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Internement non régulier: la Suisse condamnée par Strasbourg

26.04.2022

En 2013, les autorités suisses ont interné un homme atteint d’une maladie mentale jugée incurable après qu’il ait purgé sa peine de prison. La Cour européenne des droits de l’homme juge que le prononcé ultérieur d’une telle mesure dans le cadre d’une procédure de révision d’un jugement de condamnation à une peine privative de liberté de longue durée viole la Convention européenne des droits de l’homme sous l’angle du droit à la liberté et à la sûreté, du principe «pas de peine sans loi» et du droit à ne pas être jugé ou puni deux fois pour les mêmes faits.

Dans son arrêt du 2 novembre 2021, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) considère que le Tribunal fédéral a violé la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en admettant l’ouverture d’une procédure en révision à l’égard de W.A., condamné à une longue peine privative de liberté pour deux homicides. Le considérant comme une menace pour la société, les tribunaux suisses avaient ordonné un internement à son encontre à l’issue de sa peine privative de liberté.

Les juges de Strasbourg estiment que le prononcé subséquent de cet internement revient à punir le requérant deux fois pour les mêmes faits, puisqu’aucun élément nouveau concernant la nature de l’infraction ou l’étendue de la culpabilité de W.A. n’a été établi. La Cour souligne également que l’internement de l’intéressé était irrégulier, celui-ci n’ayant pas été mis en œuvre dans un établissement approprié.

Interné après avoir purgé sa peine

En 1993, la cour d’assises de Zurich condamne W.A. à une peine de vingt ans d’emprisonnement pour un meurtre et un assassinat. Bien que W.A. souffre d’un trouble de la personnalité difficile à traiter et qu’il se trouve sous l’emprise de l’alcool, une expertise psychiatrique démontrant que sa capacité de discernement était altérée au moment des faits, le tribunal estime qu’il représente, pour la société, une menace ne pouvant être écartée autrement que par une peine de longue durée; un internement est alors jugé inapproprié, celui-ci durant rarement plus de cinq ans en pratique. W.A purge sa peine jusqu’en 2010, puis il est placé en détention provisoire après la demande par le Procureur de son internement en application des nouvelles dispositions du Code pénal.

Dans son jugement du 2 mars 2012 (arrêt du TF 6B_404/2011), le Tribunal fédéral juge que des faits nouveaux permettent la réouverture de la procédure au détriment du requérant en application de l’article 65 al. 2 CP, consacrant la révision. De nouvelles méthodes analytiques n’existant pas dans les années 1990 permettraient en effet de poser un nouveau diagnostic, à savoir que l’intéressé n’était pas dépendant de l’alcool au moment des faits mais souffrait d’un trouble de la personnalité dyssocial et de psychopathie ne pouvant être traité. Aussi conclut-il que les risques de récidive pour des crimes violents sont alors très élevés.

Dans le cadre de la procédure de révision, le tribunal de district de Zurich ordonne le 15 août 2013 la modification de la sanction initiale en un internement de W.A. en application des articles 65 al. 2 et 64 al. 1 let. b CP, soit l’internement en raison d’un grave trouble mental, sans réexaminer les infractions pour lesquelles l’intéressé avait été condamné en 1993. S’appuyant alors sur un rapport d’expertise psychiatrique dressé en 2009, les juges estiment que les conditions de l’internement étaient déjà remplies à l’époque et qu’elles continuaient de l’être. W.A., toujours incarcéré à la prison de Pöschwies, forme contre cette décision des recours que rejettent tant la Cour suprême du canton de Zurich (arrêt du 16 juillet 2014) que le Tribunal fédéral (arrêt du TF 6B_896/2014).

W.A. saisit alors la CrEDH, invoquant son droit à la liberté et à la sûreté (art. 5 CEDH), le principe «pas de peine sans loi» (art. 7 par. 1 CEDH) ainsi que son droit à ne pas être jugé ou puni deux fois pour les mêmes faits (art. 4 Protocole no 7 CEDH).

