15.12.2025
En Suisse, la pénurie de logements s'aggrave, en particulier pour les personnes issues de l'immigration ou sans passeport suisse. Elles paient souvent des loyers excessifs et sont la plupart du temps exclues des villes. Dans le canton de Berne, les personnes sans permis de séjour pourraient ne plus avoir accès aux centres d'hébergement d'urgence cantonaux. Cela montre que dans la pratique, le droit au logement ne s'applique pas de manière égale à tout le monde.
En Suisse, de nombreuses personnes vivent dans des conditions de vie précaires, car elles n'ont pas les moyens de se payer un logement convenable. Tous les groupes de population ne sont pas touchés de la même manière: des obstacles structurels compliquent l'accès à un logement abordable pour les personnes sans passeport suisse et celles issues de l'immigration. Les chiffres de l'Office fédéral de la statistique (OFS) montrent que les «ménages étrangers» paient en moyenne des loyers plus élevés. Dans le même temps, ces groupes de population sont de plus en plus évincés des centres-villes, notamment parce que les nouveaux bâtiments, aux loyers plus élevés, attirent de nouveaux groupes cibles. Les développements récents indiquent que ces différences aboutissent même parfois à des situations de sans-abrisme: à Berne par exemple, les personnes en quête de protection sans statut de séjour n'ont depuis peu plus accès aux centres d'hébergement d'urgence publics.
Dans ce contexte, plusieurs questions se posent: quels sont les effets les dynamiques du marché du logement et de la politique migratoire, notamment sur les réfugié·e·x·s, les migrant·e·x·s et les personnes sans titre de séjour? Comment s’imbriquent racisme structurel et politique du marché du logement? Quelles mesures sont nécessaires pour que le droit au logement s'applique effectivement à tout·e·x·s?
Un accès inégal au logement et aux hébergements d'urgence
Une analyse des chiffres de l'Office fédéral de la statistique réalisée par le Tages-Anzeiger montre qu'en Suisse, les «ménages étrangers» paient en moyenne environ 10,5 % de loyer en plus que les «ménages suisses». Plusieurs raisons expliquent cette inégalité: les étrangers vivent souvent dans des logements plus petits, où le prix au mètre carré a tendance à être plus élevé que dans les grands appartements. De plus, les personnes nouvellement arrivées en Suisse ne disposent souvent ni du réseau ni des connaissances spécifiques du marché locatif local.
Parmi ces personnes, beaucoup ignorent qu’elles peuvent contester le loyer initial dans un délai de 30 jours, si elles paient nettement plus que leurs voisins ou les locataires précédent·e·x·s par exemple. Une nationalité étrangère, une maîtrise insuffisante de la langue, l'apparence physique ou un nom de famille à consonance non suisse sont tout autant de facteurs qui peuvent conduire à exclure des candidat·e·x·s à des entretiens pour des appartements, ou à en limiter l’accès. Une étude réalisée en 2019 par l'Office fédéral du logement (OFL) montre clairement que les personnes portant certains noms étrangers sont désavantagées dans l'attribution des logements et repartent plus souvent les mains vides.
La situation est encore aggravée par le fait que l'accès à la propriété immobilière pour les étranger·ère·x·s fait l’objet de restrictions légales notamment en vertu de la Lex Koller, et que l'obtention d'un prêt hypothécaire dépend fortement du statut de séjour. Un grand nombre de ces personnes restent donc inévitablement locataires et ainsi exposé e·x·s aux mécanismes et à la dynamique des prix du marché locatif. Parallèlement, les personnes étranger·ère·x·s vivent plus souvent dans les villes, où elles trouvent plus facilement du travail. Or, c'est précisément dans les zones périphériques ou moins attractives que le risque d'éviction est le plus grand. Une étude récente de l'ETH réalisée pour le compte de l'Office fédéral du logement montre que dans les cinq plus grandes agglomérations – Bâle, Berne, Genève, Lausanne et Zurich – les personnes à faibles revenus, les ménages composés de personnes âgées et les personnes sans passeport suisse sont particulièrement touchés par les démolitions, les rénovations totales ou les reconstructions. Les personnes nées en Afrique et les réfugié·e·x·s sont particulièrement menacé·e·x·s, car selon l'étude, elles sont encore plus souvent sujettes à l'éviction.
