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Interdiction de se dissimuler le visage

L’interdiction de la burqa toujours au cœur du débat

11.02.2019

L'initiative populaire «Oui à l'interdiction de se dissimuler le visage» a été déposée en 2017. Lancée en mars 2016 par le «Comité d’Egerkingen», à qui l'on doit déjà l'interdiction des minarets, l'initiative vise en particulier le fait de se couvrir le visage pour des motifs religieux (interdiction de la burqa) et lors de manifestations.

Dans les paragraphes qui suivent, humanrights.ch revient sur l'historique d'un débat politique de longue date et met en avant les arguments en matière de droits humains pour et contre une interdiction.

Interventions politiques jusqu’en 2012

Malgré le peu de personnes concernées par la question du voile intégral en Suisse, celle-ci est âprement discutée depuis plus de dix ans. Ainsi, entre 2006 et 2011, le Parlement s’en est saisi à plusieurs reprises. Des interventions allant dans ce sens ont notamment été déposées par Christophe Darbellay (PDC/FR), Oskar Freysinger (UDC/VS) et Hans Fehr (UDC/ZH). Une initiative argovienne réclamait également une loi fédérale pour interdire la burqa et toute forme de dissimulation du visage dans les lieux publics. À l'exception des interpellations du PDC, toutes les autres requêtes appelaient à une interdiction générale de se dissimuler le visage, et ce même si ces interdictions n’étaient pas exclusivement dirigées contre le voile intégral musulman, mais également contre les manifestant-e-s cagoulé-e-s.

Le Conseil fédéral s’est toujours clairement exprimé contre une interdiction de la burqa ou de se dissimuler le visage. Le motif initialement avancé par le gouvernement est que ces interdictions violeraient l'art. 15 Cst. (liberté de conscience et de croyance). Dans sa réponse de février 2010, il a clairement indiqué son refus d’une telle interdiction pour seulement une centaine de femmes concernées en Suisse. D'après lui, la burqa démontre bien un problème d’intégration mais une interdiction serait contre-productive. Dans sa réponse à l'interpellation du Conseiller national Christophe Darbellay (PDC/VS) de décembre 2009, le gouvernement indique également son refus d'établir un distinguo entre les femmes résidant en Suisse et les touristes. La demande de Christophe Darbellay est apparue impraticable et problématique en termes d’égalité de traitement.

Cependant, le Conseil national avait constamment soutenu les interventions parlementaires appelant à une interdiction générale. Toutefois, les rejets successifs de l’ensemble de ces interventions par le Conseil des Etats ont à chaque reprise fait capoter ce projet.

L'interdiction tessinoise

Le 22 septembre 2013, les Tessinois-e-s ont accepté à 65,4 % d’inscrire dans leur Constitution l’interdiction de se dissimuler le visage dans les lieux publics. Outre les manifestant-e-s cagoulé-e-s, les personnes portant le voile intégral, qu’il s’agisse de burqas ou de niqabs, et couvrant complètement le visage à l’exception des yeux sont visés par cette interdiction.

Le 12 novembre 2014, le Conseil fédéral a octroyé la garantie fédérale à la modification de la Constitution tessinoise. Le 5 mars 2015, le Conseil national ainsi que le Conseil des Etats ont approuvé le changement constitutionnel tessinois et se sont exprimés sur le fait que les dispositions tessinoises étaient conformes au droit fédéral.

Suite à cela, le Grand Conseil tessinois a adopté en novembre 2015 la loi d’application de cette norme constitutionnelle dite «anti-burqa». Ce faisant, le canton italophone est devenu le premier en Suisse à interdire le port de la burqa en public. Cette interdiction est entrée en vigueur le 1er juillet 2016.

L'interdiction inscrite dans la Constitution tessinoise et acceptée par les instances politiques fédérales début 2015 témoigne dès lors de l’évolution en marche dans le monde politique sur ce sujet.

