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L’affaire des bagagistes de Genève pose problème du point de vue des droits humains

17.02.2016

Depuis le 22 décembre 2015, 32 bagagistes de l’aéroport de Genève ont été privés de leur badge d’accès au tarmac de l’aéroport sur demande du Département de la sécurité et de l’économie (DSE). Ces personnes, travaillant pour des entreprises d’assistance au sol indépendantes de l’aéroport, ont dû pour la plupart être renvoyées suite au retrait de leur badge, puisque sans celui-ci, elles ne pouvaient pas exercer l’activité pour laquelle elles avaient été engagées. Dans ces conditions, il est impossible de parler de licenciement abusif, puisque l’entreprise qui a licencié avait en l’occurrence une bonne raison de le faire.

L’on peut également difficilement mettre en avant la présomption d’innocence, puisque qu’aucune charge ne pesait contre les personnes concernées et que leur casier judiciaire était vierge, comme l’exigeait le poste qu’elles occupaient. Enfin, force est de présumer qu’il ne s’agit pas incontestablement d’un cas de discrimination, puisque, bien que la plupart d’entre-elles soient musulmanes, ce n’est pas le cas de toutes. Toujours est-il que toutes avaient des noms arabes, ce qui indiquerait un cas de discrimination fondé sur l’origine de ces personnes.

Se basant sur des raisons pourtant peu évidentes, cette mesure présente bel et bien un problème en matière de droits humains, notamment du point de vue du respect de la vie privée et du droit à un procès équitable, tel que décrit ci-dessous.

Pourquoi le retrait?

Pourquoi ces employés se sont-ils vu retirer le précieux sésame? D’après l’avocat de plusieurs des bagagistes qui ont fait recours contre la décision de l’État, Pierre Bayenet, les retraits reposent sur un échange d’informations entre la France et la Suisse sur la base du fichier français TAJ (Traitement d’antécédents judiciaires), commun à la police et à la gendarmerie nationales. Ces fichiers contiennent des données à caractère personnel concernant les victimes et les personnes mises en cause, mineures ou majeures, à l'encontre desquelles sont réunis des indices rendant «vraisemblable» qu'elles aient pu participer comme auteurs ou complices à la commission d'un crime, d'un délit ou de certaines violences volontaires, provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence, dégradations légères. Le TAJ recense également les personnes victimes d’infraction ou de crimes en France. 

Tous fichés?

La «vraisemblance» en cause ici est décidée par les agents de police seuls. Dans les faits, cela veut dire que les personnes fichées peuvent l’être parce qu’elles ont été témoins d’un crime, soupçonnées d’y avoir participé ou simplement interrogées par la police et avoir soulevé des soupçons. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), chargée de contrôler ce fichier, estime à pas moins de 9'500’000 le nombre de personnes présentes dans le TAJ en qualité de «mises en cause».

Les personnes mises en cause sont par défaut fichées sur 20 ans (avec des variations entre 5 et 40 ans). Les mineur-e-s le sont 5 ans au moins, 20 ans au plus. Par ailleurs, les personnes qui y sont inscrites ne sont pas informées du fait qu’elles y sont inscrites et n’ont pas le droit de s’opposer à leur inscription. Elles n’ont pas le droit d’accéder directement aux données qui les concernent. Elles doivent le cas échéant déposer une demande à la CNIL. Cette dernière entamera alors un long et souvent infructueux chemin afin que les personnes concernées puissent consulter leurs données et la CNIL vérifier qu’elles sont correctes (ce qui est rarement le cas). Par exemple, les affaires ayant abouti à non-lieu restent encore bien trop souvent dans le fichier TAJ au lieu de disparaitre comme elles le devraient.

