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La protection de la sphère privée au travail

13.11.2017

Grâce aux technologies modernes, les employeurs ont aujourd'hui d'innombrables possibilités de surveiller et de contrôler leurs salarié-e-s, qui ont cependant aussi la possibilité de se protéger. Mais à quelles conditions? Le professeur Kurt Pärli, professeur de droit européen, de droit social et de droit du travail et directeur du centre pour le droit social à l'Université des sciences appliquées de Zurich (ZHAW) traite de cette question dans un article pour le Europäische Zeitschrift für Arbeitsrecht (EUZA). Il y indique entre autres quelles pratiques de surveillance sont interdites.

Effets de la digitalisation sur la sphère privée

L'article de K. Pärli traite d'une thématique qui n'a jusqu'ici obtenu que peu d'attention, malgré le fait que la surveillance d'un employé peut parfois entraîner une atteinte importante à ses droits fondamentaux. La menace à la sphère privée que l'employeur peut constituer grâce aux nouvelles technologies n'est pas seulement survenue avec l'avènement d'internet. Selon K. Pärli, les développements des dernières années couplés à la digitalisation renforcent énormément les possibilités de surveillance et de contrôle. Les softwares, certains appareils spécifiques, le croisement de données et leur analyse permettent aux entreprises d'obtenir des informations précises sur le comportement de leurs employé-e-s.

Lidl surveille la fréquence des allers-venues aux toilettes

La surveillance digitale d'employé-e-s n'est pas une menace potentielle du futur mais est réelle, comme le constate K. Pärli dans un aperçu de la pratique judiciaire. Ainsi, l'entreprise Lidl a par exemple vérifié, au moyen de caméras cachées, la fréquence des passages aux toilettes de ses salarié-e-s. Les autorités de protection des données de plusieurs Etats fédérés allemands ont exigé près d’1,5 millions d'euros d'amende pour ce comportement illicite.

Dans une autre affaire, le Tribunal fédéral suisse est arrivé à la conclusion que l'utilisation d'un software-espion n'était pas permise, même si elle permettait de prouver qu'un-e employé-e passait 70% de son temps sur l'ordinateur à des fins personnelles. Les preuves obtenues illégalement n'étaient pas exploitables et le licenciement immédiat injustifié.

La Deutsche Bahn a commis l'infraction d'avoir procédé à l'inspection d'e-mails et d'ordinateurs de 173'00 salarié-e-s en 2009 et a été amendée par l'autorité berlinoise de protection des données.

Il survient par ailleurs toujours des cas dans lesquelles les entreprises espionnent leurs employé-e-s sur Facebook ou effectuent illégalement de vastes recherches sur internet au sujet de candidat-e-s pour un emploi. Les tâches dont le déroulement est optimisé de façon automatisée constituent un problème supplémentaire pour la protection de la vie privée des travailleurs. Si les temps de pauses des employés sont déterminés par un ordinateur, ceux-ci ne peuvent par exemple plus rencontrer leurs collègues pendant leur pause.

Pesée entre différents intérêts

Le rapport entre la digitalisation et le risque pour la sphère privée au travail est complexe et multidimensionnel, comme l'indique Kurt Pärli. La digitalisation ne donne pas seulement la possibilité à l'employeur/employeuse de surveiller ses employé-e-s, mais permet aussi à ces derniers d'utiliser internet à mauvais escient et au détriment de l'employeur. Par ailleurs, comme le dit K. Pärli, l'abrogation de la séparation entre temps de travail et temps libre n'est par définition ni bonne ou mauvaise, puisqu'elle permet certes de réduire la sphère privée, mais rend aussi possible une meilleure organisation des loisirs et de la vie familiale de l'employé.

Comme le souligne K. Pärli, une restriction de la sphère privée est permise si l'intérêt public ou privé de l'entreprise est prépondérant. Lors de l'évaluation d'une atteinte potentielle à la sphère privée d'un-e employé-e sur son lieu de travail, les juges doivent en effet procéder à une pesée des intérêts des deux parties. Le contenu et les limites du droit à la vie privée sur son lieu de travail, tel que par exemple énoncés dans la jurisprudence de la CrEDH à propos de l'art. 8 CEDH, constituent un cadre d'orientation.

Le domaine protégé par l'art. 8 CEDH

Selon l'art. 8 al. 1 CEDH, toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Une atteinte à ce droit humain n'est permis qu'aux conditions énoncées à l'art. 8 al. 2 CEDH.

Plusieurs décisions importantes de la CrEDH ont permis de définir plus précisément la protection de la sphère privée au travail. La CrEDH étend en effet le champ de protection de l'art. 8 CEDH au lieu de travail, en indiquant que la vie privée englobe le monde du travail et en précisant que la correspondance inclut aussi les e-mails et l'utilisation d'internet. Selon la CrEDH, le droit à la vie privée comprend notamment le droit de nouer des relations avec des autres personnes et de les entretenir, y compris sur le lieu de travail. Par conséquent, les règles d'une entreprise concernant les pauses qui empêchent un échange social, une relation amoureuse ou un simple rendez-vous entre collègues ainsi que les règles d'une entreprise qui interdisent toute utilisation privée d'e-mails, du téléphone ou d'internet pendant le temps de travail touchent au droit à la vie privée au sens de l'art. 8 al. 1 CEDH. De tels règlements ne sont pas interdits, mais doivent pouvoir se justifier au regard de l'art. 8 al. 2 CEDH et être clairement annoncés en amont aux employé-e-s. L'ingérance doit être prévue par la loi, elle doit viser l'un des buts énoncés à l'art. 8 al. 2 CEDH et être proportionnelle au but visé. Une pesée des intérêts adéquate est donc nécessaire, puisque le simple intérêt professionnel de l'entreprise ne constitue pas un motif suffisant pour restreindre le droit à la vie privée des employé-e-s.

Responsabilité du tribunal, du législateur et des partenaires sociaux

Le droit à la vie privée s'étend donc au monde du travail. En cas d'éventuelle restriction à la vie privée, les tribunaux nationaux sont eux aussi tenus de procéder à une pesée des intérêts. Pour pouvoir faire face à de tels défis, il y aurait pourtant, selon K. Pärli, besoin de plus que les droits humains relatifs à la protection des données et de la sphère privée garantis par le droit international et la Constitution. K. Pärli défend le point de vue que les législateurs nationaux doivent également assumer une part de responsabilité, puisqu'ils concrétisent le droit positif dans des lois et des ordonnances. Enfin, les partenaires sociaux devraient être encouragés à accorder une attention particulière à cette thématique lors de l'élaboration de Conventions collectives et de leur mise en œuvre au niveau de l'entreprise.