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Droits politiques pour les personnes en situation de handicap: la Confédération en retard

11.11.2022

La participation à la vie politique des personnes en situation de handicap souffre encore de larges écueils en Suisse. Faute de matériel de vote et d’élection, d’informations accessibles, celles-ci rencontrent des obstacles et des inégalités dans l’exercice de leurs droits politiques. De plus, les personnes sous curatelle de portée générale et mandat pour cause d’inaptitude sont automatiquement privées de leurs droits politiques au niveau fédéral, ce qui entre en contradiction avec la Convention relative aux droits des personnes handicapées. 

Contribution de la Law Clinic de l’Université de Genève (Maeva Laederach, Jihane Maliki, Diego Grangier)

En tant qu’État partie à la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) la Suisse s’est engagée à faire en sorte que les personnes en situation de handicap puissent effectivement et pleinement participer à la vie politique et à la vie publique sur une base égalitaire, que ce soit directement ou par l’intermédiaire de représentant·e·x·s librement choisi·e·x·s, et qu’elles aient notamment le droit et la possibilité de voter et d’être élues (art. 29 CDPH).

La Confédération tarde cependant à conférer l’exercice des droits politiques aux personnes interdites pour cause de maladie mentale ou de faiblesse d’esprit (art. 136 al. 1 Cst.), une distinction qui est pourtant contraire à la CDPH. De plus, malgré certaines avancées, la société civile dénonce le fait que les personnes aveugles et malvoyantes ne peuvent toujours pas exercer leur droit de vote et d’élection de manière autonome et que les personnes en situation de handicap restent sous-représentées dans le paysage politique suisse (Inclusion Handicap, rapport alternatif, p. 64-65).

Handicap mental ou psychique: le refus de la titularité est discriminatoire

«Voter est un droit, pas un privilège»; cette formule inspirée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Hirst c. Royaume-Uni, par. 59) vient affirmer l’importance des droits politiques, d’autant plus grande dans le système politique suisse caractérisé par sa démocratie semi-directe, dans laquelle les citoyen·ne·x·s ne sont pas seulement appelé·e·x·s aux urnes pour élire les représentant·e·x·s, mais aussi pour statuer sur des objets politiques tant au niveau cantonal que fédéral.

La Constitution fédérale règle les droits politiques au niveau fédéral, alors que les cantons restent compétents pour déterminer les droits politiques sur le plan cantonal et communal, dans les limites du droit fédéral (art. 39 Cst.). Au niveau fédéral, la Constitution (art. 136 al. 1 Cst.) et la Loi sur les droits politiques (art. 2 LDP) octroient les droits politiques aux citoyen·ne·x·s suisses majeur·e·x·s sauf s’ils/elles se trouvent sous mandat pour cause d’inaptitude ou sous curatelle de portée générale. Cette exclusion est incompatible avec le principe d’interdiction des discriminations garanti par la Constitution qui prévoit que personne ne doit subir de discrimination du fait notamment d’une déficience corporelle, mentale ou psychique (art. 8 al. 2 Cst.).

L’interdiction des discriminations vise en effet à empêcher tout traitement défavorable basé sur des stéréotypes et attentatoire à la dignité humaine de la personne (Hess-Klein, p. 81; Martenet, art. 8 N 52; Reiner/ Bigler-Eggenberger/Kägi-Diener, art. 8 N 47), dans la mesure où il a pour but ou effet de déprécier la personne et de ne plus la considérer comme un être humain à part entière mais de la réduire à un individu présentant une certaine caractéristique ce qui, dans l’histoire ou la réalité sociale, a pu justifier des pratiques d’exclusion et de marginalisation (Hess-Klein, p. 81; Flückiger/Hertig Randall/Hottelier/Malinverni, N 1170 et 1174). Or les articles 136 al. 1 Cst. et 2 LDP engendrent des effets discriminatoires pour les personnes atteintes d’un handicap mental ou psychique (Hess-Klein/Schefer, p. 515; Inclusion Handicap).

Une inégalité de traitement fondée sur le handicap physique ou psychique ne peut être compatible avec l’interdiction des discriminations que si l’État démontre que le traitement défavorable est justifié par un intérêt public important et qu’il respecte le principe de proportionnalité. Cette dernière exigence n’est remplie que si la mesure ne va pas au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour atteindre les objectifs légitimes poursuivis.

