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Delit de faciès: Situation juridique en Suisse

14.09.2016

En Suisse, il n’y a pas de pratique juridique relative au délit de faciès, ni une jurisprudence qui interdit formellement son application.

Les obligations internationales

Selon le Tribunal fédéral, les prescriptions du droit international sont à respecter dans le cadre de l’interprétation de la législation et du droit constitutionnel suisses (voir à ce propos ATF 140 I 305). Cette règle s’applique aussi aux décisions prises par des organes vérifiant le respect des conventions internationales, tels que la Cour européenne des droits de l’homme, le Comité de l’ONU pour les droits civils et politiques, ainsi que le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (voir notre article: «Le délit de faciès dans le droit international»).

En prenant part en 2001 à la 3ème Conférence mondiale contre le racisme à Durban en Afrique du Sud et en approuvant sa déclaration de principes, la Suisse s’est engagée à mettre en place des mesures effectives et détaillées de lutte contre le phénomène du «profilage racial».

Suite à cette conférence, de nombreux pays, tels que les États-Unis et la Grande-Bretagne, ont adopté dans leurs législations nationales des dispositions conformes au droit international interdisant explicitement le «profilage racial» (voir notre article: «Le délit de faciès dans les contextes nationaux»).

Jusqu’à présent, la Suisse a été d’avis que la création d’une nouvelle définition légale et d’une nouvelle disposition pénale concernant le délit de faciès ne se traduirait pas nécessairement par une amélioration de la situation, et pourrait même au contraire vider de son sens l’interdiction générale de discrimination. La Confédération se réfère ici à des remarques soulevées par le Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH). Dans une étude de 2012, le CSDH a mis l’accent sur le fait que le principe général de non-discrimination risquerait d’être affaibli si, pour chaque sous-espèce de discrimination, une définition légale spécifique et un interdit particulier étaient élaborés.

Le cadre juridique pour les contrôles d’identité

Droits constitutionnels concernés

Le délit de faciès viole l’interdiction de la discrimination définie à l’art. 8 Cst., ainsi que le respect de la vie privée déterminé à l’art. 13 Cst. Ce dernier définit le droit à l’autodétermination individuelle en matière d’information et la faculté de décider en principe soi-même, quand et dans quelles limites, des faits relevant de la vie privée peuvent être communiqués. Le droit à la liberté personnelle, défini à l’art. 10 al. 2 Cst., et notamment le droit à la liberté de mouvement, est également concerné. La liberté de mouvement peut être limitée de manière directe par un contrôle concret, ainsi que de manière indirecte: par exemple, le fait d’éviter certains endroits par crainte de subir des contrôles policiers peut imposer des restrictions importantes dans la vie quotidienne des personnes concernées. Le délit de faciès, en interférant de manière arbitraire avec cet ensemble de libertés individuelles, viole aussi l’art. 9 Cst.

Les contrôles d’identité d’après l’Art. 215 CPP

L’appréhension ainsi que le contrôle d’identité qui en découle sont des mesures d’enquête policière qui trouvent leur fondement juridique autant dans le Code de procédure pénale suisse (CPP) que dans la plupart des Lois cantonales sur la police.

D’après l’art. 215 du Code de procédure pénale suisse (CPP), l’appréhension peut être légitimée autant par des motifs de sécurité policière (en matière de prévention des risques) que pour des dispositions de procédure pénale, par conséquent dans le but d’élucider une infraction (art. 215 al. 1). Ces dispositions visent à effectuer un contrôle sur la personne concernée, c’est-à-dire à établir son identité et à déterminer si elle est impliquée dans une infraction. Les moyens autorisés à cette fin sont définis à l’alinéa 1 de l’art. 215 CPP et comprennent notamment l’identification de l’individu, un bref interrogatoire, ainsi que la fouille de ses bagages et de son véhicule. Pour procéder à une appréhension selon le Tribunal fédéral, il suffit que les circonstances concrètes du cas rendent vraisemblable une relation entre la personne concernée et le délit (ATF 139 IV 128). En guise de critères, le Tribunal mentionne des «raisons objectives, des circonstances particulières, des éléments fondés de suspicion» comme par exemple «la présence à proximité du lieu du crime, la ressemblance avec une personne recherchée, des éléments de preuve du délit et d’autres éléments similaires».

Un soupçon concret de culpabilité n’est par contre pas nécessaire; un tel soupçon peut éventuellement être éveillé par les informations recueillies lors de l’appréhension. Ce caractère préventif, qui s’avère particulièrement problématique lorsqu’il affecte les droits fondamentaux, contraste avec les fondements de la procédure pénale qui imposent de fonder l’enquête policière au moins sur des présomptions concrètes. Étant donné que le seuil d’intervention de la police semble avoir peu de limites effectives, voire une absence de barrières, le cercle des personnes susceptibles d’être touchées par de telles pratiques s’avère être très large. La limite se trouve principalement dans le contrôle abusif et vexatoire.

Ainsi, il convient de se demander si cette règlementation présente des dispositions suffisamment précises quant au contenu, aux finalités et aux limites du contrôle d’identité, afin d’empêcher dans la pratique des formes d’interpellation arbitraire. Ou bien si le caractère ambigu de cette base légale ne légitime en réalité les «contrôles généralisés». Plus les compétences policières seront étendues, plus ces compétences seront exercées de manière non transparente, et plus le risque d’actions policières arbitraires augmentera.

