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La poursuite des crimes de droit pénal international en Suisse

27.06.2018

La Suisse ne doit pas devenir un refuge pour les criminels internationaux. Pour cela, le Ministère public de la Confédération (MPC) avait créé, le 1er juillet 2012, un Centre de compétences Droit pénal international (CCV). Une institution saluée par les ONG et dont humanrights.ch avait suivi les débuts avec attention. En janvier 2017, l’abandon de la plainte contre l'ancien Ministre de la Défense algérien Nezzar a cependant soulevé de nombreux doutes et une question: le CCV est-il assez indépendant et à l’abri des pressions politiques pour remplir le rôle qui est le sien?

Les débuts du Centre de compétences Droit pénal international

Le CCV devint pleinement opérationnel le 1er novembre 2012. Il était alors composé de deux procureurs, deux collaborateurs-trices juridiques et d'un-e adjoint-e administratif-ive. En outre, une unité spéciale de la Police judiciaire fédérale soutenait l'équipe.

A la fin du mois de mai 2015, le CCV avait exécuté 28 procédures pénales dont 13 furent classées. Les enquêtes portaient jusqu’alors sur des faits commis en Afghanistan, en Algérie, en Bosnie-Herzégovine, au Burundi, en Colombie, en République démocratique du Congo, en Inde, en Irak, en Israël, au Kosovo, au Libéria, en Libye, au Mexique, au Rwanda, au Sri Lanka, en Syrie et aux États-Unis. Les enquêtes ont été menées sur des faits de nature très variée, concernant des meurtres, des viols, des cas de maltraitances de prisonniers de guerre, de recrutements d'enfants soldats et de pillages. Les fait les plus anciens remontent à 1982.

Jusqu'ici, les procédures pénales étaient engagées pour l’essentiel suite à des plaintes émanant d'organisations non gouvernementales, notamment Track Impunity Always  (TRIAL) basée à Genève. En outre, jusqu’en 2015, cinq procédures avaient été ouvertes sur l’initiative du CCV lui-même et quatre à la suite de plaintes déposées par des victimes. Dans six situations, les autorités cantonales compétentes en matière de migration avaient fourni au Ministère public de la Confédération des informations relatives à des personnes soupçonnées de crimes internationaux demandant accès à une procédure d'asile.

Selon des rapports non étayés, le CCV aurait été considérablement affaibli par une restructuration survenue en février 2016. Depuis lors affilié à la Division «Entraide judiciaire, Droit pénal international», le CCV soutient désormais également d'autres départements du Ministère public en matière d’entraide judiciaire. En pratique, cela signifie que les procureurs spécialisé-e-s en droit pénal international ne parviennent pas à traiter suffisamment de cas de crimes internationaux.

Par ailleurs, un-e seul-e employé-e de la Police judiciaire fédérale fournit encore un soutien régulier au Centre, mais sans affectation formelle. Enfin, personne au Secrétariat d'État aux migrations n'est responsable du traitement des dossiers pertinents dans ce contexte.

Une évolution qui n’est pas passée inaperçue dans la vie politique. La Conseillère nationale Christa Markwalder (PLR/BE) s’inquiétait ainsi, dans une interpellation de septembre 2017, qu’aucun examen d'un crime de droit pénal international n'avait encore été porté devant le Tribunal pénal fédéral (TPF) de Bellinzone depuis la création du Centre de compétence.

La faute au politique?

De même, le conseiller national Carlo Sommaruga (PS/GE) se demandait en septembre 2017, dans un autre objet parlementaire, si le manque de zèle du Ministère public de la Confédération pouvait être imputé à l'influence du politique en général et du Département des affaires étrangères en particulier.

Cette hypothèse se fonde sur deux situations survenues en 2017. En septembre tout d’abord, le MPC avait retardé l'interrogatoire du présumé criminel de guerre syrien Al-Assad, l’oncle du président syrien. Le Tribunal pénal fédéral condamna finalement cette action et contraint le Ministère public à procéder à l'interrogatoire. Ce retard avait provoqué l'indignation des avocat-e-s et des organisations non gouvernementales.

Par ailleurs, au début de l'année 2017, le procès de l'ancien ministre algérien Khaled Nezzar avait été classé au motif fallacieux qu’aucun conflit armé n’avait eu lieu en Algérie au cours de la période en question, à savoir dans les années 1990. Il aura fallu cinq ans au MPC pour pondre cette réponse pour le moins étonnante à une question pourtant élémentaire. Là encore, c’est le Tribunal pénal fédéral qui a dû reposer le cadre en décidant, le 6 juin 2018, d’annuler le classement de la plainte dans l'affaire Nezzar, décision qui oblige le MCP à reprendre l’instruction.

Selon un document interne en possession du Temps et de la NZZ, l'affaire aurait été trop délicate sur le plan politique. Lors d'une rencontre entre l'ambassadrice de Suisse en Algérie et le Ministère public de la Confédération, l'affaire aurait été qualifiée de «bombe à retardement» dans les relations bilatérales. Le classement de la procédure présentait donc un intérêt politique mutuel.

Dans son interpellation, Sommaruga soulignait justement que la Suisse ne pouvait d’un côté promouvoir la justice internationale pendant que de l’autre côté, le MPC pratiquerait surtout du soin de l’image.

Par suite d’une demande, le Département fédéral des affaires étrangères déclara qu'il n’intervenait pas dans les affaires du MPC. Bien que le MPC n'exclut toutefois pas la coopération avec d'autres autorités lorsque cela pouvait s’avérer utile dans le cadre d'une procédure pénale. En outre, il fut souligné que le président de l’Autorité de surveillance du MPC, Niklaus Oberholzer, avait déclaré que l'Autorité qu’il dirige n’était pas autorisée à intervenir dans les questions relatives à la conduite de l’inspection, cette tâche incombant au TPF de Bellinzone.

La Suisse en comparaison internationale

Le manque de ressources et d'intérêt à l’égard de la poursuite de criminels internationaux en Suisse contraste avec les précautions prises par d'autres pays européens. Ainsi, la Suède possède une unité de huit procureurs à plein temps qui a déjà pu clore une dizaine d’enquêtes. Les Pays-Bas disposent d'une unité spéciale de septante personnes. La France, quant à elle, n’épargne aucun effort : une unité de six procureurs, six conseillers-ères juridiques et jusqu'à vingt enquêteurs-trices se consacre exclusivement à ce genre de situations.

Commentaire

La Suisse ne doit pas servir de refuge pour les criminels de guerre. Bien qu’il convienne de l’éviter de manière systématique, les moyens déployés sont insuffisants. Ainsi, le pays a conféré pendant plusieurs mois protection contre les poursuites judiciaires à un ancien ministre gambien. Or, si TRIAL International n'avait pas dévoilé cette situation en janvier 2017 et donc aussi contribué à l’intervention active des autorités, rien n’aurait vraisemblablement bougé.

L'efficacité de la division «Entraide judiciaire, Droit pénal international» dans la poursuite des criminels de guerre en Suisse reste à découvrir. Mais une chose est sûre, cela n'empêche pas le  TPF d'entrer en action, malgré la rareté des cas. Après l’affaire Nazzar, il doit encore juger de la plainte de déni de justice dans l’affaire Al Assad.

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