Il est souvent avancé que priver les personnes en situation de handicap mental ou psychique est nécessaire, parce qu’elles ne pourraient pas comprendre les sujets et enjeux des votations et qu’il existe des risques d’influence, voire de captation du vote (Tanquerel; Tanquerel, p. 246), mais ces arguments se révèlent injustifiés selon la perspective des droits humains. L’exigence de capacités cognitives ou intellectuelles spécifiques pour exercer le droit de vote ne constitue en effet pas un intérêt public justifiant l’exclusion générale des personnes en situation de handicap mental ou psychique; il est quasiment impossible de déterminer le niveau de compréhension des enjeux d’une votation qui ne peuvent guère être mesurés à l’aide de critères rationnels, aucune opinion politique n’étant juste ou fausse.

Le régime actuel ne respecte par ailleurs pas les exigences de la proportionnalité. La privation des droits politiques se fonde sur l’existence d’une curatelle de portée générale, établie quand la personne concernée n’est pas en mesure d’assumer seule la gestion des affaires privées. Or, l’exercice des droits politiques et la gestion des affaires privées ne sont pas nécessairement liés: l’incapacité pour une personne de gérer un ménage par exemple ne signifie pas nécessairement qu'elle ne peut pas se former et exprimer une opinion politique (Tanquerel; Hess-Klein/Schefer, p. 508). Ainsi, en interdisant automatiquement à ces personnes de voter du simple fait de leur placement sous curatelle sans procéder à un examen approfondi de leur capacité de voter, la législation fédérale prend seulement en compte l’existence du handicap et occulte les capacités spécifiques de l’individu. Cette approche schématique crée ainsi une distinction injustifiée basée sur le handicap, contraire à l’art. 8 al. 2 Cst. (Hess-Klein/Schefer, p. 515), ce que confirme la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme: les juges de Strasbourg estiment qu’une restriction des droits politiques est possible si une évaluation individualisée des capacités mentales des personnes concernées pour voter est faite (Alajos Kiss c. Hongrie, par. 44; Strøbye et Rosenlind c. Danemark, par. 113; Caamaño Valle c. Espagne, par. 60, 66, 71, 73 et 77).

Quant au risque d'influence ou de captation de vote, il ne permet pas non plus de justifier la privation des droits politiques des personnes sous curatelle de portée générale, car il existe pour toutes les personnes dépendantes (par exemple les personnes résidant en EMS ou hospitalisées) ou temporairement incapables de discernement (par exemple sous l’emprise de l’alcool, drogues, etc.), qui, elles, ne sont pas privées de leurs droits politiques (Tanquerel; Tanquerel, p. 246). De plus, même si les proches aidant·e·x·s ou le personnel institutionnel captaient effectivement le vote, la mesure resterait non proportionnée; ce ne sont pas les victimes qui devraient être sanctionnées, mais les fraudeur·euse·x·s (Tanquerel; Tanquerel, p. 246), ce qui est déjà prévu par le Code pénal (art. 282 et 282 bis CP) qui punit la fraude électorale et la captation de suffrages et constitue une mesure moins incisive. Cette interdiction à l’égard des personnes en situation de handicap mental ou psychique est donc discriminatoire, ce que confirme le Comité des droits des personnes handicapées, qui estime que toute privation des droits politiques en raison du handicap mental ou psychique d’une personne est à proscrire (art. 29 CDPH ; CRPD/C/10/D/4/2011, consid. 9.4; Tobler, p. 342) et a appelé la Suisse à adapter sa législation dans ses observations finales 2022.

La Confédération en retard

Genève a été le premier canton, lors d’une votation populaire le 29 novembre 2020, à abroger les restrictions des droits politiques liées au handicap, garantissant ainsi l’accès aux droits politiques sur les plans cantonal et communal à toute personne âgée de 18 ans révolus et titulaire de la nationalité suisse (art. 48 Cst. cant./GE). Auparavant, le cadre juridique cantonal prévoyait que les droits politiques des personnes durablement incapables de discernement pouvaient être suspendus par décision d’une autorité judiciaire, après une analyse au cas par cas de la capacité de discernement sur le plan politique (art. 48 al. 4 Cst. cant./GE). A la suite de l’entrée en vigueur de la CDPH, les parlementaires du canton de Genève ont estimé en 2017 dans un projet de loi que «[l]a mise en œuvre la plus complète, pleine et entière, de cette norme implique, tout simplement, que l’on renonce à retirer les droits politiques à toute [personne] handicapée que ce soit» (p. 5).

