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L’affaire Benaissa et les conditions de détention provisoire en Suisse

28.10.2014

Le citoyen canadien Riadh Benaissa aura passé plus de deux ans en détention préventive dans la prison régionale de Berne. L’ancien Vice-président de SNC Lavalin, une firme d’ingénierie civile canadienne, était accusé de corruption, de fraude et de blanchiment d’argent. Suite à procédure simplifiée, il a finalement été condamné le 1er octobre 2014 par le Tribunal pénal fédéral (TPF) à Bellinzona à trois ans de prison dont la moité avec sursis. Etant donné le temps déjà fait en préventive, il a été libéré le 15 octobre et été extradé au Canada pour faire face à un nouveau jugement là-bas.

Pour le frère de Riadh, Rafik Benaissa, les conditions de détention prévalant dans la prison régionale de Berne, qualifiée de «système de torture mentale», ont beaucoup à voir avec les aveux tardifs du prévenu. Riadh Benaissa avait d'ailleurs déposé en janvier 2014 une plainte au Canada contre la Suisse et les procureurs fédéraux compétents.

L'histoire de Riahd Benaissa

Le procureur général a fait arrêter Riadh Benaissa dans un hôtel genevois au mois d’avril 2012. Il était accusé d’avoir soudoyé des officiels dans plusieurs États en sa qualité de Vice-président du groupe SNC Lavalin, dont le capital est de 8 milliards de dollars, afin d’obtenir des contrats de construction. Il était surtout question de la Libye, où Benaissa aurait acheté des projets de construction de l’ancien dictateur Muammar Gaddafi. Benaissa aurait eu des liens étroits avec le fils de Gaddafi, Saadi. Les comptes suisses utilisés à cet effet étaient enregistrés aux noms d’entreprises basées aux îles Vierges. 

Après 29 mois de détention préventive au sein de la prison régionale de Berne, il a finalement été condamné à une peine de trois ans par le TPF, dont la moitié avec sursis, dans le cadre d'une procédure simplifiée. Cette nouvelle procédure, introduite en 2011, a pour objectif de rendre possible un arrangement entre le Ministère public et la personne inculpée. Une des conditions pour cela est que cette dernière ait accepté l’acte d’accusation, ce qui revient à un aveu de culpabilité. La procédure simplifiée, qui permet de sauter la procédure probatoire, est d'ailleurs controversée parmi les juristes. Elle permet au ministère public de faire pression sur les prévenu-e-s qui doivent reconnaître l’infraction pour obtenir un arrangement qui tiendra lieu de condamnation sans procès.

Pour de Rafikh Benaissa la situation est de fait claire: «Si mon frère a accepté un tel accord, il ne l’a fait que parce qu’il ne pouvait plus vivre dans les conditions de détention qui sont les siennes». 

Conditions de détention difficiles

Les conditions de détention dans la prison régionale de Berne sont de fait difficiles. À l’exception d’une heure de promenade, Riadh Benaissa n’avait aucun contact avec les autres détenus. Enfermé 23 heures par jour dans sa cellule, il recevait ses plateaux-repas par le biais d’une trappe. Il  n’était autorisé à prendre que deux douches par semaine. Sa femme et ses deux filles n’étaient pas autorisées à lui rendre visite pendant les quatre premiers mois vu le risque de collusion. A la fin de sa préventive, le temps de visite maximum était de 45 minutes et la communication devait avoir lieu à travers une petite fenêtre. Le détenu n’était autorisé à faire qu’un appel téléphonique toutes les deux semaines.

Rafik Benaissa a aussi évoqué l’éclairage très faible de la cellule de son frère: une seule lampe jaune fournissant une faible lumière. Après plus de deux ans de détention, les yeux de son frère s'étaient adaptés à une lumière faible et il ne pouvait plus supporter un éclairage normal.

Les conditions détention prévalant au sein de la prison régionale de Berne ont déjà donné lieu à des critiques. Le Tribunal administratif du canton de Berne a, par exemple, déclaré dans sa décision du 6 août: «Une promenade d’une heure dans une cour exigüe, entourée de hauts murs couverts de fils barbelés et sans autres possibilités de sortie ou d’exercice, ne répond pas aux exigences minimales liées à une longue période de détention». La Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) a par ailleurs déclaré après avoir visité l’établissement en question en 2011: «Des cellules d’à peine dix mètres carrés ne sont pas conformes aux exigences de la Confédération en matière de construction. En cas de températures élevées l’été, les cellules répondent à peine aux exigences pour une aération adéquate». De plus, la lumière naturelle pénétrant dans la cour par la petite ouverture du toit n’est pas suffisante. Un fait d’autant plus négatif que les cellules n’offrent presque aucune lumière directe non plus.