Incompatibilité avec la liberté d’opinion et de réunion

En novembre 2014, le Conseil fédéral avait approuvé à contrecœur l'interdiction tessinoise de la burqa. Dans son communiqué de presse, il maintenait sa conviction qu’une interdiction de se dissimuler le visage est «inopportune» compte tenu de l’ampleur extrêmement faible du phénomène en Suisse. Il affirmait cependant également que, telle qu'elle a été votée par une majorité au Tessin en 2013, l'interdiction serait conforme au droit fédéral.

La validation par la Cour européenne des droits de l'homme (CrEDH) d'une loi française interdisant le voile intégral en public a pesé dans ce revirement du gouvernement. En effet, le texte tessinois est très proche de la loi française, promulguée en juillet 2011 et que la CrEDH a jugé conforme à la Convention en juillet 2014.  

Un pan entier de la question était cependant resté dans l’ombre, à savoir l'incidence de l’initiative cantonale sur le terrain de l’activisme politique. Le 20 septembre 2018, le Tribunal fédéral a prononcé la non-conformité de la Loi tessinoise sur la dissimulation du visage avec la Constitution nationale avec la liberté d’opinion (art. 16 Cst.) et de réunion (art. 22 Cst.), ainsi que la liberté économique (art. 27 Cst.). Un éclairage d’autant plus pertinent que l’initiative nationale contient les mêmes écueils en cette matière que l’initiative tessinoise, à savoir qu’il ne prévoit pas d’exception pour les manifestations politiques. L’occasion, aussi, de rappeler que ces initiatives qui semblent viser le port du voile islamique ont en réalité une incidence qui dépasse largement la question religieuse (voir notre article sur le sujet).

Initiative nationale pour l'interdiction de se dissimuler le visage

Le 15 mars 2016, l'initiative populaire fédérale «Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage» a finalement été lancée. À la tête de cette initiative figure le «Comité d’Egerkingen», déjà engagé au niveau fédéral dans la rédaction et dans la mise en œuvre de l'initiative contre la construction des minarets.

Incluse sous le titre «Interdiction de se voiler le visage», la modification constitutionnelle apportée à l’article 10a se résume de la sorte: le premier paragraphe stipule l’interdiction de dissimuler son visage dans des lieux publics ou des lieux librement accessibles. Le deuxième paragraphe empêche toute contrainte qui obligerait une personne à voiler son visage en raison de son sexe. Enfin, le troisième paragraphe consacre des exceptions pour des raisons de santé, de sécurité, de climat, voire d’ordre coutumier. Par conséquent, les exceptions prévues sur la base de motifs religieux – hormis pour les «lieux de culte» - sont dès lors explicitement exclues. Walter Wobmann, co-fondateur et co-président du comité d'initiative, le confirme sur son site web: l'initiative souhaite volontairement «appréhender le port du voile pour des motifs religieux». Le texte d'initiative évite cependant délibérément toute référence au voile intégral musulman, sans doute pour ne pas prêter le flanc à la critique qui le qualifierait de discriminatoire. En effet, la tournure générale du texte de l'initiative populaire ne comprend aucune violation de l’interdiction de discrimination, même si l’on peut présumer des motifs discriminatoires à l’encontre de la petite minorité de musulmanes portant le voile intégral en Suisse. L'initiative concerne en effet également les manifestant-e-s cagoulé-e-s et demande une interdiction générale de couvrir son visage dans l’espace public. Ce type d’interdiction existe déjà dans quelques cantons, mais se limite pour l’instant à certaines manifestations officielles.

Le Conseil fédéral propose un contre-projet indirect

Le gouvernement a fait savoir en décembre 2017 qu'il rejette l'initiative populaire, mais qu'il désirait lui opposer un contre-projet indirect. C’est chose faite depuis le 27 juin 2018, date à laquelle il a envoyé son projet en consultation. Dans son communiqué de presse, le gouvernement précise qu’il s’oppose à l'initiative car elle imposerait une solution uniforme qui ne permettrait plus aux cantons de décider par eux-mêmes comment ils entendent régler la question des touristes voilées provenant de pays arabes. Il se dit cependant conscient des problèmes que peut poser la dissimulation du visage. Le contre projet indirect veut ainsi introduire une obligation de montrer son visage devant certaines autorités, ainsi qu’une sanction explicite pour le fait de contraindre une personne à dissimuler son visage.