Ces facteurs augmentent la pression et la disposition à accepter des loyers excessifs. Le fait d’avoir un parcours migratoire et un statut de séjour en Suisse renforcent le risque de discrimination sur le marché du logement, notamment pour les personnes ayant de faibles revenus, constituant ainsi une discrimination multiple.
Cette discrimination peut même mener à la situation extrême du sans-abrisme. Selon une étude de la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse publiée en 2022 sur les personnes sans-abri en Suisse, jusqu'à 3810 personnes vivraient sans domicile fixe, et environ 16 355 seraient menacées de perdre leur logement. Quatre cinquièmes des personnes sans domicile fixe ne possèdent pas la nationalité suisse et 61 pour cent n'ont pas de statut de séjour valide. Ces chiffres soulignent une fois de plus les liens étroits entre logement précaire, parcours migratoire, statut de séjour et sans-abrisme. Ainsi, il est problématique que l'accès aux hébergements d'urgence soit de plus en plus subordonné au statut de séjour. Le canton de Berne a annoncé en octobre 2025 que les hébergements d'urgence subventionnés par l'État ne seraient désormais accessibles qu'aux personnes disposant d'un permis de séjour valide; les personnes sans papiers ne seraient accueillies que dans les situations comportant un danger de mort. Concrètement, plus de la moitié des personnes sans-abri seront donc exclues de la protection mise en place par l’État. La pratique bernoise illustre bien la double-discrimination résultant de la combinaison d'un statut de séjour invalide et d'une pénurie de logements.
Le droit au logement n'est pas suffisamment protégé
Le droit au logement estun droit ancré dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (art. 25 DUDH). Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pacte I de l’ONU), qui garantit également le droit au logement, a été ratifié par la Suisse il y a 30 ans. Le Conseil fédéral et le Tribunal fédéral estiment toutefois que les garanties contenues dans ce Pacte ne sont que des objectifs généraux prescrits au législateur et non des droits subjectifs et justiciables. Aussi, contrairement à certaines constitutions cantonales, la Constitution fédérale suisse ne reconnaît pas de droit au logement. La Confédération a inscrit les «droits» sociaux définis dans le Pacte I de l’ONU à l’article 41 de la Constitution fédérale en tant que «buts» sociaux. Selon cet article, la Confédération et les cantons doivent notamment s’engager à ce que «toute personne en quête d’un logement puisse trouver, pour elle-même et sa famille, un logement approprié à des conditions supportables». En bref, la Constitution fédérale ne contient pas de droit individuel et justiciable au logement. Certains cantons, comme Bâle-Ville ou Genève, ont toutefois expressément inscrit le droit au logement dans leur constitution cantonale. La situation juridique reste donc globalement floue: le droit au logement est certes reconnu formellement, mais il n'est pas reconnu comme justiciable au niveau national et sa mise en œuvre n'est pas contraignante.
Les statistiques et études mentionnées montrent par ailleurs que les étranger·ère·x·s et les personnes sans passeport suisse sont systématiquement défavorisés sur le marché du logement. La discrimination et le racisme jouent ici un rôle central.
Ce déséquilibre est contraire au principe de non-discrimination tel qu'il est inscrit dans les traités internationaux relatifs aux droits humains, comme le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pacte I de l'ONU, art. 2 al. 2) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 2, al. 1 et art. 26). Les États sont tenus de garantir les droits sociaux sans discrimination. La Suisse a ratifié ces deux accords, mais pas les protocoles additionnels relatifs à leur applicabilité par le biais de recours individuels. Si l'article 12 de la Constitution fédérale suisse garantit une aide à toute personne en situation de détresse, la législation suisse ne permet pas de garantir ce droit.
À ce jour, il n'existe aucune base légale garantissant l'accès sans discrimination à un logement convenable et digne. La Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD), ratifiée par la Suisse, exige également expressément à l'article 5, paragraphe e (iii) que toute discrimination raciale soit éliminée dans l'accès au logement. Il n'existe cependant toujours pas de base juridique offrant des voies de recours effectives aux personnes victimes d'exclusion pour des motifs raciaux.