Conséquences psychologiques 

Rafik Benaissa est préoccupé par l’état de santé de son frère, qui aurait confié durant son emprisonnement préférer mourir plutôt que de vivre plus longtemps en détention dans de telles conditions. Son épouse et son enfant ont coupé tout contact avec lui et il n’a pas été autorisé à assister aux funérailles de son père en 2013. D’après Rafik Benaissa, son frère aurait par ailleurs développé le «syndrome de Stockholm» et aurait été convaincu que les gardiens de prison lui avaient «sauvé la vie». Humanrights.ch dispose d’une déclaration du psychiatre américain Booker Evans qui a rendu visite à Riadh Benaissa au mois d’août 2013. Il était pour sa part convaincu que «les conditions d’emprisonnement décrites ont mené à la dépression et à l’anxiété et que si Riadh Benaissa arrivait à rester en vie, il devrait suivre un traitement psychiatrique».

Rafik Benaissa croît que «ce système de torture psychologique» avait été mis en place par les autorités pour pousser son frère aux aveux. Une pression qui devenait de plus en plus insoutenable au fur et à mesure que le temps passait. Les statistiques montrent par ailleurs la terrible détresse psychologique des personnes détenues en préventive. L’Office fédéral des statistiques (OFS) a dénombré 51 suicides dans cette catégorie de détenu-e-s au cours des dix dernières années.

Poursuite contre Lauber et la Suisse devant la justice canadienne

Début 2014, Rafik Benaissa a lancé une action en justice au Canada contre la Confédération et le procureur chargé du dossier, pour traitement inhumain et dégradant. Un fait unique dans l’histoire récente de la Suisse, puisque jusqu’ici, jamais aucune plainte n’avait été déposée contre la Suisse à l’étranger pour une violation des droits humains commise en Suisse. Rafik Benaissa avait par avant porté plusieurs plaintes contre les conditions de détention de son frère sans succès. Une en Suisse, scellée par une décision de refus d’entrer en matière, et une auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH), non admise pour cause de non-épuisement des voies de recours au niveau national.

La détention préventive et le respect des droits humains

Voilà un paradoxe fondamental: bien que la présomption d’innocence s’applique aux personnes détenues en préventive, les conditions de la détention provisoire sont plus sévères que celles qui s’appliquent pour l’exécution des peines. La détention préventive est caractérisée par de longues périodes de réclusion et des possibilités de mouvement très limitées. Il n’existe pour les personnes détenues dans ce cadre-là aucune possibilité de travail, d’activités ou de loisirs. La Commission nationale de la prévention de la torture considère ceci comme une contradiction qui doit être revue à la lumière du but de la détention préventive. C’est pourquoi elle a mandaté le CSDH (Centre suisse de compétence pour les droits humains) afin qu’il effectue une étude de conformité des conditions de détention restrictives concernant les détenus en détention préventive, surtout en ce qui concerne les droits fondamentaux et la présomption d’innocence. L’étude devrait être publiée fin 2014.

L’isolement cellulaire, un traitement inhumain

Selon la Cour européenne des droits de l’homme, une complète isolation sociale et sensorielle peut mener à la destruction de la personnalité d’un individu. C’est pourquoi elle constitue un traitement inhumain et une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). L’interdiction de la torture et des traitements inhumains peut être violée même sans aller aussi loin. C’est le cas notamment lorsque l’isolement ordonné ou la façon dont il est appliqué ne sont pas justifiés dans les cas individuels disproportionnés. Les facteurs pertinents pour évaluer la proportionnalité de l’isolement cellulaire sont, d’après la pratique des organisations internationales, la durée, l’objectif recherché, la conception précise de la détention préventive ainsi que les circonstances individuelles du détenu (âge, santé, sexe).

Durée de la détention provisoire

En ce qui concerne la durée de détention préventive, l’article 5 CEDH mentionne que chaque personne a le droit à un procès dans un délai raisonnable ou à une libération en attendant le procès. Dans l’affaire Shabani contre Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé qu’une détention provisoire de cinq ans était acceptable étant donné qu’il s’agissait d’un cas de crime organisé. Dans l’affaire Benaissa, l’on peut cependant douter qu’une détention préventive de 29 mois ait été justifiée. Il existe en effet des moyens moins restrictifs pour éviter les risques de fuite dans une situation comme celle-ci. Le passeport de Benaissa aurait pu par exemple être confisqué et Benaissa lui-même soumis à une obligation de se présenter régulièrement aux services de police. Après plus de deux ans de détention, un risque de collusion semblait également peu probable. Les enquêtes qui pouvaient potentiellement être influencées par Benaissa ont été effectuées pendant les premiers mois de détention afin de répondre aux exigences de rapidité.