Il s’agit donc d’une part d'introduire une nouvelle Loi fédérale sur l’interdiction de dissimuler le visage et de créer, d’autre part, un état de fait spécial constitutif d’infraction à l’article 181, al. 2 du code pénal, impliquant l’interdiction de contraindre une personne à se dissimuler le visage à la fois au domaine public et dans le domaine privé.

La consultation est ouverte jusqu’au 18 octobre 2018 et marque ainsi le début d’un long processus, puisque le Conseil fédéral peut encore modifier son projet au regard des résultats de la consultation avant de le soumettre au Parlement, qui aura lui aussi son mot à dire. Bien que la démarche du contre-projet indirect soit généralement employée dans l’espoir de voir les initiants retirer leur initiative, cela a cependant peu de chance de se réaliser avec le Comité d’Egerkingen. Au final, et après les nombreuses étapes qu’il a encore à passer, le projet de la Confédération n’entrera en vigueur que si l’initiative sur la burqa est refusée et, même alors, pourra comme toute nouvelle loi passer en référendum.

Droits humains évoqués tant pour que contre une interdiction

Dans le débat public, aussi bien les partisan-e-s que les opposant-e-s à l’initiative mettent en avant l’argument des droits humains. De ce fait, les argumentations sont semblables à l’antérieure discussion sur le foulard. Les opposant-e-s à l'interdiction insistent particulièrement sur l'autonomie des femmes musulmanes. En revanche, les partisan-e-s de l’interdiction critiquent le fait que la tolérance vis-à-vis du voile intégral n’est autre qu’une tolérance envers l’oppression des femmes concernées.

Les organisations des droits humains contre une interdiction

En 2010, la section suisse d'Amnesty International (AI) s’était résolument exprimée contre toute interdiction légale du voile intégral et mettait en garde: «Une interdiction générale du port du voile intégral viole les droits à la liberté d'expression et de religion des femmes qui choisissent d'exprimer de cette manière leur identité ou leurs convictions». Parallèlement, il revient à l’Etat de veiller à ce qu’aucune femme ne soit forcée à se voiler, que ce soit par sa famille ou par toute autre personne. AI demandait instamment aux politicien-ne-s suisses de ne pas envisager de lois qui interdiraient le port du voile intégral et violeraient ainsi les droits fondamentaux de la femme. Cette interdiction, non seulement ne protégerait pas les femmes, mais elle risquerait au contraire de marginaliser plus encore celles qui ont fait le choix du voile intégral. «Toutefois, certaines restrictions clairement définies aux fins de sécurité publique sont légitimes, soulignait Manon Schick, alors porte-parole de la Section suisse d’AI. Par exemple, il serait tout à fait concevable que les femmes soient invitées à se dévoiler en vue d’un contrôle d'identité. De telles restrictions ne doivent cependant pas être appliquées de façon discriminatoire».

En août 2016, l'organisation œuvrant pour les droits humains Terre des Femmes (TdF) s’est prononcée sans ambiguïté contre une interdiction de la burqa. TdF qualifie celle-ci d’«hypocrite», car revendiquer une interdiction de la burqa au nom de l'égalité n’est autre qu’une «instrumentalisation raciste». Le voile intégral ne constitue «en aucune façon la cause d’un quelconque problème», mais «seulement un symbole différemment interprété» (trad. libre).

Operation Libero mène - au nom de la liberté personnelle - une campagne contre une éventuelle interdiction de la burqa. Selon eux, cette interdiction va «à l’encontre d’un état d’esprit libéral, de l'auto-détermination des femmes ainsi que d’une société diversifiée» (trad. libre). L’interdiction de la burqa véhicule un simple symbole politique, car il n’y a guère de femmes portant ce type de voile en Suisse.

