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Arrêt CrEDH Al-Dulimi (Grande Chambre): la Suisse aurait dû s’assurer de l’absence de caractère arbitraire relatif à l’inscription de personnes sur les listes de sanctions de l’ONU

22.06.2016

(Résumé et commentaire de Dialogue CEDH)

La Grande Chambre de la Cour européenne des Droits de l'Homme (CrEDH) a confirmé dans son arrêt du 22 juin 2016, par 15 voix contre 2, un arrêt rendu par la Petite Chambre en 2013 (voir notre article «Arrêt de la CrEDH Al-Dulimi (Petite Chambre)», en allemand). Elle a estimé que la Suisse a violé le droit à un procès équitable en procédant au gel des avoirs du responsable présumé des finances des services secrets de Saddam Hussein. La Suisse s’était fondée sur la liste des sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU, qui exigeait une telle procédure.

La Cour a relevé qu’aucune des dispositions de la Résolution 1483 (2003) n’interdisait aux tribunaux suisses d’appliquer les mesures exigées par la Résolution dans le respect des droits humains. Elle juge que l’impossibilité pour les personnes concernées par ces sanctions de présenter des preuves démontrant que leur inscription sur la liste est injustifiée est une violation en soi du droit à un procès équitable.

Exposé des faits et jugements des deux Chambres

Lorsque Al-Dulimi a introduit une requête auprès de la CrEDH, en son nom et en celui de sa société Montana Management Inc., la Suisse s’est retrouvée tiraillée entre les dispositions de la CEDH et celles de la Résolution. Soupçonnant Al-Dulimi d’avoir assumé la fonction de responsable des finances des services secrets sous le régime de Saddam Hussein, le Conseil de sécurité de l’ONU (1990 et 2003) l’avait inscrit sur une liste de sanctions, imposant à la Suisse de geler ses avoirs. Quelques années plus tard, Al-Dulimi a saisi le Tribunal fédéral, exigeant un examen approfondi de son cas. En 2008, le Tribunal fédéral a rejeté le recours, arguant que la Résolution du Conseil de sécurité n’accordait aucune marge de manœuvre en ce sens.

Les listes de sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU représentaient pour la Suisse et d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe un véritable dilemme : selon le droit de l’ONU (art. 25 en liaison avec l'art. 103 de la Charte de l’ONU), les résolutions du Conseil de sécurité priment tous les autres engagements internationaux d’un Etat à l’exception du droit international impératif. La CEDH protège de son côté toute personne contre les violations des droits humains.

Bien que l’arrêt de la Chambre (2013) ait été assez violemment critiqué par de nombreux observateurs, la Grande Chambre a souligné de manière claire que les actions d’instances internationales étaient également soumises à un examen juridique. La Grande Chambre de la Cour est parvenue à cette conclusion bien que la Charte de l’ONU revendique clairement sa primauté sur d’autres droits internationaux, et donc également sur la CEDH. Dans son jugement, la Grande Chambre n’a pas du tout abordé la question d’un conflit entre normes juridiques et ne s’est donc pas prononcée au sujet de la primauté de la Charte de l’ONU. En lieu et place, la Suisse aurait dû, à ses yeux, considérer que dans le cadre des sanctions du Conseil de sécurité un tribunal avait au minimum le droit d’examiner l’absence de caractère arbitraire.

Ainsi, la Grande Chambre contredit les motifs de la Petite Chambre, laquelle avait nié que la Suisse disposait d’une telle marge d’appréciation. Au total, sept juges ont donné une «opinion concordante» - soit un résultat minoritaire sur l’ensemble des opinions – dont une de celle-ci a été rédigée par la juge suisse Helen Keller.

Opinion concordante de la juge suisse Helen Keller

Bien qu’elle souscrive au verdict, la juge Keller a vivement critiqué les conclusions de ses collègues de la majorité. Selon elle, la Résolution 1483 (2003) ne prévoit clairement aucune latitude pour un contrôle juridictionnel des mesures de sanctions par les Etats membres de l'ONU. Le texte de la résolution oblige explicitement les Etats membres de l'ONU à geler les avoirs de personnes sur la liste noire «sans retard (...) et de les faire immédiatement transférer au fonds de développement pour l’Irak». Cette interprétation ne peut pas être mal comprise et exclut tout contrôle judiciaire par les États membres des Nations Unies. La Cour a ici entrepris une réinterprétation d'une résolution de l'ONU qui n’est pas admissible. La juge Keller souligne également que la CrEDH fait preuve de prudence dans le cadre de ses relations avec l'Union européenne lorsqu’il s’agit d’interpréter le droit de la communauté européenne. Dès lors, la juge Keller estime que «de nombreux éléments militent en faveur de l’application de la même retenue vis-à-vis du droit des institutions onusiennes imposant aux États membres des obligations qui entrent en conflit avec la Convention». La Cour a donc choisi une tactique d'évitement de par son jugement, au lieu de répondre définitivement à cette difficile question, à savoir se prononcer sur l’art. 103 de la Charte de l'ONU et sa relation avec la CEDH. L’interrogation cruciale revenant ainsi à savoir quelles mesures un pays doit prendre lorsqu’il est confronté à une résolution des Nations Unies contraire à la CEDH, laquelle ne laisse aucune marge d'appréciation, est malheureusement restée sans réponse.

Le système de sanctions onusiennes en Suisse

Depuis 2005, la Suisse et d'autres États soutiennent le fait qu’il convient d’apporter des corrections au système de sanctions des Nations Unies. En 2010, le Parlement a approuvé une motion de l'ancien Conseiller aux Etats tessinois Dick Marty, lequel exigeait de refuser la mise en œuvre de sanctions en l'absence de garanties constitutionnelles. Néanmoins, le délai de mise en œuvre a été prolongé. Le Conseiller fédéral Didier Burkhalter s’est exprimé devant le Parlement pour la dernière fois sur ce sujet en 2013, séance durant laquelle il a soutenu un certain nombre d'améliorations. Ainsi, les conditions en vue d’un enregistrement sur la liste ont été mieux définies et les noms sont régulièrement contrôlés. En outre, il y a désormais un Ombudsman auquel les victimes peuvent directement s’adresser. Cependant, ces améliorations ne concernent que les sanctions qui se basent sur la résolution de 1999. Le cas dont il est ici question n’est pas concerné par ces améliorations, car il est basé sur des sanctions relatives à la guerre du Golfe.

Commentaire

La Suisse s’est ici retrouvée malgré elle dans une position délicate. Il est difficile de dire ce que la Suisse aurait dû faire si le Tribunal fédéral était arrivé à la conclusion que les sanctions du Conseil de sécurité présentaient dans le cas concret un caractère arbitraire. Si l’arrêt peut sembler quelque peu tatillon du point de vue suisse, il reste d’une importance et d’une justesse capitales. Personne, que ce soit la Suisse ou les autres Etats membres venus la soutenir devant la Grande Chambre, ne part du principe que la protection juridique contre les sanctions du Conseil de sécurité réponde aux exigences des droits humains. La CrEDH a rappelé clairement hier qu’aucune institution, quelle que soit sa puissance, n’avait le droit d’interférer dans la vie privée des individus sans examen juridique.