Conditions de détention

Étant donné les conditions de détention subies par Benaissa, il convient par ailleurs de se poser la question de leur compatibilité avec l’interdiction de la torture et l’interdiction des traitements dégradants et inhumains garantie dans l’article 1 et l’article 16 de la Convention des Nations Unies contre la torture, l’article 7 de la Convention des Nations Unies sur les droits politiques et civils et de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le facteur déterminant est aussi l’article 10 de la Convention des Nations Unies sur les droits politiques et civils qui comprend aussi le droit à des conditions de détention acceptables.

Selon les recommandations du Conseil de l’Europe concernant la détention provisoire, les conditions appliquées sur les détenus en préventive doivent correspondre à leur statut légal. Ceci implique que seules sont admissibles les limites nécessaires à l’administration de la justice, à la sécurité de l’établissement, des détenus et du personnel ainsi que pour la protection des droits des tiers. Par conséquent, pour décider une détention préventive, tous les assouplissements relatifs aux limites qui ne contredisent pas à l’objectif de la détention préventive doivent être accordés.

De plus, il est mentionné dans les règles pénitentiaires européennes édictées par le Conseil de l’Europe que la décision de la détention préventive ne doit pas être influencée par le fait que le détenu peut être condamné à l’avenir. Les détenus doivent avoir la possibilité de travailler, ils peuvent (à moins que dans un cas particulier, une interdiction précise a été émise par l’autorité judiciaire pour une période spécifique), comme les détenus condamnés, recevoir des visites et être en contact avec leurs familles ou d’autres personnes, recevoir d’autres visites et un disposer d’un accès supplémentaire à d’autres moyens de communication. De plus, l’accès aux livres, aux journaux et à d’autres médias doit être accordé aux détenu-e-s en détention préventive.

Décision du Tribunal fédéral sur la détention préventive

Le 26 février 2014, le Tribunal fédéral a établi pour la première fois une violation de l’article 3 de la CEDH en rapport avec les établissements de détention en Suisse. Les cas ayant obtenu gain de cause concernent des détenus emprisonnés dans des cellules de 23 mètres carrés 23 heures par jour avec six autres détenus

pendant 3 mois dans la prison Champ Dollon de Genève. Pour le Tribunal fédéral, ces conditions de détention violent la dignité humaine au sens de l’article 3 CEDH parce qu’elles sont en contradiction avec l’interdiction de peine ou traitements inhumains ou dégradants. La superficie de la cellule de Riadh Benaissa est environ le double de la superficie de ces cellules concernées dans l’arrêt. Cependant, une plus longue période élève aussi les exigences de conditions de détention. Comme mentionné, l’isolement en soi peut déjà constituer un traitement dégradant.

Commentaire de humanrights

La détention préventive a pour but d’éviter qu’une enquête criminelle ne soit sabotée ou que l’accusé-e n’échappe à la justice. Une détention en cellule de 23 heures par jour ainsi que les conditions de détention susmentionnées pendant une période aussi longue ne sont pas nécessaires pour atteindre cet objectif et sont donc disproportionnées. 

Dans le cas Benaissa, il est difficile d'ignorer le suspect que ces conditions de détention extrêmes n'aint eut pour but que de pousser l'inculpé aux aveux. Une telle pratique est inadmissible dans un Etat de droit: les personnes détenues en préventives sont présumées innoncentes, quel que soient les crimes dont les soupçonne ou les intérêts en jeu. 

De façon générale, les autorités doivent prendre en considération le statut juridique de présumés innocents des personnes placées en détention provisoire dans leur condition de détention. Il s’agirait de leur offrir, par exemple, une plus grande possibilité de mouvement et d’activité et de diminuer les périodes d’isolement. Si le centre de détention ne dispose pas des conditions structurelles nécessaires pour une détention moins rigide, les détenu-e-s en préventive doivent être transféré-e-s vers une institution plus adéquate après quelques mois seulement. La décision de la cour fédérale concernant les conditions de détention à Champ Dollon, le 26 février 2014, marque un tournant et ne restera pas sans effets, vu les nombreuses plaintes existantes.