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Interdictions de périmètre à Bremgarten: une violation des droits fondamentaux?

27.08.2013

Les requérant-e-s d’asile du nouveau centre d’hébergement de Bremgarten (AG) ne peuvent pas se déplacer librement sur le territoire de la commune. L’Office fédéral des migrations (ODM) a signé, avant l’ouverture du centre, un accord avec les autorités communales de Bremgarten prévoyant que les requérants d’asile ne puissent pas accéder à plusieurs endroits de la ville. L’association de défense des droits humains «augenauf» a révélé l’affaire début août dans une lettre ouverte à Simonetta Sommaruga, avant que la convention signée entre la Confédération et Bremgarten ne soit finalement mise en ligne.

Dans l’annexe de la convention, il est indiqué que selon le souhait des autorités communales l’accès à 32 «zones sensibles» sera interdit aux requérants. Le Tages Anzeiger a révélé cette information dans un article publié le 6 août 2013. Figureraient parmi ces «zones interdites» la piscine, les terrains de sport, les sites de l’école primaire et enfantine, ainsi que les églises et leurs parvis, le casino ou la salle polyvalente.

«Un malentendu»

Le jour même des révélations, le directeur de l’Office fédéral des migrations, Mario Gattiker, relativisait en annonçant qu’il s’agissait d’un malentendu. Selon lui, il n’existait, premièrement, pas d’interdiction de périmètre, mais seulement des «règles de jeu» pour l’accès aux zones sensibles et, deuxièmement, cela ne concernait pas 32 zones définies comme sensibles (telles que la bibliothèque ou les églises), mais seulement certaines installations sportives et scolaires. Dans le Bund du 7 août 2013, le syndic de Bremgarten Raymond Tellenbach a commencé par rejeter cette interprétation, avant de finalement se rallier à la version des autorités fédérales le 8 août, à la suite d’un entretien avec une délégation de l’ODM

Qu’il s’agisse de 32 endroits ou seulement d’installations scolaires et sportives comme la piscine, la problématique autour de la légalité d’une telle restriction de la liberté de mouvement des requérant-e-s reste la même.

Pas de base légale pour une interdiction préventive de périmètre

Désigner des zones interdites, comme dans l’accord entre l’office fédéral et la ville de Bremgarten, est-ce une forme de mesure de contrainte prévue par la Loi sur les étrangers? Selon cette dernière, les autorités peuvent enjoindre à une personne étrangère de ne pas pénétrer dans une région déterminée, si elle ne dispose pas d’autorisation de séjour et si elle trouble ou menace la sécurité et l'ordre publics; cette mesure vise notamment à lutter contre le trafic illégal de stupéfiants (art. 74 al. 1 Letr). Dans un arrêt de 2003, le Tribunal fédéral avait estimé que les mesures de contrainte pouvaient reposer sur un simple soupçon. On peut donc imaginer que les autorités prononcent une interdiction de périmètre contre une personne en particulier, si elles la soupçonnent de trafic de drogues.

Mais, avec l’affaire de Bremgarten, les autorités sont allées encore plus loin : elles ont prononcé contre un groupe entier une exclusion préventive de certains espaces publics comme les terrains de sport et les piscines. Une base juridique serait pourtant nécessaire pour que l’instauration de telles zones interdites soit légale. Ces interdictions réduisent les droits fondamentaux des personnes concernées (art. 10 Cst.). S'il n'y a pas de base juridique, indépendamment de la question de la proportionnalité d’une telle mesure, il s'agit d'une violation d’un droit fondamental interdite par la constitution.

Violation indirecte d’un droit fondamental

Cette analyse, l’ODM semble la partager. «Si un requérant d’asile était vu à la piscine, il ne se passerait rien d’un point de vue juridique», a déclaré Urs von Däniken, en charge des hébergements fédéraux pour l’ODM dans l’émission 10vor10 à la télévision alémanique. Selon «augenauf», l’ODM aurait également fait consigner sur le procès-verbal qu’une interdiction de périmètre prononcée contre tous les réfugié-e-s en bloc, sans justification au cas par cas, ne constitue ni une sanction appropriée, ni une mesure légale.

Bien que les autorités reconnaissent l’illégalité des interdictions de périmètre, l’ODM et la commune de Bremgarten précisent tout de même dans la convention qui les lie qu’en cas de récidive, il est possible de refuser des autorisations de sortie ou de prendre d’autres mesures disciplinaires. Les interdictions de périmètre ne sont, certes, pas légalement applicables, mais, prévues dans le «règlement intérieur» du centre, elles peuvent avoir un effet disciplinaire et permettre des sanctions réduisant davantage encore la liberté de mouvement des résident-e-s. Compte tenu de l’illégalité de ces menaces de sanctions, cette approche s’effondrera dès qu’une de ces mesures disciplinaires sera contestée devant un tribunal.

