, au niveau de l’ordonnance, l’autorité compétente pour décider d’une mise à l’isolement.»

Pour la CNPT, l’harmonisation des bases légales régissant l’isolement cellulaire s’impose de toute urgence. Par ailleurs, le CSDH recommande dans son étude que chaque procédure de mise à l’isolement s’ouvre par le biais d’une décision écrite indiquant à la personne concernée les voies de recours (compétences pour prononcer la mesure, durée, motifs la justifiant, garanties procédurales). Ce cadre est d’autant plus important qu’un recours n’entraîne pas d’effet suspensif. De cette façon, il est aussi plus facile pour la personne concernée d’accepter la décision.

Mise à l'isolement sans base légale

Les raisons invoquées pour justifier la mise en isolement sont aussi problématiques. Dans certains cantons, le risque d’évasion et les troubles de l’ordre et de la sécurité de l’établissement sont des motifs qui justifient le placement en isolement cellulaire. Une pratique à la légalité douteuse, puisque ces motifs ne sont pas prévus textuellement dans l’article 78 CP qui règlement la mise à l’isolement. Une interprétation que confirme l’étude du CSDH.

Risque d'évasion

De nombreux règlements cantonaux prévoient la mise à l’isolement dans un quartier de haute sécurité en cas de risque d’évasion, ou d’aide à l’évasion depuis l’extérieur. De récents arrêts du Tribunal fédéral et de tribunaux cantonaux vont également dans ce sens (ATF 1B_36/2008). D’après l’étude du CSDH, cette interprétation irait cependant à l’encontre des termes de l’art.78 let.b CP. Pour le Centre, le risque d’évasion ne pourrait être motif de mise à l’isolement que dans le cas où des informations laisseraient penser que l’évasion serait menée d’une manière propre à faire courir des risques à des tiers, par le biais d’une prise d’otage ou de violence armée par exemple.

L’étude du CSDH relève par ailleurs qu’une mise à l’isolement n’est pas nécessaire pour éviter l’évasion, puisque c’est un objectif que doit déjà remplir un établissement de privation de liberté dans les sections dédiées à la détention normale. Prononcée dans cet objectif, la mise en isolement est donc disproportionnée et contraire à l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants.

Trouble de l'ordre de l'établissement

L’article 78 du Code pénal prévoit bien à sa lettre c. la détention cellulaire sous la forme de l'isolement ininterrompu à titre de sanction disciplinaire. D’après le CSDH, cette norme ne renverrait cependant qu’à un arrêt disciplinaire dans le cadre de la détention ordinaire et ne saurait être utilisée pour justifier une mise à l’isolement dans un quartier de haute sécurité, dont le but reste la prévention. En effet, la mise à l’isolement est ordonnée sur la base d’un danger concret ou supposé que présenterait le détenu pour lui-même ou pour des tiers. La différence entre l’arrêt disciplinaire et la mise à l’isolement dans le quartier de haute sécurité est la suivante: alors que le premier vient sanctionner un trouble à l’ordre pénitentiaire (de façon très réglementée), la seconde ne saurait être utilisée en tant que sanction et ne peut être ordonnée que sur la base d’importantes raisons de sécurités.

La mise à l'isolement dans un quartier de haute sécurité en tant que sanction pour des troubles causés à l'ordre de l'établissement n'a donc pas de base légale. Cette pratique est donc disproportionnée. Dans son étude, le CSDH souligne que l'utilisation de ce motif floute dangereusement la frontière entre le bon ordre de l’établissement et la mise en danger d’autrui et met en garde contre le risque latent de voir l’isolement dans un quartier de haute sécurité utilisé comme forme de sanction disciplinaire déguisée à l’égard des personnes incarcérées. Risque d’autant plus grand dans les cantons où l’autorité compétente pour prononcer l’isolement ne fait qu’une avec l’autorité en charge des sanctions disciplinaires.

Conditions matérielles

En plus des graves lacunes de fond que la CNPT et le CSDH relèvent, se trouve également un reproche matériel d’envergure. Compte tenu des règles internationales et, notamment, des normes du CPT, un enfermement en cellule de 23 sur 24, comme il est de règle en isolement, ne tient pas suffisamment compte du principe de proportionnalité.

La Commission recommande ainsi aux directions des établissements de développer des possibilités d’occupations et d’activités sportives et de loisirs, en permettant aux personnes isolées de bénéficier individuellement de ces offres. La CNPT recommande également de restreindre les contacts avec le monde extérieur en tenant compte du principe de proportionnalité. Tous les assouplissements compatibles avec l’objectif de la mesure (protection de la personne détenue ou des tiers) doivent être adoptés.

Commentaire humanrights.ch

Par bien des aspects, l’exécution des peines et des mesures en Suisse représente un casse-tête complexe et opaque: pas de standards unifiés, des règles pénitentiaires différentes dans chaque canton et s’appuyant sur des règles cantonales tout aussi variées. Dans cette jungle, les personnes placées dans un quartier de haute sécurité, séparées des autres personnes incarcérées, avec des contacts sociaux limités et des possibilités restreintes de faire valoir leurs droits, sont particulièrement vulnérables. Le manque d’harmonisation et de standards minimaux est particulièrement choquant concernant l’isolement cellulaire, tout comme les graves abus que ces lacunes entraînent.

L’on peut cependant comprendre que les établissements pénitentiaires refusent, faute de moyens et de ressources, de mettre en place certaines mesures qui amélioreraient la situation, tels un réexamen tous les trois mois ou la création d’instances indépendantes de réexamen. Ce qu’il manque au personnel pénitentiaire, comme aux détenu-e-s, c’est un lobby fort qui permette au système de la détention d’obtenir la marge de manœuvre financière dont elle a besoin. Dans ce contexte, le travail de la CNPT est précieux. Heureusement qu’elle est là pour s’emparer de la thématique de l’isolement cellulaire jusqu’ici peu mise en avant, alors même que les lacunes sont probantes, voire graves pour certains aspects. Finalement, les personnes concernées, autant du côté des directions pénitentiaires que des détenus, disposent d’une institution qui relaie leur voix et défend leurs intérêts. Alors que le système d’exécution des peines est à genou et que les conséquences pleuvent, il est plus que temps que les autorités prennent leur responsabilité et abordent sérieusement la question des moyens financiers nécessaires à une réforme toujours plus urgente.

Sources

Standards internationaux