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«Tous les êtres humains naissent libres…» - De la Déclaration universelle des droits de l’homme à la jurisprudence

21.12.2023

Le 10 décembre 2023, la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU a fêté ses 75 ans. Cet anniversaire invite à se pencher sur cet inventaire de droits fondamentaux, son évolution et son sens. Marianne Aeberhard, directrice de l'association humanrights.ch, qui s'engage pour le respect des droits humains en Suisse et par la Suisse, a répondu aux questions de forumEglise sur le sujet.

Qu’est-ce qui a motivé l’adoption par les Nations Unies de la Déclaration universelle des droits de l'homme en 1948?

La Seconde Guerre mondiale et ses atrocités ont incité l'ONU à rédiger la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) et à veiller, au sein de la Société des Nations, au respect de ces droits.

La signification de la DUDH a-t-elle évolué au cours du temps?

La rédaction d'une telle déclaration a été un grand pas en avant. De nombreux pays ont été impliqués et ont dû se mettre d'accord sur des fondements communs, malgré d'énormes différences culturelles. Qu'est-ce qu'un droit humain? Quel droits doivent être applicables? Que signifie «universalité»? La Déclaration a ainsi été un symbole fort, reflétant un haut degré d'obligation morale.

Aujourd'hui, la DUDH est de plus en plus remise en question, y compris par les pays européens. L'ONU est perçue comme une instance de contrôle encombrante et certains gouvernements critiquent ses traités. L'ONU est par ailleurs devenue une machine administrative d'une grande inertie; le dépôt d’une plainte entraîne des années d’attente avant l’obtention d’un résultat, l'organisation n'est plus aussi efficace que prévu, et les réformes entreprises sont à la peine. Pourtant, les droits humains sont plus importants que jamais. Le rôle des Rapporteur·euse·x·s spéciaux de l'ONU ne doit pas non plus être sous-estimé.

Quelle importance l'ONU et ses comités revêtent-ils pour la Suisse?

La Suisse ne dispose pas de cour constitutionnelle contrôlant sa propre législation. De ce point de vue, les organes de l'ONU et du Conseil de l'Europe sont des instruments importants qui permettent un regard extérieur sur celle-ci. Les citoyen·ne·x·s suisses ont soutenu ce principe dans les urnes en rejetant l'initiative pour l'autodétermination en 2018. Même si les décisions de ces organes de l'ONU ne sont pas juridiquement contraignantes, la Suisse s'y conforme en général, notamment dans le domaine de l'asile.

Comment l'ONU tente-t-elle d'améliorer le respect des droits humains?

L'ONU assure le suivi de la mise en œuvre des droits humains par deux moyens: l'un est de nature politique et l'autre de nature technique. Le suivi «politique» porte sur toute la gamme des droits humains: chaque membre de l'ONU est examiné tous les quatre ans par les autres États membres dans le cadre de la procédure dite de rapport étatique. L’Etat examiné doit rendre compte, dans un rapport, de la manière dont il a mis en œuvre les recommandations émises lors du dernier examen.

Et à quoi correspond le suivi «technique»?

Le contrôle sur le fond, qui correspond au suivi «technique», porte sur la mise en œuvre des différents traités, tels que la Convention sur les droits des personnes en situation de handicap ou la Convention sur les droits des enfants. Ce suivi est effectué par des comités composés d'expert·e·x·s, qui effectuent un examen régulier des pays qui ont ratifié la convention en question. L'Etat examiné doit présenter un rapport sur la mise en œuvre de cette convention. Les organisations de la société civile peuvent soumettre en parallèle un rapport alternatif contenant leur propre appréciation. Après une audition qui a lieu à Genève, le comité émet un certain nombre de recommandations que l'État peut ensuite mettre en œuvre ou non. Un nouvel examen est effectué lors du cycle suivant.

Quelles restrictions des droits humains peuvent être légitimes?

Les différents droits humains ne se distinguent pas toujours clairement les uns des autres; ils se recoupent et se contredisent parfois. Les clarifier revient ainsi toujours à effectuer une pesée des intérêts. En principe, le principe de proportionnalité doit être appliqué. De plus, certaines questions litigieuses ne peuvent être résolues de manière générale, mais doivent être examinées au cas par cas. Il existe également des situations complexes à résoudre, tels que le cas de la circoncision, dans lequel la liberté de religion et le droit d'éducation des parents entrent en conflit avec les droits de l'enfant.

Le respect des droits humains est un défi permanent, même pour les États démocratiques. Dans quels domaines de la société existe-t-il un risque que les droits humains soient également bafoués en Suisse?

Ce risque existe notamment dans le domaine de la privation de liberté – dans les établissements pénitentiaires et psychiatriques – ainsi que lorsque des groupes vulnérables sont concernés, notamment en matière d'hébergement d'enfants, de personnes en situation de handicap, de personnes âgées et de requérant·e·x·s d'asile.

Quels droits humains sont menacés dans la gestion des personnes en fuite?

Dans le domaine de l'asile, les droits des enfants, qui sont pourtant d'une importance capitale, sont facilement oubliés. Les mineur·e·x·s dont la demande d'asile a été rejetée ou qui bénéficient du statut F – admission provisoire – sont hébergé·e·x·s dans des centres fédéraux d'asile ou d'autres logements où les conditions de vie ne sont souvent pas adaptées aux enfants. Ces mineur·e·x·s vivent entassé·e·x·s avec des adultes, parfois victimes de traumatismes, font face à des violences, n'ont pas de lieux de jeux ou doivent changer de lieu de séjour de manière inattendue, ce qui rend également difficile la fréquentation de l'école. On entend également parler de conditions d'hygiène insuffisantes (punaises de lit) et de problèmes relatifs aux soins de santé.

