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Télétravail: pas de prestations AI pour les personnes en situation de handicap

12.07.2021

Selon le Tribunal fédéral, la capacité de travail résiduelle des personnes souffrant de problèmes de santé peut être relevée dans le cadre du télétravail. Selon les juges, le marché du travail offre divers emplois qui peuvent en grande partie être exercés à domicile. Or toute personne qui se voit attribuer une capacité de gain supérieure à 60% n’a pas droit à une rente.

Commentaire invité de Martina Čulić, Petra Kern et Caroline Hess-Klein de Inclusion Handicap 

Dans un arrêt du 10 décembre 2020 (ATF 9C_15/2020), le Tribunal fédéral précise que sur le marché du travail théoriquement «équilibré» , il existe divers emplois dans le secteur commercial qui ne sont pas liés à un lieu de travail spécifique et peuvent donc être exercés à domicile. Dans le cas d’espèce, il affirme que la capacité de travail de 80% attestée à l’assurée est exploitable en télétravail.

En l’espèce, Madame A., née en 1970, a fait l’objet d’une expertise bidisciplinaire dans le cadre d’une procédure AI en raison de ses douleurs à la hanche. Deux rapports d’expertise attestaient que sa capacité de travail était limitée depuis fin 2013 à 40% maximum dans ses activités administratives et dans une activité adaptée à ses atteintes à la santé. Interrogé·e·s par l’AI, les expert·e·s lui ont toutefois attesté une incapacité de travail de 20% dans les activités administratives pouvant être exercées à domicile, justifiant la capacité de travail supérieure attestée à l’assurée en télétravail par le fait que la contrainte des déplacements entre son domicile et son lieu de travail était éliminée.

Sur la base des rapports d’expertise, l’office AI est dès lors parti du principe que Madame A. présentait seulement une incapacité de travail de 20%. Comme un degré d’invalidité inférieur à 40% n’est pas déterminant pour l’octroi d'une rente (art. 28 al. 1 LAI), l’office AI a rejeté la demande de rente. Le Tribunal des assurances sociales du canton de Zurich, auprès duquel Madame A. a fait recours, a adopté un point de vue différent: même sur le «marché du travail équilibré», il a considéré une capacité de travail de 80% dans une activité pouvant être exercée à domicile comme économiquement non exploitable. Les juges ont accordé à Madame A. un quart de rente basé sur une capacité de travail résiduelle de 60% sur la base d’un degré d’invalidité de 40% (art. 28 al. 2 LAI). L’office AI a fait appel de cette décision auprès du Tribunal fédéral.

Tribunal fédéral: le «marché du travail équilibré» comprend également les activités en télétravail

Dans le cadre de l’évaluation de l’invalidité, on examine l’exploitabilité économique de la capacité de travail médicalement attestée. La notion théorique et abstraite de «marché du travail équilibré» est utilisée à cette fin. Ce concept suppose un équilibre théorique de l’offre et de la demande et ne tient pas compte de la situation de travail réelle du marché du travail. Ce terme est utilisé par le régime d’assurance invalidité pour distinguer sa compétence de celle du régime d’assurance chômage, basé sur le marché du travail réel.

Dans son arrêt, le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord que, sur un «marché du travail équilibré», on ne peut pas supposer à la légère que la capacité de rendement résiduelle n’est pas exploitable. L’inexploitabilité de la capacité de travail résiduelle ne peut être admise que si l’exercice de l’activité raisonnable exigible est si limité qu’elle s’avère pratiquement inconnue sur le «marché du travail équilibré», ou si elle n’est possible que grâce à des concessions irréalistes de la part d’un·e employeur·euse moyen·ne et que les chances de trouver un emploi correspondant semblent ainsi nulles.

Le Tribunal fédéral a déclaré que le «marché du travail théoriquement équilibré», en particulier dans le secteur commercial, comportait divers emplois pouvant être exercés principalement à domicile parce qu’ils n’étaient pas liés à un lieu de travail spécifique. En outre, d’après l’expertise, les juges ont considéré qu’on pouvait raisonnablement attendre de Madame A. qu’elle se rende au moins occasionnellement sur son lieu de travail pour effectuer des activités ou participer à des réunions. Par conséquent, dans le cas d’espèce, on pouvait supposer que Madame A. disposait d’une capacité de travail exploitable de 80%, signifiant qu’un revenu d’invalide pouvait être perçu, ce qui excluait le versement d’une rente. Le Tribunal fédéral a donc admis le recours de l’office AI et refusé à Madame A. le droit à la rente.

Marché du travail équilibré: entre le juste milieu et la fiction

Avant même que le Tribunal fédéral n’étende, dans son arrêt, le «marché du travail équilibré» à des activités exercées en télétravail, ce concept a été critiqué à plusieurs reprises par des représentant·e·s légaux·ales ainsi que des universitaires. Une expertise juridique récente a montré que l’objectif initial du «marché du travail équilibré» était d’ajuster les fluctuations conjoncturelles du marché du travail réel, telles que les récessions, et de se baser sur des conditions moyennes de l’offre et la demande de travail. Cependant, dans la pratique judiciaire et administrative, le concept s’oriente de plus en plus vers une fiction abstraite qui ignore non seulement les fluctuations, mais aussi les conditions réelles du marché du travail.

