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Procédure Dublin: les renvois des familles vers l’Italie à nouveau autorisés

25.01.2022

Dans un arrêt de référence, le Tribunal administratif fédéral a annoncé que les familles avec des enfants mineurs peuvent à nouveau être transférées en Italie dans le cadre de la procédure Dublin, tant que les autorités italiennes peuvent offrir des garanties individuelles relatives à la prise en charge et à l’hébergement adaptées à ce groupe de personnes. Les conditions sur place restent toutefois extrêmement précaires et un grand risque de traitement inhumain et dégradant subsiste.

Dans son arrêt du 18 octobre 2021, le Tribunal administratif  fédéral (TAF) a jugé qu'une requérante d'asile d’origine somalienne et son enfant en bas âge pouvaient être transféré·e·s vers l'Italie, État responsable de la demande dans le cadre du règlement Dublin. Il renverse ainsi sa pratique actuelle en se basant sur les garanties individuelles portant sur une prise en charge et un hébergement adaptés fournies par les autorités italiennes.

Le TAF émet cet arrêt dans le cadre des modifications légales intervenues en Italie. Dans son analyse, il ne procède néanmoins pas à un examen des conditions réelles d’hébergement et ne tient nullement compte de la pratique des autres tribunaux européens et des recommandations émises par l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés (OSAR).

Garantie d'un hébergement adapté aux besoins des familles

Par ce nouvel arrêt, le TAF revient sur sa jurisprudence antérieure: en mars 2015, les juges de Lausanne avaient repris la jurisprudence Tarakhel de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) selon laquelle un renvoi de familles vers l’Italie n'était désormais possible qu'à des conditions strictes en raison de la surcharge chronique des centres d’accueil dans ce pays et des risques de danger pour les personnes souffrant de maladies graves. Il fallait notamment obtenir en amont des autorités italiennes des garanties individuelles et concrètes portant sur un hébergement adapté aux enfants et préservant le «nucleo familiare», (l'unité de la famille).

Dans le cas d'espèce, les autorités italiennes ont garanti en date du 4 novembre 2020, au moyen d'un formulaire mentionnant les noms et prénoms, dates de naissance et nationalité, que la mère célibataire et son enfant en bas âge seraient hébergé·e·s de manière adaptée dans un centre d'accueil réservé aux familles, préservant l’unité familiale et conforme aux directives des autorités italiennes. Au vu de cette garantie, le TAF a considéré que le renvoi vers l'Italie ne violait donc pas l'interdiction des traitements inhumains et dégradants inscrite à l’art. 3 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH). Il a en conséquence rejeté le recours et confirmé la décision de renvoi prononcée par le Secrétariat d'État aux migrations (SEM).

Le «Décret Salvini»

À la fin de l’année 2018, les lois concernant la sécurité publique et l'immigration («Décret Salvini») ont été considérablement durcies en Italie, ce qui a eu de graves répercussions sur les conditions de logement des personnes requérantes d'asile. Les personnes transférées en Italie dans le cadre de la procédure de Dublin se sont retrouvées dans des centres d’accueil de «première ligne» ou des structures temporaires d’urgence, souvent surchargés et ne répondant pas aux besoins des familles ou des personnes souffrant de graves problèmes de santé. Aucun service particulier n'était prévu pour les personnes vulnérables et l’accès au système d’accueil «de seconde ligne», qui garantit une meilleure prise en charge, leur était également refusé.

À la suite du «Décret Salvini», la situation des personnes requérantes d'asile en Italie s'est sensiblement détériorée. En 2019, le TAF avait élargi la jurisprudence Tarakhel c. Suisse, selon laquelle les renvois Dublin de familles n’étaient alors autorisés qu’en présence de garanties délivrées par les autorités italiennes assurant un hébergement adapté aux familles aux personnes souffrant de maladies graves. De fait, les renvois vers l’Italie n’étaient plus admissibles pour les familles et les personnes gravement malades jusqu’à nouvel ordre.

En décembre 2020, les dispositions du «Décret Salvini» ont été largement annulées. Après la procédure d'enregistrement, les personnes requérantes d'asile sont transférées dans le système d'accueil de second niveau (Sistema di accoglienza e integrazione; SAI), qui est à nouveau accessible sans restriction. Se fondant sur la révocation du décret controversé, le TAF constate que la reconnaissance de l’unité familiale et l’assurance d’un hébergement adapté aux familles tels que prévues par la nouvelle législation italienne sont à considérer comme des garanties suffisantes. Les personnes à protéger, soit les familles, les mineur·e·s et les personnes gravement malades, bénéficient de la priorité dans le cadre du transfert d’un centre de premier accueil dans le SAI. La CrEDH a jugé au printemps 2021, dans l'affaire M.T. contre les Pays-Bas, que le renvoi d'une mère et de ses enfants vers l'Italie était admissible.