Le droit à la famille est par ailleurs limité en Suisse par une pratique très restrictive en matière de regroupement familial. La procédure d'asile présente également des lacunes. Pour déterminer si une personne a été victime de torture, il faudrait, selon la Convention contre la torture, appliquer un protocole permettant d'examiner la situation selon un modèle; or, cela n'est pas fait de cette manière en Suisse. Plusieurs décisions du Comité contre la torture condamnent la Suisse pour son examen insuffisant de l'état des personnes que les autorités prévoient d'expulser, ou de la probabilité que celles-ci soient à nouveau soumises à la torture.

Quelles problématiques le placement à des fins d'assistance soulève-il?

Ce domaine est une véritable boîte noire: on en parle très peu malgré les nombreuses problématiques qui en découlent. Les placements à des fins d'assistance concernent surtout les personnes souffrant de troubles psychiques. L'état dans lequel se trouvent les personnes au moment de leur placement doit être considéré comme un handicap. Or, le placement collectif de personnes en situation de handicap dans des institutions et les établissements d'application de mesures de contrainte ainsi que l’administration de mesures telles que la médication forcée, l'isolement ou encore la contention sont contraires à la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Cette pratique est pourtant courante dans notre pays: la Suisse a l'un des taux de placements à des fins d’assistance les plus élevés d’Europe. Si cette pratique peut s’avérer nécessaire dans certains cas, elle doit toutefois être conforme au principe de proportionnalité: est-elle vraiment nécessaire dans cette situation? dans quelle mesure va-t-elle à l'encontre des droits de la personne concernée? Un problème similaire se pose dans les établissements pénitentiaires. Là aussi, de nombreuses personnes souffrant de maladies psychiques sont soumises à des mesures de contrainte et font l’objet d’un mode de détention non adapté.

Existe-t-il des alternatives?

L'ONU suggère de décentraliser la prise en charge psychiatrique et de la transférer au niveau communal par exemple – par une gestion de type interventions de crise – afin les personnes concernées ne soient pas arrachées à leur environnement. Le Comité des droits des personnes handicapées de l'ONU recommande également de recourir à des alternatives aux mesures de contrainte, telles qu’un accompagnement individuel ou la mise à disposition d’espaces permettant à la personne de se tranquiliser.

Comment les droits humains pourraient-ils être mieux respectés en Suisse?

Il est nécessaire de considérer plusieurs axes. Le fait d'en parler davantage et de sensibiliser la société en est un. On a l'impression qu'il n'y aucun problème de droits humains en Suisse; or, ce n'est pas le cas. Il est donc essentiel qu'ait lieu un processus de prise de conscience des problématiques qui existent dans son propre pays. En mai de cette année, l'Institution suisse des droits humains (ISDH) a enfin été créée. Il aurait fallu près de 25 ans pour ce faire. L’ISDH peut désormais assumer des fonctions de coordination entre les différents acteurs. Il serait également souhaitable qu'elle diffuse des informations sur l'action au niveaux communal et cantonal en matière de droits humains, et qu'elle élabore des bonnes pratiques. La Suisse a besoin d'un mandat clair, au niveau fédéral, pour la mise en oeuvre des droits humains, avec la définition d'un département qui en serait responsable. Cette mise en oeuvre revient actuellement au DFAE, avec une priorité claire sur les droits humains à l'étranger.

Comment percevez-vous la position de l'Eglise catholique vis-à-vis des droits humains?

Le sujet des abus au sein de l'Eglise catholique, qui domine actuellement les discussions, nous préoccupe bien sûr. Pour le reste, nous ne jugeons aucune institution sur ses conceptions de fond. Nous avons publié le dossier «Religion», dans lequel nous évoquons des problématiques liées aux droits humains dans les différentes communautés religieuses.

Comment la DUDH devrait-elle être actualisée pour tenir compte de l'évolution de la société?

Les droits humains ne sont pas statiques: ils continuent à évoluer, notamment en lien avec les problématiques du changement climatique et de la protection des données. Il existe déjà une résolution en faveur du droit à un environnement sain, mais ce droit doit encore être élaboré. Je peux très bien m'imaginer que de nouveaux articles soient un jour ajoutés à la DUDH.

Voyez-vous d'autres évolutions?

L’évolution de la jurisprudence est essentielle. Le dépôt de plaintes individuelles contre un État devant les comités de l'ONU n'est possible que si l’Etat en question a ratifié un protocole additionnel. Or, la Suisse ne l'a fait que pour certains comités; les particuliers ne peuvent actuellement pas déposer de plainte contre la Suisse devant le Comité des droits des personnes handicapées, le Comité des droits civils et politiques ou le Comité des droits économiques, sociaux et culturels.

Si les traités relatifs aux droits humains sont importants, la jurisprudence l'est encore davantage. Il faut veiller, dans les plaintes que l'on dépose auprès des comités, à ce que celles-ci se rapportent aux obligations contractuelles . La Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) a par ailleurs acquis une certaine importance, et a également une influence sur la jurisprudence suisse. Il est nécessaire de toujours évaluer au cas par cas s’il est judicieux de s'adresser plutôt à un comité de l'ONU ou à la CrEDH. Lorsqu’une procédure judiciaire est menée, nous incitons les juristes à se référer aux droits humains concernés dès la première instance, afin qu’il soit ensuite possible d'introduire des recours devant des instances internationales.

Quel est l'avenir des droits humains face aux guerres actuelles?

Les droits humains sont soumis à une pression extrême aujourd’hui, qui, nous le craignons, peut encore s'accentuer. Aussi est-il plus important que jamais de les défendre.

Interview: Detlef Kissner, forumKirche, 30.11.2023