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Entreprises et droits humains: vers un devoir de vigilance à l’échelle européenne?

18.01.2022

A ce jour, il n’existe pas de cadre européen contraignant pour engager la responsabilité juridique des entreprises en matière de respect des droits humains et de protection de l’environnement et ainsi permettre un accès à la justice et à des réparations pour les victimes des activités des entreprises. Cependant, en réponse à une dynamique institutionnelle et sociale enclenchée depuis 2019, le Parlement européen a adopté le 10 mars 2021 une proposition ambitieuse sur le devoir de vigilance des entreprises visant à les tenir juridiquement responsables sur l’ensemble de leurs chaînes de valeur. La Commission européenne doit désormais présenter un projet de directive. Le double report du projet de la Commission – le texte était initialement annoncé pour l’été, puis pour la fin octobre 2021 – questionne la possibilité d’aboutissement à court terme d’une législation européenne, sur fond de lobbying des milieux d’affaires et de clivages entre les 27 États-membres. La société civile et de nombreux·ses citoyen·ne·s de l’UE continuent à se mobiliser en faveur d’un devoir de vigilance ambitieux.

Un cadre juridique fragmenté et insuffisant

Les entreprises européennes, des grandes marques de «fast-fashion» en passant par les firmes agro-chimiques, sont régulièrement pointées du doigt pour leurs graves atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement résultant de leurs activités économiques. Pour assurer la conformité des activités des entreprises avec les droits humains, l’Union européenne a longtemps favorisé une approche alliant mesures volontaires et smart mix depuis l’impulsion donnée par les Principes directeurs des Nations Unies (PDNU) en 2011. L’UE s’est ainsi limitée à introduire un devoir de vigilance des entreprises sur quelques produits spécifiques par le biais d’une approche sectorielle; en 2010 pour le bois (Règlement n° 995/2010 du Parlement européen et du Conseil), et en 2017 pour les minerais en provenance de zones de conflit (Règlement 2017/821 du Parlement européen et du Conseil), complété par de strictes obligations de reporting non financier (Directive 2014/95/UE du Parlement européen et du Conseil).

La régulation contraignante s’élabore avant tout à l’échelle des États-membres de l’UE avec la proposition, l’adoption ou l’entrée en vigueur de lois nationales sur le devoir de vigilance. Pour autant, ces dispositions varient entre les États. Par exemple, la loi française relative au devoir de vigilance des sociétés-mères et des entreprises donneuses d’ordre de 2017 – la législation la plus contraignante du continent – à une portée générale, tandis que le réglementation adoptée au Pays-Bas en 2019 ne couvre que le travail des enfants. Une harmonisation européenne sous la forme d’une loi sur le devoir de vigilance des entreprises basées dans l’UE est dès lors nécessaire. Ce besoin est d’autant plus urgent dans le contexte de crise sanitaire, économique et sociale liée à la pandémie de Covid-19 affectant les droits humains dans les pays en développement et dévoilant la vulnérabilité du modèle économique actuel.

Ancrer un devoir de vigilance: l’UE dans les starting blocks...

En avril 2020, le Commissaire européen à la justice Didier Reynders a promis d’élaborer dans le courant 2021 une initiative législative s’inscrivant dans le Green New Deal et le plan de relance européens, visant à obliger les entreprises européennes à assurer un contrôle du respect des droits humains et des atteintes à l’environnement dans leurs chaînes d’approvisionnement. L’annonce du Commissaire est une réponse au rapport de la Commission européenne publié en février 2020 qui révélait que seule une entreprise sur trois sur le territoire européen faisait preuve de diligence raisonnable en matière de respect des droits humains et d’impact sur l’environnement; alors que 70% des 334 entreprises européennes interrogées considéraient que l’adoption à l’échelle communautaire d’une telle réglementation serait bénéfique pour les entreprises. En décembre 2020, le Conseil de l’Union européenne a ensuite demandé à la Commission européenne de «présenter une proposition de cadre juridique pour l’UE concernant la gouvernance durable des entreprises, y compris par le biais d’obligations de vigilance transsectorielles qui s’appliquent tout au long des chaînes d’approvisionnement.»