Lois cantonales sur la police et Codes de conduite

La souveraineté policière figure depuis toujours parmi les compétences spécifiques des cantons et parmi les éléments constitutifs les plus importants de la souveraineté cantonale.

La législation cantonale sur la police présente des variations significatives en ce qui concerne l’ancrage législatif des principes fondamentaux de droit international et de droit constitutionnel. Les principes fondamentaux de l’État de droit, tels que le «principe de légalité», le «principe de proportionnalité», ainsi que le «respect de la dignité humaine», sont réaffirmés dans de nombreuses Lois cantonales sur la police. De même, il convient aussi de mettre l’accent sur la présence, dans plusieurs législations cantonales, de principes en matière d’éthique policière. Concrètement, il s’agit de règles générales de comportement social et professionnel, telles qu’agir «avec la meilleure conscience et volonté» (par exemple, dans les cantons d’Aarau et Bâle-Campagne), ainsi que de manière «scrupuleuse, impartiale, disciplinée, polie» (par exemple dans la Loi sur la police du canton d’Obwald). En outre, les dispositions soulignent qu’il faut s’abstenir de tout acte qui pourraient nuire à l’image de la police (par exemple, dans la législation sur la police du canton Glaris), et encore qu’il faut «agir avec discrétion» (par exemple, dans la Loi sur la police du canton d'Appenzell Rhodes-Intérieures), faisant preuve d’un «comportement exemplaire» (par exemple, dans la Loi sur la police du canton des Grisons), et enfin que les agent-e-s doivent «agir de manière collaborative» (par exemple, dans la Loi sur la police du canton de Schaffhouse).

Malgré les appels généraux visant à l’amélioration du comportement des forces de police, il n’y a pas de base légale formelle, dans les cantons, concernant les appréhensions policières allant au-delà de l’art. 215 CPP et interdisant explicitement les contrôles d’identité effectués en l’absence de soupçons particuliers. De même, humanrights.ch ne connait, à une exception près (Lausanne, voir notre article: «Évolution positive dans certains cantons»), aucun code de conduite visant directement le délit de faciès, c’est-à-dire définissant à partir de quand une personne peut être considérée comme suspecte et soumise à un contrôle.

Contrôles d’identité effectués par le corps des gardes-frontière

Avec son adhésion à l’accord de Schengen en 2008, la Suisse a introduit «des mesures compensatoires au niveau national» visant l’abolition des frontières intérieures de l’espace Schengen. Le Corps des gardes-frontière (Cgfr) a conclu à cet égard des accords de collaboration avec les polices cantonales. L’objectif des contrôles effectués à l’intérieur des frontières nationales consiste à repérer les personnes entrées illégalement en Suisse ou séjournant de manière irrégulière sur le territoire national. Depuis lors, le Cgfr n’effectue pas seulement des contrôles à proximité de la frontière, mais s’occupe aussi du trafic ferroviaire international sur l’axe nord-sud et sur l’axe est-ouest, comme le confirme à humanrights.ch David Marquis, responsable de la communication à l’Administration fédérale des douanes (AFD). De tels contrôles n’ont pas lieu uniquement dans les trains qui traversent effectivement la frontière, mais aussi dans ceux qui assurent des connexions avec les trains transfrontaliers.

Ces opérations de contrôle sont menées par le Corps des gardes-frontière principalement sur la base de l’art. 100 et suiv. de la Loi sur les douanes, ainsi que sur les dispositions exécutives définies dans l’Ordonnance sur les douanes (art. 221e et suiv.), à savoir sur la base des accords de collaboration conclus avec les cantons. L’accord réalisé avec le canton de Zurich précise que, dans le but de surveiller la circulation des personnes dans le trafic ferroviaire, le Cgfr peut exercer des contrôles d’identité dans les trains rapides en provenance de l’étranger jusqu’aux stations suivantes (contrôles effectués dans les trains, non dans le périmètre de la gare): Zurich-Altstetten (pour les trains auto-couchettes venant de l’Italie); Bülach et Winterthur (pour les trains venant de l’Allemagne). Dans le canton de Bâle-Ville, le Cgfr exerce des tâches en matière de police des frontières dans les gares du canton situées sur la frontière, ainsi qu’à l’aéroport international de Bâle-Mulhouse-Fribourg (EAP). À Genève, le domaine d’activité du Cgfr comprend l’ensemble du territoire cantonal, l’aéroport de Genève, les gares, les lignes ferroviaires, et le Lac Léman.

Dans l’arrêt Melki, la Cour de justice de l’Union Européenne avait jugé que toute règlementation nationale autorisant – de manière explicite, factuelle ou même «dissimulée» – l’autorité policière à effectuer des contrôles d’identité à des fins de gestion de l’immigration, devaient satisfaire à des exigences, telles que le «principe de clarté des normes» et la «certitude» de l’ordre juridique, lesquelles sont essentielles dans un État de droit (voir notre article: «Le délit de faciès dans le droit international»). Il n’est toutefois pas certain que ce principe soit respecté par la Suisse. En effet, les dispositions nationales contenues dans la Loi sur les douanes, que nous venons de mentionner, ne précisent pas (comme d’ailleurs l’art. 215 CPP) quelles sont les conditions à remplir pour effectuer un contrôle d’identité en cas de séjour irrégulier.