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Strasbourg s'oppose au renvoi par la Suisse d'un requérant d'asile afghan converti au christianisme

09.01.2020

La Cour européenne des droits de l’homme constate que le Tribunal administratif fédéral viole l’article 3 de la Convention sur l’interdiction de traitement inhumain et dégradants. Le Tribunal ne pouvait, sans préalablement chercher à savoir comment le requérant allait pratiquer sa nouvelle religion en Afghanistan, exiger de lui qu’il se contente de cacher ses croyances à Kaboul.

Dans l’affaire A.A. c. Suisse du 5 novembre 2019 (Requête n°32218/17), les juges de Strasbourg ont considéré à l’unanimité qu’il y aurait violation de l’art. 3 CEDH (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) en cas d’expulsion d’un ressortissant afghan d’ethnie hazara converti au christianisme. La Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) fonde son raisonnement sur l’absence d’un examen rigoureux et approfondi du cas par les juges de Saint Gall. Alors que l’authenticité de la conversion en Suisse du requérant a été admise par le Tribunal administratif fédéral (TAF), celui-ci n’a pas procédé à une appréciation suffisante des risques que pourrait courir personnellement l’intéressé en cas de renvoi dans son pays.

C’est désormais à l’intéressé de demander la révision du jugement du TAF si la Suisse ne fait pas recours devant la Grande Chambre dans les trois mois qui suivent la publication de l’arrêt.

Un requérant d’asile Afghan converti au christianisme

Le requérant est arrivé en 2014 sur le territoire suisse où il a déposé une demande d'asile invoquant la situation d’insécurité régnant en Afghanistan, ainsi que sa conversion de l'islam au christianisme. Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), après avoir entendu le requérant, a conclu que sa conversion ne s’était pas produite dans son pays d’origine et estimé que les motifs invoqués n’étaient pas crédibles. 

Aidé par l’association SOS Ticino, le requérant dépose un recours auprès du Tribunal Administratif Fédéral (TAF). A la différence du SEM, le TAF ne remet pas en doute l’authenticité de la conversion du requérant depuis son arrivée en Suisse. En effet, tout en reconnaissant le caractère «authentique» de la conversion du requérant au christianisme depuis son arrivée en Suisse, le tribunal prononce toutefois son expulsion, estimant qu'elle ne l'exposerait pas «à un préjudice grave» en Afghanistan. En effet, même si l’abandon de l’islam peut être pénalement poursuivi en Afghanistan, il ne suffit pas à fonder la qualité de réfugié en l’espèce. Les juges de Saint Gall estiment qu’il existe une possibilité de refuge interne à Kaboul, où il n’a jamais vécu, mais où habitent des oncles et cousins, originaires du même district que lui, et engagés dans des activités commerciales. Le fait que le requérant n’ait pas eu de contacts avec eux depuis son départ d’Afghanistan et ne se soit jamais rendu à leur domicile à Kaboul est sans pertinence, dès lors qu’il connait leur adresse.

Contestant cette décision du 21 octobre 2016, le requérant a donc saisi la Cour européenne des droits de l’homme en avril 2017. Par mesure provisoire, Strasbourg demande à la Suisse de suspendre la procédure d'expulsion, dans l'attente de sa décision sur le fond.

Manque de rigueur pour le Tribunal administratif fédéral

La CrEDH ne s’écarte pas de l’appréciation faite par le TAF selon laquelle le recourant s’est converti au christianisme en Suisse et non pas en Afghanistan. Il s’agit donc d’une conversion sur place. Sur cette base, il faut en premier lieu vérifier si la conversion du requérant est sincère et a atteint un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance avant de rechercher si l’intéressé serait exposé au risque de subir un traitement contraire à l’art. 3 de la CEDH en cas de retour en Afghanistan. 

Selon les juges de Strasbourg, le TAF s’est contenté de présumer de manière générale que le requérant ne rencontrerait aucun problème auprès de ses oncles et cousins à Kaboul, étant donné qu’il avait seulement extériorisé ses croyances avec ses proches les plus intimes, dont ne font pas partie lesdits oncles et cousins. Concrètement, le retour ne poserait pas de problème, dans la mesure où la famille du requérant à Kaboul n’est pas au courant de sa conversion. Cette argumentation, ne relève pas d’un examen rigoureux et approfondi des circonstances du cas particulier alors que le dossier ne contient aucun élément indiquant que le requérant aurait été interrogé sur la manière dont il vit sa foi chrétienne depuis son baptême en Suisse et pourrait, en cas de renvoi, continuer à la vivre en Afghanistan, en particulier à Kaboul, où il n’a jamais vécu. Le TAF se devait d’instruire la cause sur ces points, par exemple par le biais d’un renvoi à l’autorité de première instance ou en soumettant au requérant une liste de questions. Cet examen ne relève pas, selon la Cour, d’un examen rigoureux et approfondi des circonstances du cas particulier.

Une pratique contradictoire

La CrEDH relève par ailleurs que, dans un jugement de référence ultérieur publié quelques mois seulement après l’arrêt rendu dans la présente affaire (arrêt D-4952/2014 du 23 août 2017), le TAF a lui-même concédé que la dissimulation et la négation quotidiennes de convictions intimes dans le contexte de la société afghane conservatrice pouvaient, dans certains cas, être qualifiées de pression psychique insupportable au sens de l’art. 3 de la Loi fédérale sur l’asile. Cela étant, le Tribunal ne pouvait, sans préalablement chercher à savoir comment le requérant allait pratiquer sa nouvelle religion en Afghanistan, exiger de lui qu’il se contente de cacher ses croyances à Kaboul.

Strasbourg constate finalement que la décision de renvoyer le recourant vers l’Afghanistan emporte violation de l’art. 3 CEDH interdisant la torture et les peines ou traitements inhumains et dégradants.

Les minorités religieuses en Afghanistan 

L’organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) avait rendu un rapport en 2017 sur la situation des minorités religieuses en Afghanistan. L’organisation relève que les minorités religieuses comme les hindous, les sikhs, les chrétiens, les membres des Baha’i ainsi que les soufis et les chiites font l’objet de discriminations sociales, d’attaques et d’intimidations. Les membres des Baha’i et les chrétiens sont contraints de vivre leur foi dans le secret, par crainte de subir des discriminations, des arrestations, voire des exécutions. Concernant la situation des personnes de foi chrétienne, l’attitude de la société demeurerait ouvertement hostile, obligeant ces derniers à pratiquer leur religion en secret. Il ne reste aucune église publique en Afghanistan; les chrétiens exercent donc leur culte de manière individuelle ou au sein de petites congrégations qui se réunissent chez des particuliers. 

Bien que l’article 2 de la Constitution afghane prévoit que les fidèles d’autres religions que l’islam sont «libres d’exercer leur foi et d’accomplir leurs rites religieux dans les limites des dispositions de la loi», il ressort en réalité de nombreux documents internationaux que la situation en Afghanistan des personnes converties au christianisme, ou soupçonnées de l’être, est préoccupante. Elles sont exposées à un risque de persécution qui peut prendre une forme étatique et conduire à la peine de mort. Parmi les documents cités, les juges de Strasbourg s’appuient sur les «Principes directeurs relatifs à l’éligibilité dans le cadre de l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile afghans» du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) de 2018. 

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