Mesures et revendications
Renforcer le droit au logement en l'inscrivant de manière contraignante dans la Constitution
Le droit au logement est expressément inscrit à l'article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), comme partie intégrante du droit à un niveau de vie suffisant. La Suisse est tenue de mettre progressivement en œuvre ce droit sans exclure personne ; conformément à l'article 2 paragraphe 2 du PIDESC, ce droit ne doit pas faire l’objet de discrimination. En Suisse, ce droit n'est toutefois pas justiciable, car la politique sociale n’est qu’un « objectif » dans la Constitution fédérale (art. 41 Cst).
Afin de respecter ses obligations en matière de droits humains, la Suisse doit inscrire le droit à un logement convenable et abordable dans sa Constitution. Cela devrait s’accompagner d’une définition du terme «convenable», notamment en termes d'accessibilité financière, de qualité de vie, d'accessibilité, de sécurité et d'accès aux infrastructures. Les cantons de Bâle-Ville, de Bâle-Campagne, de Genève et du Jura montrent qu’il est déjà possible d’inscrire ce droit dans la Constitution pour respecter les droits humains. Au niveau national, une telle protection fait toutefois défaut.
Garantir un accès non discriminatoire au marché du logement – avec une loi anti-discrimination et une protection spécifique contre le racisme
L'interdiction de discrimination est inscrite à l'article 2 par. 2 du PIDESC, ainsi qu’à l'article 2 par. 1 et à l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle oblige la Suisse à garantir l'accès au logement sans discrimination fondée sur l'origine, la nationalité, la langue, l'apparence physique ou le statut de séjour. La Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale oblige également la Suisse à lutter activement contre la discrimination raciale dans le domaine du logement, y compris dans le secteur privé.
Malgré ces obligations, il n'existe en Suisse aucune loi permettant de lutter globalement contre les discriminations en sanctionnant efficacement la discrimination dans le secteur privé, y compris sur le marché du logement. Les discriminations qui surviennent - en raison du nom, de la couleur de peau ou de la nationalité des personnes en recherche de logement par exemple - sont largement répandues, mais rarement poursuivies en justice.
Afin de respecter les droits humains, il est donc nécessaire:
- d'adopter une loi fédérale contre la discrimination couvrant également les cas sur le marché du logement,
- d'imposer aux bailleur·euse·x·s s et aux agences immobilières une obligation de transparence quant à leurs pratiques d'attribution des logements,
- de mettre en place des mécanismes de plainte effectifs permettant également d'enquêter sur les discriminations raciales,
- un suivi et une collecte de données afin de mettre en évidence les pratiques discriminatoires – notamment raciales – en matière d'attribution,
- le renforcement des services de consultation du Réseau des centres pour les victimes du racisme, afin que celui-ci puisse traiter les plaintes pour discrimination raciale sur le marché du logement et mener des actions de sensibilisation auprès des autorités et des acteurs responsables.
Garantir l'accès à un logement dans les situations d'urgence pour tous les individus indépendamment du statut de séjour
Le droit à l'aide dans les situations d'urgence est protégé par la Constitution suisse : l'article 12 de la Constitution garantit à toute personne indépendamment de son statut de séjour ou son origine, «le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine», ce qui inclut également la protection contre le sans-abrisme. Au niveau international, les États sont tenus, en vertu de l'article 11 du PIDESC (niveau de vie suffisant) et de l'interdiction de discrimination prévue à l'article 2 alinéa 2 du PIDESC, de rendre les hébergements d'urgence accessibles à toute·x·s.
Afin de respecter les droits humains, il est nécessaire:
- d'établir des directives nationales claires stipulant que les hébergements d'urgence doivent être accessibles à toutes les personnes, indépendamment de leur statut de séjour ou de leur origine,
- des mécanismes de suivi pour mettre en évidence les discriminations fondées sur le racisme ou la migration,
- une sensibilisation des autorités et des organismes responsables afin de lutter contre les préjugés et structures racistes et discriminatoires dans l'accès aux hébergements d'urgence.

