22.04.2021
La décision du Tribunal cantonal d’Argovie du 29 mars 2021, selon laquelle une inscription du genre supprimée à l'étranger doit être reconnue en Suisse, est historique. D’un point de vue juridique, il s'agit de la première reconnaissance de l'existence des personnes non-binaires en Suisse. La Suisse doit maintenant prendre les mesures nécessaires pour que les personnes non-binaires puissent être inscrites correctement dans les registres.
Julian P. (prénom modifié), vivant en Allemagne pour des raisons professionnelles, a fait changer son prénom à l'état civil et supprimer l’entrée officielle de son genre. En juin dernier, Julian P. a demandé à son lieu d'origine, dans le canton d'Argovie, de faire inscrire au registre suisse le changement de prénom et la suppression de l’indication du genre. Le département compétent a rejeté la demande de suppression.
Avec le soutien de Transgender Network Switzerland (TGNS), Julian P. fait un recours de la décision auprès du Tribunal cantonal d'Argovie. Selon son avocat Stephan Bernard, il s'agissait principalement de contrer l'argument de la violation de l'ordre public utilisé dans la décision de la juridiction inférieure:
«L'instance inférieure a manifestement considéré que la reconnaissance de la suppression de l’indication du genre de Julian P. par l'Allemagne était fondamentalement incompatible avec les valeurs suisses actuelles. Toutefois, il ne suffit pas qu'une décision prise par une autorité étrangère s'écarte du droit suisse ou que celui-ci l’ignore pour qu’elle aille forcément à l’encontre de ses valeurs; pour que cela soit le cas, il faut que la décision mette en péril les principes fondamentaux mêmes de l’ordre juridique suisse. En raison de la relativité et de l’évolution des valeurs locales, la notion d’ordre public est loin d’être figée. Du débat de société actuel sur ces questions ressort que le présent cas n’est pas fondamentalement incompatible avec cette notion. En 2018, le Parlement suisse a adopté deux motions demandant au Conseil fédéral d’examiner la possibilité d’introduire d’un troisième genre ainsi que de renoncer à l’inscription du genre. Le Comité national d’éthique en médecine humaine (CNE) a déjà émis une recommandation en ce sens. Les identités de genre non-binaires sont une réalité sociale en Suisse aussi, comme le démontrent notamment l’auto-évaluation pour le coronavirus de l'OFSP ainsi que les campagnes publicitaires d'entreprises dans lesquelles sont utilisées des désignations non genrées telles que le terme "autre". »
Dans le recours, Stephan Bernard fait valoir que la non-reconnaissance de la suppression de l’indication du genre dans le registre de l'état civil constitue une violation de l'art. 8 al. 1 CEDH (droit au respect de la vie privée et familiale), combiné à l'art. 14 CEDH (interdiction de discrimination). Il s’appuie notamment sur des décisions des Cours constitutionnelles allemande, belge et autrichienne. Lors de l'interprétation de la notion d'«ordre public suisse», les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme doivent également être prises en compte, car elles constituent un élément central du système juridique suisse.
Le 29 mars 2021, le Tribunal cantonal d’Argovie se prononce en faveur de la partie recourante, suivant en tous points les arguments invoqués. Alecs Recher, en charge du service juridique de TGNS, se réjouit:
«Par cette décision, le tribunal cantonal constate que le modèle binaire du genre est dépassé. Toutefois, la décision ne concerne que la reconnaissance d'une entrée supprimée à l'étranger. Elle ne se prononce pas sur la possibilité de faire supprimer l'inscription du genre directement en Suisse, sans décision étrangère préalable. Nous attendons maintenant que la Confédération prenne les mesures nécessaires pour que les personnes non-binaires puissent être enregistrées correctement».
La décision n'est pas encore définitive et peut faire l'objet d'un recours devant le Tribunal fédéral dans un délai de 30 jours.