08.02.2019
La Cour européenne des droits de l’homme confirme la non violation du droit à la vie privée et familiale (art. 8 CEDH) et de l’interdiction de discrimination (art. 14 CEDH) devant le refus d’une assurance-invalidité d’octroyer une rente extraordinaire a une bénéficiaire ne résidant pas en Suisse.
Dans l’affaire A.M.B et C.A.M c. Suisse du 11 décembre 2018 (n° 65550/13), la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) ne juge pas contraire aux articles 8 et 14 CEDH de lier l’octroi de prestations non-contributives au critère de domicile et de résidence habituelle en Suisse.
La rente de l'assurance-invalidité prévue par le droit suisse vise à remplacer la perte de gain subie par un-e assuré-e en raison des effets d'une atteinte à la santé sur sa capacité de travail. La rente extraordinaire d'invalidité assure cette fonction pour les personnes qui n’ont jamais eu la possibilité de cotiser. On parle alors de prestations non-contributives associées à une résidence en Suisse (art. 42 LAVS).
Dans le cas de A.M.B, il ressort de l’arrêt que l’intérêt de percevoir les prestations litigieuses dans les mêmes conditions que des personnes ayant contribué au système doit céder le pas derrière l’intérêt public de l’État, à savoir garantir le principe de solidarité de l’assurance sociale. Ceci bien que la raison pour laquelle la requérante n’a pas contribué financièrement au système de l’AI est entièrement indépendante de sa volonté ou sphère d’influence.
Les faits
Les requérantes, A.M.B et C.A.M, respectivement âgées de 56 et 79 ans, sont des ressortissantes suisses résidant à Armaçao Dos Buzios (Brésil). C.A.M, mère de A.M.B, est également sa tutrice légale depuis 2009. Sourde de naissance et incapable de discernement du fait d’un handicap lourd, A.M.B bénéficie d’une rente extraordinaire d’invalidité à partir de 1980, ainsi que d’une allocation pour impotent de degré moyen à partir de 1997. Les prestations sociales sont finalement supprimées en 2010, lorsque A.M.B déménage au Brésil avec sa mère suite au remariage de cette dernière.
La décision administrative est confirmée en dernière instance par le Tribunal fédéral (ATF 139 I 155). Selon les juges de Mon Repos, la suppression de la rente et de l'allocation pour impotent ne relève pas de la protection de l’article 8 CEDH, car ces prestations n’ont pas pour but de favoriser la vie familiale ou d’intervenir dans les relations personnelles ou familiales quelles qu’elles soient. Il n'y a dès lors, selon les juges, pas lieu d'examiner l'existence d'une discrimination au sens de l'article 14 CEDH.
Dans leur recours auprès de la CrEDH, les deux femmes allèguent une atteinte injustifiée au respect de leur vie privée et familiale (art. 8 CEDH), estimant que ces prestations sont nécessaires pour la qualité de vie de A.M.B et que son retour en Suisse impliquerait une séparation, soit de la mère tutrice et de sa fille, soit de la mère et de son époux qui vit au Brésil pour des raisons professionnelles. Elles se plaignent par ailleurs d’avoir subi une discrimination (art. 14 CEDH) en raison de la suppression de prestations sociales non-contributives, alors que les personnes ayant pu contribuer au système peuvent percevoir des prestations, même si elles résident à l’étranger.
Décision de la Cour
Contrairement au Tribunal fédéral, les juges de Strasbourg reconnaissent que la prise en charge que nécessite A.M.B implique l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance autres que des liens affectifs normaux, qui permettent l’application de l’article 8 CEDH. En outre, l’impact du refus de verser les rentes à l’étrangers sur l’organisation de la vie familiale permet l’application de l’article 14 CEDH.
Selon la Cour, la situation de A.M.B, n’est certes pas identique, mais suffisamment comparable à celle d’une personne bénéficiaire d’une rente invalidité ordinaire, c’est donc bien un traitement inégal. Cependant, la contribution, ou l’absence de contribution, au régime constitue une justification objective pour le traitement inégal, même si la distinction en l’espèce repose sur le handicap de A.M.B. En effet, selon le CrEDH, une prestation non-contributive est censée garantir aux personnes handicapées ne remplissant pas les conditions pour obtenir une rente ordinaire de pouvoir bénéficier de la solidarité d’autrui et disposer de moyens d’existence permettant de vivre en Suisse. Il n’est cependant pas contraire à la Convention de faire dépendre cette solidarité à certaines conditions, comme celle du lieu de résidence en Suisse des bénéficiaires. Il est, selon Strasbourg, raisonnable que si l’État octroie des prestations non-contributives, il ne veuille pas les verser à l’étranger, en particulier si le coût de la vie dans le pays concerné est considérablement moins élevé.
Finalement, les désagréments invoqués par la mère et la fille (liens familiaux au Brésil, impossibilité d’avoir une aide extérieure pour la prise en charge des soins faute de moyens financiers suffisants, séparation éventuelle de la mère et de sa fille ou de son époux) ont pour origine la décision librement prise par C.A.M de quitter la Suisse, en dépit de la législation claire prévoyant la non-exportabilité de la rente extraordinaire et de l’allocation pour impotent.
Opinion dissidente
L’arrêt n’a cependant pas fait l’unanimité auprès des juges de la CrEDH. Dans son opinion dissidente, l'un des juges avance plusieurs arguments qui vont, au contraire de la décision de la Cour, dans le sens d’une violation du principe de discrimination combiné avec le droit à une vie privée et familiale.
D’une part, la discrimination opérée sur A.M.B, handicapée de naissance qui n’a jamais pu cotiser la rente invalidité, ne repose pas sur un quelconque fondement objectif et raisonnable autre que celui de la naissance. Pourtant, l’article 14 CEDH, relatif à l’interdiction de discrimination, fait expressément figurer la «naissance» parmi les motifs de discrimination interdits la CEDH.
D’autre part, la CrEDH a rappelé à l’occasion de plusieurs jugements la nécessité de prendre en compte les réalités de chaque cas pour éviter une application mécanique de la loi, le but étant de protéger les droits «effectifs et concrets» de la Convention (Emonet c. Suisse du 13 décembre 2007). Le droit interne suisse ne prévoyant aucune exception concernant le régime de l'invalidité extraordinaire, il aurait été du rôle des tribunaux internes de protéger les droits des requérantes. Il aurait été par exemple plus acceptable de réduire la rente en fonction du coût de la vie à l’étranger (ici au Brésil). Les tribunaux suisses ont cependant été d’une extrême rigidité en refusant d’admettre l’applicabilité de l’article 8. L’interprétation interne était restrictive et, de ce fait, elle n’a permis aucune mise en balance des différents intérêts, ou de prise en compte des réalités sociales, médicales et familiale des requérantes. Selon l’avis du juge, les requérantes ne devraient pas être «punies» parce que A.M.B se trouve être née handicapée et même discriminées sur ce fondement précis, au détriment de la vie familiale de l’une et de l’autre.