TAJ très critiqué

Ce fichier TAJ, utilisé de façon indiscriminée par l’Etat de Genève pour demander le retrait de badge de 32 personnes, est par conséquent largement controversé et critiqué en France. La CNIL elle-même a souligné à maintes reprises les problèmes rencontrés: erreurs de saisie, utilisation du profil de consultation judiciaire lors des enquêtes administratives, réelles carences en matière de mise à jour du fichier, etc. La CNIL précise même, dans sa fiche d’information sur TAJ, «qu’aucune solution opérationnelle n’a été formellement mise en œuvre par le Ministère de l’Intérieur pour la mise à jour des données provenant des fichiers (…) et pour lesquelles un taux élevé d’erreurs et d’inexactitudes a été constaté à plusieurs reprises par la CNIL». Le 2 février 2015, la Présidente de la CNIL a en outre mis en demeure le Ministère de l’Intérieur et le Ministère de la Justice de respecter les délais légaux qui leur sont impartis pour répondre aux demandes de droit d’accès indirect TAJ. Elle soulignait à cette occasion que certaines demandes étaient pendantes depuis 2010 et que ces retards avaient pour effet de priver des personnes d’un droit d’accès et de rectification efficace des données les concernant enregistrées dans ce fichier. A la suite des promesses du Ministère de l’Intérieur de rectifier cet état de fait, la CNIL a retiré sa mise en demeure, mais aucune information sur les progrès réalisés n’a été communiquée. 

Violation de la sphère privée?

Pour les 32 bagagistes concernés par le retrait de badge, le problème est désormais qu’ils ne connaissent pas la raison de cette restriction ayant un impact important sur leur vie et qu’ils n’ont, pour l’instant, aucun moyen de la connaître. Cet impact risque d’être d’autant plus grand que, du fait d’une série d’articles du journal Le Temps, ces personnes passent pour des radicalistes islamiques alors qu’à aucun moment, ce reproche ne leur a été fait par les autorités, qui parlent plus volontiers «d’appréciations qui relèvent du droit commun» (déclaration de Pierre Maudet, conseiller d’État en charge du Département de la sécurité et de l'économie). Il semblerait ainsi que le point commun entre les personnes à qui l’on a retiré leur badge n’est ni la religion, ni l’origine ou la nationalité, mais bien le fait qu’elles aient toutes vécu en France à un moment ou à un autre. 

Le fait que les bagagistes n’aient pas accès à l’information qui a conduit à leur éloignement pose évidemment un problème en matière de protection juridique, puisque, comme le souligne l’avocat Pierre Bayenet, «Comment faire recours contre une décision dont on ne connait pas les motifs?» Elle pourrait en ceci être contraire à l’article 6 al. 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit que «toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle».

La situation genevoise pose également la question sensible du respect du droit à la vie privée. L’utilisation par les autorités genevoises d’un fichier qui ne dispose pas de droit de consultation directe et de modification efficace est-elle conforme avec l’article 8 CEDH, qui garantit le droit à la sphère privée? Au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et notamment d’un arrêt contre l’Angleterre datant de 2008, il y a fort à penser que non. La Cour avait alors précisé: «la protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues dans cet article (...).

La nécessité de disposer de telles garanties se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique, en particulier lorsque ces données sont utilisées à des fins policières. Le droit interne doit notamment assurer que ces données soient pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées, et qu’elles soient conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées.» Autant de garanties qui ne sont à l’évidence pas réunies avec le TAJ.

Commentaire de humanrights.ch

Peut-on voir dans ces décisions du DSE une première répercussion des excès sécuritaires français, désormais bien documentés (voir notre article sur l’État d’urgence en France)? Ou encore les effets d’une tendance, présente dans notre pays aussi, à faire passer de simples soupçons pour des preuves, par peur des conséquences (voir notre article sur la lutte antiterroriste en Suisse)? Il est certain que la position du département genevois n’est pas confortable. Menacé en tout temps d’être alarmiste ou attentiste -parfois même simultanément-, il se doit de faire une pesée des intérêts entre le droit des personnes concernées par une atteinte à leur liberté personnelle, soit les bagagistes, et le droit à la sécurité des nombreux usagers de l’Aéroport de Genève. La responsabilité n’est pas mince. Mais il semble que c’est justement dans ce type de situations que faire preuve de recul s’avère le plus nécessaire. Les droits humains prévoient certes des restrictions proportionnées et reposant sur une base légale, mais comment savoir si ces restrictions sont proportionnelles lorsqu’on avance à l’aveugle, sur la base de fichiers tronqués et en acceptant, comme l’a fait Pierre Maudet, qu’il est «pratiquement impossible pour une autorité́ helvétique d’aller contrôler la véracité de l’information à̀ l’étranger»? Et de quelle base légale s’agit-il ici réellement? Plus encore qu’en tout autre temps, ce sont dans les moments incertains comme celui-ci que les droits humains constituent une boussole indispensable pour les sociétés démocratiques. Ne l’oublions pas. 

Sources