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Suicide dans une cellule d’isolement: la CrEDH condamne doublement la Suisse

06.08.2020

En 2014, un homme en garde à vue s'est pendu après avoir été laissé seul dans une cellule d'isolement sans surveillance pendant quarante minutes malgré des déclarations suicidaires. La Cour européenne des droits de l'homme condamne maintenant la Suisse pour deux raisons fondées sur l’article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme: pour avoir violé le droit à la vie et pour avoir refusé d'enquêter sur l'affaire de manière indépendante.

Dans sa décision du 30 juin 2020, la Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) a conclu que la Suisse a violé le droit à la vie en vertu de l'article 2 de la CEDH, tant dans son contenu matériel que procédural. Malgré les signaux démontrant la vulnérabilité particulière d’un homme de 40 ans et les risques élevés de suicide, les agent·e·s du poste de police d'Urdorf (ZH) n'ont pas pris de mesures efficaces pour protéger sa vie. Le Ministère public ayant ensuite refusé d'enquêter sur l'affaire et le Tribunal fédéral l'ayant soutenu, la Suisse a également violé le droit à la vie en termes de procédure.

L'isolement pour les personnes vulnérables

Le dimanche 28 septembre 2014, vers 21 heures, S.F. provoque un accident de la circulation dans les environs de Zurich. Il est sous l'influence de l'alcool et de médicaments. Il ne subit pas de blessures graves et ne nuit pas à des tiers. Sur les lieux de l'accident, S.F. déclare à sa mère qui s'est précipitée sur les lieux:

M.F.: «Maman, ne sois pas triste si je crève ici.»
S.F.: «Pourquoi quelque chose devrait-il t’arriver ? Tu es seulement ivre et tu n’es pas blessé.»
D.F.: «Je ne veux simplement pas que tu sois triste si quelque chose m’arrive. Le monde est brutal, tu le sais.»

Après avoir été emmené à l'hôpital pour des analyses sanguines, S.F. informe le médecin de son intention de mettre fin à ses jours. Il lui confie également avoir pris des antidépresseurs avant l'accident. À l’annonce de nouveaux examens médicaux, S.F. s’angoisse puis s’agite et, au lieu de le libérer comme prévu, les policier·ère·s décident de conduire S.F. au poste de police pour des examens médicaux complémentaires.

En attendant l'arrivée du médecin au poste et malgré la forte résistance de S.F., les policier·ère·s l’emmènent dans une cellule isolée au sous-sol. S.F. déclare qu'il «avalera tous les médicaments à la maison» et «ne sera pas là le lendemain». À 00h05, les policier·ère·s ferment la porte de la cellule de S.F. puis repartent.

À 00h25, le policier de service se rend brièvement au sous-sol pour un contrôle, où il entend S.F. parler dans sa cellule. Dix minutes plus tard, le médecin de garde arrive au poste de police. Il décide d'attendre l'arrivée des renforts de police. À 01h05 - 40 minutes après le dernier contrôle - le médecin se rend dans la cellule, escorté par les renforts. Là, il trouve S.F. mort, pendu avec son jeans à la grille d'aération.

Dans son rapport d'autopsie, l'Institut médico-légal de Zurich (IRMZ) mentionne divers facteurs encourageant les suicides en détention: l’isolement en cellule carcérale, les pensées suicidaires, les tentatives de suicide antérieures et les problèmes d'alcool. Dans le cas de S.F., au moins deux de ces facteurs de risque étaient présents. L'Institut souligne également qu'il aurait été préférable d'appeler un·e psychiatre urgentiste plutôt qu'un·e simple médecin de garde.

Trois mois après l'incident, le Ministère public de Zurich demande au Tribunal cantonal (Obergericht) de refuser d'engager une procédure pénale contre les policier·ère·s impliqué·e·s, au motif qu'il n'y avait pas de preuve de manquement à leurs devoirs. Le Tribunal cantonal de Zurich suit cette demande et le Tribunal fédéral confirme ensuite cette décision le 14 octobre 2015, à la suite de quoi la mère de S.F. dépose une plainte à Strasbourg.

La CrEDH critique la Suisse à deux égards

Sur le plan matériel, la CrEDH rappelle que l'État a un devoir particulier de protéger les détenu·e·s, car ils et elles sont particulièrement vulnérables. En l’espèce, la Cour estime que, compte tenu du déroulement de la soirée et des différentes intentions suicidaires exprimées par S.F., les policier·ère·s auraient dû être conscient·e·s que celui-ci se trouvait dans une situation particulièrement vulnérable et qu'il y avait un danger certain et imminent pour sa vie. Par conséquent, une surveillance particulièrement étroite aurait dû être mise en œuvre. En le laissant seul dans une cellule sans surveillance pendant quarante minutes, les autorités ont, compte tenu les circonstances, bafoué son droit à la vie.

Sur le plan procédural, la CrEDH rappelle que l'article 2 de la CEDH exige des États parties qu'ils mènent des enquêtes effectives sur les décès suspects. Il importe peu à cet égard de savoir si les actes des agent·e·s ayant contribué au décès en question relèvent d’actions ou d’omissions. Par ailleurs, les personnes chargées de l'enquête doivent être suffisamment indépendantes (par. 123). En l’espèce, les autorités suisses ont retenu qu’il n’existait pas d’ «indices minimaux» d’un manquement de la police justifiant l’ouverture d’une enquête pénale (par. 148), alors que les exigences relatives au refus d'une enquête sont particulièrement élevées lorsqu'il s’agit d’un décès (voir notamment l’arrêt ATF 1C_633/2013, consid. 3.4). Selon la CrEDH, les autorités suisses ont agi de manière arbitraire et contraire au droit fédéral. En empêchant l’ouverture d’une procédure pénale, les autorités suisses ont méconnu le volet procédural de l’art. 2 CEDH.

Un jugement en guise d’avertissement

Une enquête indépendante sur les éventuelles fautes commises par l'État est essentielle à la crédibilité d'un État de droit. S’il apparaissait que la justice et la police étaient alliées et que le comportement criminel des policier·ère·s était délibérément dissimulé, les fondements du pouvoir judiciaire seraient sapés.

Dans le cas présent, les autorités et les tribunaux chargés de l'enquête ont, malgré des preuves évidentes, décidé de ne pas enquêter sur un décès qui aurait manifestement pu être évité. À noter également que la seule question était de savoir si une enquête devait avoir lieu, et non si les policier·ère·s avaient effectivement agi illégalement. Le pouvoir judiciaire donne ainsi l'impression qu'il veut protéger les policier·ère·s à tout prix voire qu’il veut dissimuler la culpabilité de l'État.

Il ne s'agit nullement d'un cas individuel. Les policier·ère·s ne sont quasiment jamais condamné·e·s pour leurs actes. Les enquêtes similaires sont constamment dissoutes et n’aboutissent que rarement. Dans le cas de Wilson A. par exemple, le procureur responsable a tenté à deux reprises d'arrêter la procédure. Dans le cas de M. Ali également, le Ministère public a tenté d'abandonner les poursuites, alors que des policier·ère·s pourtant bien formé·e·s et entraîné·e·s avaient porté pas moins de treize coups à un homme souffrant de troubles mentaux.

L'arrêt de la CrEDH représente un avertissement pour la Suisse. Les responsables politiques sont invité·e·s à prendre d'urgence des mesures pour garantir une enquête effective et équitable sur les fautes commises par la police. Les victimes individuelles et leurs proches ne doivent plus mettre dans la balance leur sécurité financière et leur santé mentale en s’engageant dans de longues années de guerre juridique pour obtenir ne serait-ce que l’ouverture d'une enquête indépendante.