26.10.2022
Les incidents racistes portés à la connaissance des centres de conseil pour les victimes du racisme reflètent des situations de discrimination extrêmement diversifiées. Ces cas ne doivent pas être considérés comme marginaux. Ils témoignent d’un enracinement historique du racisme dans les structures sociales, qui légitiment et perpétuent les inégalités de traitement.
Contribution de Gina Vega, responsable de l’antenne Discrimination et racisme, ainsi que du Réseau des centres de conseil pour les victimes du racisme auprès de humanrights.ch, dans TANGRAM 46
Le racisme est un phénomène pluridimensionnel qui se (re)produit quotidiennement et systématiquement, à tous les niveaux de la vie sociale. Pour l’appréhender, il faut prendre en compte les dimensions interpersonnelles, institutionnelles et structurelles dans lesquelles il s’inscrit et par lesquelles il se manifeste, créant une situation de «normalité». Indissociables et interdépendantes, ces dimensions intègrent des rapports de force qui traversent les structures, les normes et les pratiques sociales, avec un impact sur les agissements des institutions et des individus.
Le Réseau de centres de conseil pour les victimes du racisme recueille depuis plus de dix ans les signalements de discrimination raciale. Observés dans tous les domaines et tous les contextes, les incidents rapportés reflètent la systématique du racisme en Suisse, que ce soit dans la vie de tous les jours, où il prend la forme d’injures, de propos avilissants et de sous-entendus, ou sur les plans structurel et institutionnel, avec des manifestations telles que le profilage racial ou des obstacles dans l’accès à l’emploi, à l’éducation, à la santé et au logement.
Année après année, ces signalements montrent que le racisme est un fléau qui n’épargne aucune région de Suisse, touchant différents groupes de population, et font apparaître une constance dans les formes revêtues et les effets produits. Les personnes concernées sont confrontées à des situations de racisation et à la stigmatisation généralisée de l’«altérité» fondée sur certaines idéologies forgées au cours de l’histoire. Sur le plan individuel, ces représentations du monde sont ancrées dans des schémas de pensée qui génèrent – de façon consciente ou inconsciente – des actes à caractère raciste. Sur les plans institutionnel et structurel, la polarisation, les généralisations et la hiérarchisation des groupes et des individus qu’elles génèrent ont un impact sur l’application de la législation, les bases de connaissances, les tâches routinières et les processus décisionnels. C’est ainsi que certaines personnes se retrouvent de facto défavorisées, et d’autres privilégiées.
Difficulté à identifier et nommer le racisme structurel
Souvent insidieuse, la discrimination structurelle est difficile à identifier pour les personnes qui n’en sont pas victimes. Comme elle ne relève pas d’une intention personnelle, mais se déploie à l’échelle des institutions, elle tend à être tolérée socialement. Cela explique par exemple les difficultés rencontrées par les personnes admises à titre provisoire pour trouver un emploi ou accéder à des offres de formation, même après plusieurs années de séjour en Suisse. Le cas des femmes musulmanes portant le voile qui sont exclues des postes d’enseignement ou impliquant un contact avec la clientèle, ce qui les empêche de facto d’exercer certaines professions, est également caractéristique. Parmi les autres exemples de discrimination institutionnelle, on peut citer les contrôles systématiques et non motivés de personnes noires par les policiers, les gardes-frontières et le personnel d’entreprises de sécurité, les difficultés des personnes ayant un nom à consonance «étrangère» à décrocher un entretien d’embauche ou un rendez-vous pour la visite d’un logement, ou encore le fait que les enfants noirs ou d’origine étrangère soient moins encouragés dans leur progression scolaire et confrontés à une attitude stéréotypante du corps enseignant et de leurs camarades.
Ces exemples ne représentent qu’une faible part des cas rapportés aux centres de conseil pour les personnes victimes du racisme. Les domaines les plus touchés par la discrimination raciale demeurent ceux du travail, de la formation, du logement, de l’administration et de la police. Il ne s’agit toutefois là que de la pointe de l’iceberg. La majorité des situations vécues ne sont en effet pas portées à la connaissance des centres de conseil, soit parce que le sentiment d’impuissance et de honte généré chez les personnes concernées est trop grand, soit parce qu’elles peinent à identifier comme telles les discriminations structurelles dont elles sont l’objet.