La législation fédérale discriminatoire est reprise par la plupart des cantons pour ce qui est des droits politiques au niveau cantonal et communal. Toutefois, les cantons de Neuchâtel et de Vaud permettent aux personnes placées sous une curatelle de portée générale ou un mandat pour cause d’inaptitude de récupérer leurs droits politiques sur les plans cantonal et communal, en attestant leur capacité de discernement relative aux droits politiques (art. 7 RELDP/NE; art. 3 LEDP/VD). Si ce régime a permis à certaines personnes de retrouver l’exercice des droits politiques, il reste insatisfaisant dans la mesure où il place une charge disproportionnée sur l’individu concerné. Des propositions visant à abolir la privation des droits politiques sont en cours dans le canton de Vaud et de Neuchâtel et même les cantons s’alignant sur le système fédéral comme le Valais (art. 14 LcDP/VS) en discutent (p. 5 et 7). Des réticences persistent toutefois, notamment de la part du canton de Fribourg (art. 2b al. 1 LEDP/FR) qui a récemment refusé de rétablir les droits politiques pour les personnes sous curatelle de portée générale.

Sur le plan fédéral, un postulat a été accepté en 2021 chargeant le gouvernement d’élaborer un rapport déterminant les mesures qui doivent être prises pour mettre le cadre juridique en conformité avec la CDPH. Le Conseil fédéral a en effet reconnu qu’il «ressort de la législation actuelle une certaine schématisation, qui selon les cas peut conduire à un résultat insatisfaisant, dans un sens ou dans l'autre». La Suisse est aussi en retard par rapport à l’évolution dans les pays voisins, notamment l'Allemagne et la France, qui ont ouvert les droits politiques à toutes les personnes en situation de handicap.

Des initiatives pour garantir l’accès à l’information

La CDPH ne demande pas seulement aux États parties de garantir à tou·te·x·s la titularité des droits politiques, quel que soit le handicap, mais également l’effectivité dans l'exercice de ces droits (art. 29 CDPH; CRPD/C/10/D/4/2011, consid. 9.4). La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a rappelé que «les États doivent remplir plusieurs obligations positives pour que les personnes en situation de handicap intellectuel ou psychosocial puissent effectivement exercer leur droit de vote». La Confédération et les cantons doivent ainsi veiller à ce que les procédures d’élection et de vote ainsi que les installations et le matériel de vote en ligne ou imprimé soient utilisables par toutes les personnes en situation de handicap, dans le respect du secret de vote (art. 29 let. a i et ii CDPH). En amont des votations et élections se pose la question de l’accès à l’information, des brochures de vote en l’occurrence, pour que les citoyen·ne·x·s puissent former librement leur opinion et l’expression fidèle et sûre de leur volonté (art. 34 al. 2 Cst.). Malgré l’existence d’une base légale permettant de prendre des mesures en faveur des personnes en situation de handicap lié à la parole, à l’ouïe ou à la vue (art. 14 LHand), les brochures de vote sont encore loin d’être compréhensibles et accessibles à tou·te·x·s en Suisse. Certains sujets de votation peuvent en effet faire appel à des notions très techniques et être source de confusion ou d’incompréhension. La brochure de vote actuelle reste difficilement accessible et aucune norme n’oblige la Suisse à fournir une information simplifiée. Lors d’une séance d'information organisée par insieme Genève, Association Cerebral Genève et la fégaph à la suite du changement législatif dans le canton de Genève, des représentant·e·x·s légaux·ales ont dit ne pas savoir comment utiliser cette brochure de vote, celle-ci restant encore trop compliquée à expliquer aux personnes en situation de handicap mental ou psychique.