Prise en compte des circonstances concrètes

Dans son arrêt, le TAF se fonde uniquement sur les modifications législatives intervenues en Italie, sur les garanties administratives fournies par les autorités italiennes et sur l’arrêt rendu par la CrEDH en 2021. Ce faisant, les juges saint-gallois·e·s n’examinent cependant pas de façon approfondie les véritables conditions du système d’accueil italien.

Dans un rapport paru en juin 2021, l'OSAR a démontré, en tenant compte des durcissements législatifs en Italie, que les conditions du système d’accueil des personnes requérantes d’asile étaient toujours précaires. À ce titre, l’organisation maintient donc sa recommandation aux autorités suisses d’éviter les renvois vers l'Italie. En janvier 2020, l'OSAR avait par ailleurs déjà publié un rapport montrant la précarité des conditions d’hébergement; celles-ci ne se sont pas améliorées depuis lors et l’assistance dans les centres de premier accueil n'est pas adaptée pour les personnes vulnérables. De plus, la situation s'est considérablement détériorée avec la pandémie de Covid-19.

Selon les organisations d'aide se trouvant sur place, la plupart des personnes transférées dans le cadre de la procédure Dublin sont livrées à elles-mêmes en raison du manque de place dans les centres d'hébergement. Un hébergement adapté aux besoins et la prise en charge des familles et des personnes particulièrement vulnérables ne sont pas garantis. De manière générale, l'OSAR observe que la levée de certaines restrictions de «l’ère Salvini» n’existe essentiellement que sur papier et que le système d’accueil italien présente encore de graves manquements.

Pas de transferts vers l’Italie pour la justice allemande

Le tribunal administratif supérieur du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie a récemment reconnu de graves dysfonctionnements liés au système d’hébergement en Italie. Il est parvenu à la conclusion, dans ses deux jugements du 20 juillet 2021, qu'un renvoi vers l'Italie comporte des risques sérieux et que les besoins essentiels des personnes requérantes d'asile ne puissent pas être garantis à long terme. L’extrême détresse matérielle auquel les personnes concernées seraient exposées, à savoir l’absence de logement, de perspectives professionnelles ainsi que le manque de nourriture, constitue un traitement inhumain et dégradant. Après une pesée méticuleuse des intérêts en présence, le tribunal allemand est parvenu à la conclusion que le renvoi des deux recourants vers l'Italie sur la base du règlement Dublin III n'est pas admissible au regard des droits humains. Le tribunal s'est notamment fondé sur le rapport que l'OSAR a consacré à l'Italie et sur des renseignements qu’il a lui-même demandés.

Selon le tribunal allemand, bien que le «Décret Salvini» ait été modifié en 2018, l'Italie ne prévoit «qu'exceptionnellement» une prise en charge et un hébergement adapté pour les personnes particulièrement vulnérables telles que les personnes gravement malades ou les familles avec enfants en bas âge. Les directives régissant la perte du droit à l’hébergement dans un centre d'accueil n’ont ainsi pas été abolies malgré la réforme de décembre 2020. Contrairement au jugement rendu par tribunal allemand, le TAF considère dans son arrêt récent que les renvois vers l’Italie dans le cadre de la procédure Dublin sont admissibles sur le fond.

La pratique des autorités migratoires suisses menace les droits humains

Dès lors que les conditions d’hébergement restent précaires et que les personnes requérantes d'asile en Italie encourent un risque concret et sérieux de se retrouver sans logement, la nouvelle pratique du TAF est fortement déplorable. Un examen approfondi et une prise en compte des circonstances effectives de la situation sont indispensables pour juger de l'admissibilité du renvoi dans le respect des garanties humaines des personnes requérantes d'asile. Dans ce contexte, il est regrettable que le TAF n'ait pas pris en considération les recherches actuelles de l’OSAR et ses longues années d’expertise concernant l’Italie.

L’arrêt du TAF met en exergue un manque de diligence dans l'examen des renvois et retours dans le cadre de la procédure Dublin. Des comités onusiens ont dû, à maintes reprises, suspendre provisoirement des renvois de personnes vers des «États tiers sûrs» ou des «États d’origine sûrs» afin de préserver les droits humains des requérant·e·s d'asile. L’appréciation des circonstances du cas d’espèce retenue par le TAF expose les requérant·e·s d'asile à des risques sérieux et concrets et menace leurs droits humains.

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