Des moyens juridiques insuffisants et une réflexion qui reste à initier
Les possibilités de se défendre contre le racisme structurel sont très limitées. D’une part, les conditions-cadres légales et l’accès insuffisant à la justice constituent des obstacles majeurs pour les personnes subissant le racisme. De plus, lorsque la victime parvient malgré tout à engager une procédure juridique pour dénoncer la discrimination structurelle, elle n’obtient pas toujours gain de cause ou réparation du tort moral causé. D’autre part, les institutions tendent souvent à contester résolument l’existence de discriminations structurelles et sont peu enclines à remettre en cause les structures et procédures établies, ce qui contribue à faire perdurer les pratiques racistes. Les services de police ne reconnaissent ainsi toujours pas que le profilage racial est structurellement ancré à tous les niveaux de l’institution, considérant ces comportements discriminatoires comme marginaux. Les situations vécues n’étant pas prises au sérieux, les effets préjudiciables pour les personnes concernées ne sont pas reconnus: les sentiments d’inégalité de traitement et de discrimination persistent, ce qui accroît la frustration et la résignation.
Sur le marché du logement également, les processus décisionnels et les comportements ne sont pas remis en question. Le cas suivant l’illustre parfaitement: ayant vu une annonce pour un appartement, un citoyen suisse d’origine kosovare contacte la régie immobilière pour prendre rendez-vous pour une visite. On lui indique que ce n’est pas possible, car un nombre suffisant de personnes se sont déjà manifestées. Sa partenaire et son beau-frère, qui portent un nom typiquement suisse, contactent à leur tour l’administration et se voient proposer un rendez-vous quelques jours plus tard. Sur recommandation d’un centre de conseil, l’homme demande des explications à la régie immobilière: on lui répond qu’il s’agit d’un malentendu, que le refus de rendez-vous n’est en aucun cas imputable à des préjugés racistes. Désabusé, l’homme rompt tout contact avec cette régie.
D’autres signalements montrent que ces cas sont loin d’être isolés, mais reflètent des vécus largement partagés. Une situation que les résultats de l’étude réalisée par l’Office fédéral du logement en 2019 viennent étayer.
Reconnaissance du problème
Le racisme structurel touchant à plusieurs domaines de la vie et étant inscrit dans des pratiques de discrimination systémique, il a de lourdes conséquences pour les personnes qui le subissent. Il tend par ailleurs à entamer l’image de soi de plusieurs générations, qui ont intériorisé les stéréotypes humiliants. Ces aspects ont un impact négatif sur la qualité de vie des personnes concernées: au stress occasionné par la discrimination et aux atteintes psychiques et physiques s’ajoutent des conséquences sociales et financières à long terme.
Si une prise de conscience globale du racisme s’opère progressivement en Suisse, il n’existe toujours pas de consensus sur le fait qu’il trouve son origine dans les valeurs, les règles et les pratiques établies dans les institutions et les structures sociales, et qu’on ne saurait le réduire au comportement de quelques individus isolés. Ce sont avant tout les politiques et les décisionnaires au sein des institutions et des organisations qui doivent examiner les efforts déployés pour lutter contre la discrimination, reconnaître que le racisme est un problème structurel et institutionnel qui touche toutes les sphères de la société et initier les mesures adéquates pour le combattre.
Le Réseau de centres de conseil pour les victimes du racisme publie depuis plusieurs années une analyse des incidents racistes qui ont été portés à sa connaissance. Les cas recensés englobent à la fois ceux qui relèvent effectivement de la discrimination raciale et ceux pour lesquels la motivation raciste ne peut être totalement exclue. L’objectif de ce monitoring est de mieux comprendre les formes cachées de discrimination structurelle sur la base de données parlantes, et d’améliorer leur visibilité pour sensibiliser la société à cette problématique. Il appartient à chacun et chacune d’entre nous de remettre en cause les règles, les procédures et les habitudes établies, de porter un regard critique sur les conséquences pour les victimes de discrimination, et de briser le racisme dans toutes ses dimensions.
Cette contribution a été publiée en octobre 2022 dans TANGRAM 46, une revue de la Commission fédérale contre le racisme (CFR). Vous trouverez ici des informations complémentaires ainsi que la bibliographie relative à ce texte.
contact
Meral Kaya
Personne de contact ad interim Réseau de consultations pour les victimes du racisme
meral.kaya@humanrights.ch
031 302 01 61
Jours de présence au bureau: Ma