De son côté, le Parlement européen s’est saisi du sujet en adoptant le 10 mars 2021 une résolution sur la base d’un rapport d’initiative législative soumise à la Commission européenne. Le texte prévoit que toutes les entreprises opérant sur le territoire de l’UE mais aussi les entreprises étrangères ou les PME cotées en bourse et à haut risque puissent être condamnées en justice – avec la possibilité pour les victimes de pays étrangers de demander réparation auprès des cours européennes – pour manquement à leur devoir de vigilance en matière de droits humains. Ces entreprises doivent par conséquent s’assurer de respecter une diligence raisonnable sur leur chaîne de valeur mondiale en cartographiant l’ensemble de leurs activités mais aussi celles de leurs filiales et sous-traitants et en adoptant toutes les politiques et mesures proportionnées en vue de prévenir, d’atténuer et de mettre fin aux atteintes qu’elles auraient identifiées. Les sanctions envisagées incluent de lourdes amendes, l'exclusion des marchés et des aides publics et l’interdiction d’importer certains biens issus du travail forcé. Le projet ne comporte toutefois pas de responsabilité pénale ni de renversement de la charge de la preuve, ce que regrettent certain·e·s représentant·e·s de la société civile. Il revient à présent à la direction générale de la Justice auprès de la Commission européenne de proposer un texte législatif.

… mais une ligne d’arrivée incertaine

Après l’adoption du projet par le Parlement européen, c’est donc la Commission européenne qui aura le dernier mot. Or, la réponse de la Commission d’abord annoncée en juin puis fin octobre 2021 se fait toujours attendre. Selon la société civile européenne, la proposition devrait être rendue publique en février ou mars 2022, même s’il n’y a jusqu’à présent aucune information officielle sur les raisons ce report ni de calendrier précis. Il est possible que l’ampleur du paquet de réglementations en préparation soit à l’origine du retard; la législation sur le devoir de vigilance est en effet adossée à des règles sur la gouvernance d’entreprise et sur l’interdiction d’importations de produits issus du travail forcé. Autre explication: la résistance des milieux d’affaires. Les groupes de pression patronaux tels que BusinessEurope ou CSR Europe, rejoints par leurs relais nationaux, disposent en effet d’une assise importante au sein des institutions communautaires. Trois coalitions d’ONG, à savoir Les Amis de la Terre Europe, European Coalition for Corporate Justice (ECCJ) et Corporate Europe Observatory, s’inquiètent dans leur récente publication de l’influence des lobbys des sociétés transnationales sur le résultat final de directive, dérive déjà maintes fois soulignée.

Comme celles qui ont pesées sur la loi de vigilance française, les entraves des opposant·e·s à une directive ambitieuse pourraient être multiples. Ces puissants lobbys militent pour une limitation de la future directive à des obligations de moyens et non de résultat, c’est-à-dire l’obligation de respecter un processus de diligence même si ce dernier ne suffit pas à prévenir les dommages. De plus, selon le rapport, les lobbyistes des multinationales souhaitent limiter la future loi aux sous-traitants et fournisseurs directs (les entités dites de «rang un») au détriment des entités présentes en aval de la chaîne de valeur. D’autres réserves émises par le monde des affaires ont trait à la mise en cause de la responsabilité juridique pour contribution au réchauffement climatique ou encore à la possibilité pour les victimes de bénéficier d’un renversement de la charge de la preuve. Les ONG continuent donc d’observer l’évolution du processus avec beaucoup d’attention.

Un processus sous le radar de la société civile

L’élaboration d’une législation sur le devoir de vigilance à l’échelle européenne est une revendication constante de la société civile, organisée principalement autour de la European Coalition for Corporate Justice (ECCJ) qui regroupe plus de 480 organisations, mais aussi de syndicats. En février 2020, 500'000 personnes, dont 700 organisations de la société civile à travers le monde ont répondu en faveur d’une législation européenne dans le cadre d’une consultation publique lancée en octobre 2019 par la Commission européenne. Cette dynamique s’inscrit dans la continuité de la campagne de mobilisation citoyenne «Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales» lancée en marge de l’ouverture du Sommet de Davos, le 22 janvier 2019, et qui avait réuni 200 organisations issues de 16 pays européens, à laquelle s’étaient joint·e·s 561 candidat·e·s du Parlement européen issu·e·s de huit listes différentes. La pétition de la coalition, qui avait recueilli 847'000 signatures fin janvier 2020 enjoignait déjà les institutions européennes à défendre un devoir de vigilance à l’échelle communautaire.

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