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Droits sociaux – La Suisse a l’occasion de se libérer d’une position d’un autre âge

16.07.2019

Contribution du Dr. Christophe Golay, Senior Research Fellow et conseiller stratégique sur les droits économiques, sociaux et culturels à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève, rédigée dans le cadre de la 6e Conférence de la Plateforme des ONG suisses pour les droits humains dédiée à la thématique «La protection des DESC en Suisse: Où en est-on?».

La Suisse va être examinée par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (DESC) des Nations Unies en octobre 2019. Après 1997 et 2010, c’est la troisième fois qu’un bilan de la protection de ces droits dans notre pays va être réalisé à l’ONU.

Alors que le rapport officiel du gouvernement a été envoyé, les organisations de la société civile finalisent leur rapport «parallèle». Cet exercice est l’occasion de faire le point sur la protection des DESC aux niveaux international et national.

A l'origine

Les DESC ont été proclamés pour la première fois au niveau international dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de 1948, avant d’être consacrés dans le Pacte international relatif aux DESC en 1966. Pendant le reste de la guerre froide, l’évolution de leur protection a été considérablement ralentie, mais cette évolution a repris de plus belle après la Conférence mondiale sur les droits de l’homme de Vienne en 1993.

Depuis 1993, le Comité des DESC a défini les droits consacrés dans le Pacte international relatif aux DESC dans plus de vingt observations générales et il a surveillé la mise en œuvre du Pacte dans la majorité des 169 Etats parties. Plus d’une dizaine de procédures spéciales ont été créés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour contrôler la réalisation des DESC – y compris le droit à l’éducation, le droit au logement, le droit à l’alimentation, le droit à la santé, le droit à l’eau et à l’assainissement et les droits culturels. Qui plus est, ces droits sont aujourd’hui au cœur des Objectifs du développement durable.

Dans les vingt dernières années, l’éclosion d’une jurisprudence très riche sur les DESC – aux niveaux national, régional et international – a également démontré que ces droits étaient parfaitement justiciables. Cette évolution a culminé avec l’adoption du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux DESC par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 2008. L’adoption de ce Protocole, en créant un système de communications individuelles et collectives devant le Comité des DESC en cas de violations du Pacte, a consacré le principe selon lequel toutes les victimes de violations des droits humains – civils et politiques comme économiques, sociaux et culturels – ont le même droit d’avoir accès à la justice.

Protection croissante de ces droits…

L’évolution considérable de la protection des DESC au niveau international a été accompagnée par une protection croissante de ces droits en Suisse depuis 1990. La Suisse a adhéré au Pacte international sur les DESC le 18 juin 1992 et elle a ratifié plusieurs autres traités internationaux qui consacrent les DESC, parmi lesquelles la Convention relative aux droits de l’enfant et la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.

La Suisse a également consacré plusieurs DESC dans la Constitution fédérale adoptée en avril 1999 et entrée en vigueur le 1er janvier 2000. En particulier, le droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse (article 12), le droit à un enseignement de base (article 19) et le droit de grève, composante du droit à la liberté syndicale (article 28), ont été consacrés comme des droits fondamentaux.

Cette consécration a été complétée par l’incorporation d’un catalogue de buts sociaux à l’article 41 de la Constitution. L’accès à la sécurité sociale, aux soins de santé, à des conditions de travail équitables, à un logement approprié, à une formation initiale et continue et le soutien à la jeunesse ont ainsi été consacrés comme des buts sociaux – non invocables en justice – à l’article 41 de la Constitution.

Cette protection constitutionnelle a été précédée et complétée depuis 1999 par une jurisprudence du Tribunal fédéral sur la protection du noyau dur des DESC, en particulier le droit à des conditions minimales d’existence et le droit à un enseignement de base. Il faut cependant souligner, a contrario, que depuis l’adhésion de la Suisse au Pacte international relatif aux DESC en 1992, les autorités politiques et judiciaires ont toujours refusé de reconnaître l’applicabilité directe des droits qui y sont consacrés.

…Mais la Suisse maintient une position restrictive

Cette position contrastée des autorités suisses sur la justiciabilité des DESC s’est traduite au niveau international par une position restrictive de la Suisse pendant les négociations du Protocole facultatif se rapportant au Pacte. Mais au moment de l’adoption du Protocole facultatif le 10 décembre 2008, la Suisse s’est jointe au consensus.

Dans ses rapports présentés au Comité des DESC, la Suisse a présenté des positions restrictives sur la nature et la justiciabilité des droits en question. En 1997 et en 2010, devant ce même Comité, la Suisse a soutenu que les dispositions du Pacte international relatif aux DESC représentaient des principes et des objectifs programmatiques, pas des obligations juridiques. Et elle a réitéré la même position de principe dans son rapport envoyé au Comité pour l’examen d’octobre 2019.

Alors que cette position était très répandue parmi les Etats et au sein de la doctrine au moment de l’adoption du Pacte, il y a plus de 40 ans, la Suisse est aujourd’hui l’un des derniers Etats parties à la défendre. Le mot «droit» apparaît 59 fois dans le Pacte international relatif aux DESC, qui est un traité de protection des droits humains consacrant par nature des droits individuels et prévoyant des obligations juridiques pour les Etats parties. Cette interprétation a été soulignée à de très nombreuses reprises par la doctrine et elle a été confirmée par la Cour Internationale de Justice.

L’heure de la cohérence a sonné

La position de la Suisse a donc logiquement été critiquée par le Comité des DESC. En 2010, le Comité a regretté que la Suisse «n’ait pas modifié sa position selon laquelle la plupart des dispositions du Pacte constituent simplement des objectifs programmatiques et des buts sociaux, et non des obligations juridiques» et il lui a recommandé «de prendre des mesures pour que le Gouvernement fédéral et les cantons conviennent de textes législatifs détaillés donnant effet à tous les droits économiques, sociaux et culturels de manière uniforme ; de créer un mécanisme efficace pour veiller à ce que le droit interne soit compatible avec le Pacte ; et de garantir des recours judiciaires utiles en cas de violation des droits consacrés par le Pacte».

L’examen de la Suisse en octobre 2019, enrichi par le rapport parallèle des organisations de la société civile, représente une belle opportunité de parvenir à une meilleure reconnaissance de l’importance et de la valeur juridique de ces droits dans notre pays.