Bien que le travail à temps partiel occasionnel et régulier à domicile soit en hausse, les salarié·e·s qui travaillent principalement à domicile restent une minorité (tableau OFS «Télétravail à domicile 2001-2019» du 20 mars 2020, graphique a). L’affirmation du Tribunal fédéral selon laquelle il existe divers postes sur le marché du travail permettant en majeure partie de travailler à domicile, ne correspond pas vraiment à la réalité. En outre, les employé·e·s ne disposent pas d’un droit au télétravail, et les emplois assortis d’un droit contractuel au télétravail majoritaire sont loin d’être la règle. Les personnes qui souhaitent effectuer leur travail uniquement à domicile se retrouvent donc confrontées, sur le marché du travail réel, à des employeur·euse·s moyen·ne·s qui ne sont guère prêt·e·s à concéder cette flexibilité.

Dans le cas particulier d’une personne exerçant déjà une grande partie de son activité professionnelle à domicile avant la survenue de l’invalidité et dont le lieu de travail peut être maintenu, la capacité à travailler à domicile pourrait être invoquée du point de vue médico-théorique. Il est toutefois difficile de justifier l’exploitabilité d’une activité exercée exclusivement en télétravail autrement que dans ce cas. Depuis des années, la conception du «marché du travail équilibré» du Tribunal fédéral selon laquelle chaque personne a la possibilité de trouver un emploi correspondant à ses capacités mentales et physiques ainsi qu’à sa formation conduit à refuser des prestations de l’AI aux personnes qui ne peuvent plus exercer une activité lucrative pour des raisons de santé, n’ayant plus de chance réaliste de pouvoir exercer leur capacité de travail résiduelle. L’extension du «marché du travail équilibré» aux activités de télétravail enrichit le concept d’une dimension fictionnelle supplémentaire.

Une pratique restrictive de l’AI qui cause de grandes souffrances

Ce n'est pas la première fois que le Tribunal fédéral durcit le droit d’accès aux rentes AI. Au cours des 20 dernières années, la pratique des tribunaux est devenue de plus en plus restrictive tout comme les critères d’admissibilité à l’AI. Cela n’est pas sans conséquences: les personnes souffrant de problèmes de santé, qui s’accompagnent souvent de difficultés financières, sont fortement fragilisées. Les attentes placées dans l’assuré·e sont irréalistes. C’est également ce que confirme Thomas Gächter, professeur de droit à l’Université de Zurich et spécialiste du droit des assurances sociales, selon lequel l’hypothèse voulant qu’un emploi soit disponible pour tout le monde sur le marché du travail n’est pas réaliste et ne reflète pas non plus les changements structurels qui ont eu lieu au cours des dernières décennies. Pour le spécialiste, le Tribunal fédéral se substitue ainsi aux responsables politiques qui ont toujours voulu limiter les prestations de l’AI.

Après avoir considéré comme illimités sur le «marché du travail équilibré» les emplois destinés aux personnes qui ne peuvent effectuer que des activités peu demandeuses en termes physiques telles que celles de gardien·n·e de parking ou de musée, contrôleur·euse, surveillant·e, magasinie·ère, réceptionniste ou encore manutentionnaire, le Tribunal fédéral part désormais également du principe que des emplois dont l’activité peut être réalisée uniquement en télétravail existent pour les cadres et le personnel administratif qui ne sont plus en capacité de travailler d’une autre manière. La charge de ces décisions est donc reportée sur celles et ceux qui, en raison de la pratique restrictive des offices AI et du Tribunal fédéral, glissent finalement vers l’aide sociale.

Cette pratique du Tribunal fédéral doit également être évaluée de manière critique du point de vue du droit à l’égalité pour les personnes handicapées: tant la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées que la Constitution fédérale (art. 8 al. 2 et 4 Cst.) obligent le législateur et les tribunaux à éliminer les obstacles et désavantages que subissent les personnes en situation de handicap. Selon la Convention de l’ONU, la Suisse doit par exemple promouvoir les opportunités d’emploi pour les personnes sur le marché du travail (art. 27 al. 1 lit. e); le traité oblige également la Suisse à garantir un niveau de vie adéquat aux personnes handicapées (art. 28 al. 1).

L’évaluation de la loi sur l’égalité des personnes handicapées (LHand) en 2015 soulignait déjà les obstacles spécifiques que rencontraient les personnes handicapées en termes d’accès à l’emploi, notamment les préjugés ou la peur pour leur poste. Une condition préalable à la mise en œuvre des articles 27 et 28 de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées est de prendre en compte cette réalité dans la législation ainsi que dans la jurisprudence. En s’accrochant à la fiction du marché du travail équilibré, le Tribunal fédéral rend impossible un examen sérieux du problème ainsi que la recherche de solutions adéquates. Ainsi, le durcissement de la pratique semble presque cynique et il est à craindre qu’une personne handicapée dont une grande partie du taux d’activité doit être effectuée en télétravail voit ses chances de trouver un emploi sur le marché du travail encore réduites.

Dans son arrêt, le Tribunal fédéral avait évalué les circonstances au moment de la décision de l’office AI du 15 août 2018 et donc avant la pandémie de Covid-19. L’arrêt ne concerne donc pas les périodes de pandémie et pourrait avoir de profondes conséquences pour les personnes concernées qui perçoivent déjà une rente AI et dont la situation est réexaminée régulièrement, à chaque période de trois à cinq ans. Même si la pandémie devait influencer à long terme la politique suisse en matière d’emploi, on ne peut supposer que les employeur·euse·s seraient automatiquement moins réticent·e·s à engager des personnes en situation de handicap.

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