Aucune ligne politique claire

Cependant, cette revendication d’une interdiction de la burqa ne provient pas uniquement de nationalistes de droite et de cercles islamophobes. Non seulement quelques femmes de droite, mais également des femmes issues de l'immigration et certaines féministes se rangent clairement derrière une interdiction de se dissimuler le visage. Même certains représentants masculins de gauche se positionnent différemment de la ligne politique de leur parti, comme le Conseiller d’Etat zurichois Mario Fehr de «l’aile droite» du Parti Socialiste (PS) et le Conseiller d’Etat vaudois Pierre-Yves Maillard de «l'aile gauche» du PS.

Lors d’une interview accordée au «Matin Dimanche», P.-Y. Maillard a déclaré que les libertés des femmes acquises suite à de longues luttes étaient non négociables. Ces libertés sont fragiles dans le monde entier «car rien n’est mieux toléré que l'oppression des femmes». P.-Y. Maillard a rappelé que de nombreuses femmes se battent sur tous les continents pour faire valoir ces libertés, et certaines vont jusqu’à payer ce combat de leur vie. Ces femmes doivent être soutenues dans leur lutte pour la liberté «plutôt que de prôner dans notre entre-soi décalé une «tolérance» sans limites». C'est avec cette argumentation que P.-Y. Maillard conseille à la gauche de s’engager en faveur d’un règlement juridique raisonnable du port du voile intégral au lieu de combattre l'initiative populaire.

Activisme politique dans le viseur

Parent pauvre du débat sur l’interdiction de se dissimuler le visage, l’impact de ce type d’initiative sur l’activisme politique est cependant énorme. Le recadrage du Tribunal fédéral de septembre 2018 sur les lois et règlements tessinois n’a été possible que du fait des recours abstraits déposés par deux juristes tessinois inquiets de voir ce volet de la discussion passer au second plan. Comme ils l’ont écrit dans un article dans le journal alémanique WOZ, cette interdiction de la burqa qui fait tant débat ne vise d’après eux, pas en priorité l’intrerdiction du voile musulman. Ils dénoncent ainsi une interdiction de porter des masques qui plomberait en première ligne l’activisme politique traditionnel suisse.
Avec leurs recours, les deux juristes ont ainsi attaqué directement les actes normatifs cantonaux et avec raison puisque la conclusion  du Tribunal fédéral a bien été que dans sa teneur au moment des recours, les lois violaient les droits constitutionnels de la liberté d’opinion, de réunion et de la liberté économique.

Commentaire humanrights.ch

L'interdiction de se dissimuler le visage représente une limitation de la liberté personnelle des individus, à la fois pour certain-e-s manifestant-e-s qui s’encagoulent volontiers que pour certaines femmes qui portent volontairement la burqa ou le niqab. Une telle restriction exige, en plus d'une base légale, de servir l'intérêt général et d'être proportionnée.

Les femmes qui se couvrent entièrement le visage restent extrêmement rares en Suisse, sans même parler du Tessin où l'on n'en croise certainement pas tous les jours. À lui seul, ce fait n'implique cependant pas que la question ne relève pas de l'intérêt général. Mais ce qui marque avec l'initiative sur l'interdiction de se dissimuler le visage, ce n'est plus son sujet, mais la mise en scène dans le débat public d'un contraste politique chargé émotionnellement. C'est pourquoi l'argument majeur contre l'initiative n’est pas objectif, mais de nature éminemment politique. Le fait même qu'une question qui n'est en soi pas primordiale devienne l'objet d'un débat politique et sociétal de cette ampleur du fait de cette initiative populaire indique clairement les contours du scénario politique en cours: pour les forces politiques qui capitalisent sur la crainte des étrangers, toutes les occasions d'attiser une ambiance islamophobe en Suisse doivent être saisies, même les plus secondaires. Le risque par contre tout à fait réel que ces initiatives font courir à la liberté d’opinion et de réunion qui prévaut en Suisse ne doit quant à lui absolument pas être sous-estimé.

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