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Strasbourg valide l'interdiction du voile intégral en France

22.07.2014

Le 1er juillet 2014, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a validé la loi française prévoyant l’interdiction du port de la burqa dans les espaces publics. 
La loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public ne viole d’après Strasbourg ni la liberté de pensée, de conscience et de religion (article 9 CEDH), ni le droit à la vie privée et familiale (article 8 CEDH).  Un arrêt très attendu qui fera certainement jurisprudence au-delà de frontières de l’hexagone, alors que le port du voile intégral est un sujet toujours plus délicat sur le continent européen. Y compris en Suisse (voir notre article sur le sujet).

Les faits

C’est une jeune Française de confession musulmane qui s‘est tournée vers la CrEDH pour se plaindre de ne plus pouvoir porter publiquement le voile intégral suite à l’entrée en vigueur, en avril 2011, de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Elle estimait que cette introduction dans l'arsenal législatif et judiciaire français était contraire à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Lors du dépôt de sa requête en 2011, elle a notamment invoqué les articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion), 10 (liberté d’expression) et 14 (interdiction de la discrimination). Elle avait entre autrer reproché le fait que cette interdiction génère une discrimination fondée sur le sexe, la religion et l’origine ethnique au détriment des femmes qui, comme elle, portent le voile intégral. Et que c'est interdiction ne lui permettait pas de pratiquer sa foi selon sa conscience.

La décision de la Cour

La Cour a débouté une partie des arguments de l’État français, soulignant notamment que, contrairement à ce qu’il affirmait, ni le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes ni le respect de la dignité des personnes ne peuvent légitimement motiver une interdiction du port du voile intégral dans l’espace public. 
Elle a cependant estimé que l’interdiction contestée, malgré le tort qu’elle cause aux femmes concernées, est proportionnée au but poursuivi par le gouvernement français, à savoir la préservation du «vivre ensemble». Cette notion, que les juges eux-mêmes qualifient de flexible, renvoit ici à l’idée selon laquelle la clôture qu’oppose aux autres le fait de porter un voile cachant le visage dans l’espace public pourrait mettre fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes. Possibilité qui, en vertu d’un consensus établi, serait d’après les juges un élément indispensable à la vie en société. La Cour a par ailleurs relevé que les sanctions en jeu - 150 euros d’amende maximum et l’éventuelle obligation d’accomplir un stage de citoyenneté en sus ou à la place - sont parmi les plus légères que le législateur pouvait envisager. 

Opinion en partie dissidente

Cette argumentation n’a cependant pas fait l’unanimité parmi les juges de la Grande chambre à Strasbourg. Les juges allemand et suédois ont émis une position partiellement divergente commune. Ainsi qu’ils le rédigent dans l’arrêt, «des droits individuels concrets garantis par la Convention sont ici sacrifiés à des principes abstraits». Et «quoi qu’il en soit, une interdiction aussi générale, qui touche au droit de toute personne à sa propre identité culturelle et religieuse, n’est à notre sens pas nécessaire dans une société démocratique». Les juges dissidents ont également rappelé que, dans le contexte d’atteintes à la liberté d’expression, la Cour a souligné à maintes reprises que la Convention protège non seulement les opinions «accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi (...) celles qui heurtent, choquent ou inquiètent», soulignant qu’«ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de «société démocratique.» 

Conséquences pour la Suisse

En Suisse, où le débat sur la burqa fait rage depuis plusieurs années déjà, l’arrêt de la CrEDH a été accueilli avec enthousiasme par les détracteurs du voile intégral. Le comité d'Egerkingen, qui avait mené la campagne lors de la votation contre les minarets, y voit notamment un encouragement au lancement d'une initiative au niveau national. Certains estiment cependant que la décision de la CrEDH pour la France ne devrait pas être prise comme la garantie d’un arrêt similaire dans un cas suisse. Urs Saxer, professeur de droit public à Zurich, a ainsi expliqué devant les médias que les cas suisse et français diffèrent. En France, il existe des endroits où le nombre de femmes voilées pose un véritable problème de société. Alors qu'en Suisse, c'est plutôt un «non-problème», ce qui pourrait motiver Strasbourg à rendre un verdict différent pour la Suisse.
Le comité d'Egerkingen attend dans tous les cas le débat parlementaire sur l'octroi de la garantie fédérale à la nouvelle disposition constitutionnelle tessinoise qui prohibe la dissimulation du visage dans l'espace public pour lancer la récolte de signatures. Les Tessinois ont plébiscité cette interdiction le 22 septembre 2013.  Comme la loi française, elle ne cite pas la burqa ou le niqab, mais ce sont bien ces vêtements, ne laissant entrevoir que les yeux, qui sont visés. 

Commentaire de humanrights.ch

L’arrêt de la Grande Chambre sur ce sujet très controversé a suscité un tollé de la part de nombreuses organisations de défense des droits humains, Amnesty International en tête. «Il s'agit d'une profonde régression du droit à la liberté d'expression et de religion, qui laisse entendre que les femmes ne sont pas libres d'exprimer leur conviction religieuse en public», a martelé l’organisation dans un communiqué de presse de juillet 2014. La Cour elle-même a pris fortes pincettes dans son arrêt, indiquant même qu’un État qui s’engage dans un processus législatif tel que celui lancé en France prend le risque de contribuer à consolider des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance.
Mais la Cour a déjà par le passé montré combien elle était frileuse face aux questions de société, et encore plus en matière de laïcité. Elle a ainsi donné un exemple fameux en 2011 dans l’affaire Lautsi contre l’Italie. Alors que la première instance avait donné raison aux Lautsi en concluant que la présence de crucifix dans les établissements publics d’enseignement atteignait le droit des parents d’assurer à leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions religieuses et philosophiques, la Grande chambre était revenue sur ce jugement. Ceci au profit de la marge appréciation des États: «lorsqu’il s’agit de concilier l’exercice de fonctions qu’ils assument dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement», précisait l’arrêt à l’époque. Aujourd’hui, la Cour l’indique clairement dans l’arrêt qu’elle a prononcé publiquement: «la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public relevant d’un choix de société, la France dispose d’une ample marge d’appréciation. Dans un tel cas de figure, la Cour se doit en effet de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause». Alors que presque partout en Europe, l’on dénonce «l’insupportable» ingérence de Strasbourg, la Cour a montré qu’elle fait en vérité, comme souvent, preuve de retenue dans les questions touchant aux visions de société et de morale. Une retenue qui peut être difficile à comprendre et à accepter pour les gens qui défendent les droits humains et les valeurs mêmes de la Convention européenne des droits de l’homme, mais qui reste peut-être encore le prix de la pérennisation d’une institution garante du respect des libertés fondamentales sur le sol européen. 

Sources

Informations complémentaires