On peut interpréter cette étrange logique des autorités de la sorte: ces zones d’exclusion sont indéfendables d’un point de vue juridique. Elles ne sont donc pas réelles, mais simulées et sont censées dissuader les résident-e-s du centre d’hébergement d’exercer leur liberté de mouvement. Dans les faits, cela correspond à une atteinte indirecte à la liberté de mouvement de ces personnes par le biais d’une mesure dissuasive. Il s’agit par conséquent d’une violation indirecte de leurs droits fondamentaux.

Clarification juridique nécessaire

Mesure moins spectaculaire, mais tout aussi importante, le règlement intérieur du centre de Bremgarten prévoit une limitation rigoureuse des heures de sortie entre 8h et 17h. Là encore, il s’agit d’une restriction grave des libertés individuelles (liberté de mouvement) dont il serait nécessaire de préciser la légalité.

La NZZ a révélé le 9 août 2013 que de telles restrictions existaient déjà depuis longtemps dans les centres de Nottwil et Eigenthal. L’ODM ouvrira prochainement d’autres centres, à Alpnach et à Menzigen, pour lesquels des interdictions de périmètre plus restrictives encore seraient envisagées.

Cette règlementation stricte des heures de sortie et ces pseudo-zones d’exclusion ne doivent pas devenir la norme pour tous les centres d’hébergement fédéraux. Un éclaircissement juridique, non partisan, sur ces pratiques devient urgent.

L’affaire a d’ailleurs fait des vagues à l’international. Human Rights Watch s’est exprimé pour la première depuis de nombreuses années sur un sujet suisse. Il n’est pas étonnant de voir que dans ces commentaires étrangers domine l’idée d’une forme de ségrégation raciste, assez manifeste dans cette situation.

La conseillère fédérale Simonetta Sommaruga prend clairement position

Une clarification juridique reste nécessaire même après les déclarations de la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga. «Les droits fondamentaux ne sont pas négociables», a déclaré la ministre de Justice et Police à la presse le 9 août 2013. Elle a exclu catégoriquement une interdiction générale préventive de piscine pour les requérants. Il n'y a pas de base légale pour cela, a-t-elle ajouté. Ces déclarations de la conseillère fédérale doivent désormais avoir des effets concrets, notamment sur les règlements intérieurs des centres d’hébergement. Cela signifie que toutes les conventions signées entre la Confédération et les communes devraient être réécrites.

Commentaire: chercher l’approbation des habitants en simulant une interdiction?

Selon les autorités, les interdictions de périmètre sont mises en place pour assurer une cohabitation pacifique dans la commune. «Nous voulions faire en sorte que la population approuve la décision» clament les responsables. Moreno Casasola, responsable de Solidarité sans frontières, s’en insurge: «Il existe un consensus social sur le fait de garantir une procédure d’asile qui protège les personnes dont la vie est menacée. Garantir cette procédure est un devoir qui incombe à tous. Les devoirs ne font, certes, pas plaisir à tout le monde, mais ils doivent être remplis de manière collective. Que “la population” veuille bien s’acquitter de son devoir seulement sous certaines conditions (pour autant que cela soit vrai…) et qui sont au détriment d’une partie de la population n’est pas acceptable. C’est même ce qui définit la discrimination. Ne seriez-vous pas choqué vous si je protestais contre la construction d’un EMS et que je ne voulais bien l’accepter que si ses résident-e-s étaient interdit-e-s de Migros (ou de Coop, etc.) par crainte que ces personnes âgées ne me retardent à la caisse?» (trad. libre de l’allemand)

C’est inadmissible de caresser dans le sens du poil des citoyen-ne-s qui seraient sur la défensive, de chercher à obtenir leur adhésion en renforçant davantage encore les préjugés à l’égard des requérant-e-s d’asile. Ces interdictions de périmètre envoient un mauvais message: tous les requérant-e-s d’asile sont des personnes dangereuses. C’est purement inacceptable que les autorités soient prêtes à consentir à une violation indirecte de leurs droits fondamentaux.

Si l’ODM s’entêtait avec cette interdiction de périmètre intenable d’un point de vue juridique, il s’agirait d’une dérive dangereuse de la politique d’asile. Elle montrerait que les autorités peuvent décider, à la légère, de sacrifier les droits fondamentaux d’une partie de la population seulement pour augmenter le sentiment de sécurité d’une autre partie - et ce, même si l’interdiction de périmètre n’est que simulé pour le bien-être des uns et décourager les autres.

Sources