Des solutions existent toutefois pour aider les personnes en situation de handicap mental ou psychique à mieux comprendre les enjeux d’une votation. L’espace citoyen Bla-bla vote, créé en 2016 par le mouvement Tous Citoyens de l’institution Eben-Hézer Lausanne, propose un format de rencontres autour d’interventions de politicien·ne·x·s invité·e·x·s à exposer les avantages et les inconvénients de leur position et à répondre aux questions des résident·e·x·s en situation de handicap, préparées en amont avec l’aide des animateur·trice·x·s. Les échanges sont effectués dans un langage simple, compréhensible et accessible, les termes juridiques ou relatifs au vocabulaire politique et institutionnel étant reformulés. Si cette initiative locale semble prometteuse et mériterait d’être généralisée, elle a besoin de davantage de moyens et de ressources pour que tous les sujets de votation soient discutés.

Le FALC (facile à lire et à comprendre) est un autre outil permettant de pallier le problème de l’accessibilité de l’information en simplifiant les notions difficiles à comprendre en adoptant certaines règles. Bien qu’une plateforme en ligne en FALC a été créée par la Confédération et que le canton de Genève met à disposition pour chaque votation une brochure en FALC pour expliquer la procédure de vote au niveaux cantonal et fédéral, leur contenu ne porte pas sur les objets de votations en eux-mêmes. Le Bureau fédéral pour l’égalité des personnes handicapées (BFEH) a soutenu une collaboration d’easyvote avec la fédération nationale des associations de parents de personnes vivant avec une déficience intellectuelle (insieme Suisse) afin de créer une brochure expliquant le fonctionnement des élections en FALC, dans le cadre des élections fédérales du 20 octobre 2019. L’objectif de ce projet à savoir de permettre aux personnes en situation de handicap mental ou psychique de voter en connaissance de cause a été rempli, comme l’a notamment fait remarquer une personne ayant utilisé de cette brochure. Un usage généralisé du FALC dans le matériel de vote permettrait donc de respecter les exigences nationales et de la CDPH. Les cantons de Vaud, Fribourg et Genève ont entamé une réflexion pour utiliser cet outil dans tous leurs documents officiels et notamment pour simplifier la brochure de vote et la rendre accessible à tou·te·x·s . Au niveau fédéral, un postulat visant à généraliser l’utilisation du FALC dans tous les documents officiels, tels que le matériel de vote ainsi que dans les administrations et dans la vie publique en général a été accepté par le Conseil des États en 2021. Cette revendication fait écho à une évaluation du plan d’action menée en 2018 ainsi que d’un rapport de la commission de la sécurité sociale et de la santé publique concluant que l’accessibilité en matière d’information n’était pas encore pleinement garantie.

Davantage de mesures à prendre pour garantir l’accessibilité physique

La problématique de l’accessibilité des droits politiques s’applique également aux personnes en situation de handicap physique, qui continuent à rencontrer des difficultés pour accéder aux locaux et modalités de vote. Si le vote par correspondance permet de contourner les difficultés liées à l’accessibilité des bâtiments et installations, celle-ci reste problématique pour les personnes élues. En termes d’accessibilité spatiale, l’étude «Disabled in Politics» menée en 2021 par l’Université de Zurich recommande notamment l’adoption de réglementations pour que les partis politiques adaptent leurs bâtiments et installations.

La diffusion du matériel de vote uniquement en format papier représente une autre difficulté pour les personnes malvoyantes notamment, or le vote électronique qui pourrait constituer une solution, peine encore à se développer (Inclusion Handicap, Rapport alternatif, p. 64-65). Lors de la restructuration de la phase d’essai du vote électronique, la Confédération et les cantons doivent s’assurer que ce système soit rendu accessible à toutes les personnes en situation de handicap, tant en matière de déroulement des votations dans son ensemble que d’inscription au vote électronique, des documents de vote ainsi que d’information (Inclusion Handicap, Rapport alternatif, p. 65).

À la suite de l’examen de la Suisse en 2022, le Comité des droits des personnes handicapées a publié ses observations finales concluant que la Suisse doit rendre accessible le vote tant au niveau cantonal qu’au niveau fédéral aux personnes en situation de handicap afin que ces dernières puissent effectivement et pleinement participer à la vie politique et publique.