Violation du droit à la liberté et à la sûreté

Personne ne peut être privé de sa liberté, sauf en cas de détention régulière après condamnation par un tribunal compétent (art. 5 par. 1 let. a CEDH) ou si la détention concerne une personne considérée comme aliénée (art. 5 par. 1 let. e CEDH). Le terme de «condamnation» doit être compris à la fois comme la reconnaissance de la culpabilité consécutive à l’établissement d’une infraction prévue par le droit de l’État concerné, et également comme l’imposition d’une peine ou d’une autre mesure impliquant une privation de liberté au sens de l’article 5 par. 1 let. a CEDH. Le terme «après» signifie que la détention doit chronologiquement suivre la condamnation dans le temps, mais aussi qu’elle repose sur celle-ci; un lien causal suffisant entre la condamnation et la privation de liberté est ainsi impératif.

Dans le cas d’espèce, la Cour conclut que seul le jugement de condamnation de 1993/1995 peut servir de base légale à un internement subséquent. Dans la mesure où le requérant n’avait pas été reconnu coupable d’une autre infraction, la décision d’internement du 15 août 2013 ne pouvait pas être considérée comme une nouvelle condamnation. Étant donné que les jugements des années 1990 ne comportaient pas d'ordre d'internement, aucun lien de causalité n’était établi entre la condamnation et la privation de liberté en question, à savoir l'internement ultérieur. Celui-ci s’avérant incompatible avec l’art. 5 par. 1 let. a CEDH, le requérant a subi une violation de son droit à la liberté et à la sûreté.

Le gouvernement suisse invoque le fait que la détention de W.A. est régulière au regard des troubles mentaux dont souffre le requérant (art. 5 par. 1 let. e CEDH). Si celui-ci peut effectivement être qualifié d’«aliéné» au sens de la Convention, la Cour constate que seul un internement dans un établissement approprié pour traiter de ce type de troubles aurait pu être considéré comme régulier, même si le traitement ne présente que peu ou pas de chances de succès. Or les autorités suisses n'ont manifestement pas satisfait à cette exigence, ayant placé le recourant dans l'établissement pénitentiaire de Pöschwies.

Dans l’affaire Kadusic c. Suisse, la Cour avait indiqué être a priori prête à accepter le prononcé d’une mesure thérapeutique en correction d’un jugement initial à la suite de la découverte de faits pertinents nouveaux, et ainsi considérer celui-ci comme un lien causal suffisant entre la condamnation et la détention. La Cour avait considéré que la chronologie et le laps de temps écoulé entre la condamnation initiale et la procédure ultérieure étaient des indices à prendre en compte pour déterminer une éventuelle violation de l’article 5 CEDH. Dans cette affaire, les juges de Strasbourg avaient conclu que la mesure avait été imposée un laps de temps considérable après la condamnation initiale du requérant, n’avait pas été établie sur une expertise suffisamment récente, et que l’individu avait été détenu dans un lieu inapproprié pour traiter son trouble, entraînant également une violation de l’article 5 CEDH.

Pas de peine sans loi

La CrEDH considère également que le principe «pas de peine sans loi» a été violé. Garanti par l’article 7 par. 1 CEDH, celui-ci indique que personne ne peut être puni pour un acte qui n'était pas punissable au moment où il a été commis, toute condamnation devant reposer sur une infraction consacrée par le droit de l’État concerné. De plus, la peine infligée ne peut pas être plus forte que celle prévue au moment où l’infraction a été commise, conformément au principe de la non-rétroactivité des peines. La Cour considère que l’internement de W.A. s’apparente à une peine, celui-ci ayant été ordonné par des juridictions pénales sur la base d'une condamnation pénale, étant qualifié de mesure punitive par le droit interne et constituant une privation de liberté d'une durée indéterminée dans un établissement pénitentiaire sans thérapie.

Les juges de Strasbourg constatent qu’à l’époque de la commission des infractions, le code de procédure pénal zurichois ne permettait pas d’interner W.A. au moyen d'une ordonnance rétroactive après que les condamnations prononcées à son égard dans les années 1990 étaient devenues définitives. Aussi, la CrEDH considère que la peine est additionnelle et plus lourde que celle qui aurait pu être prononcée en 1993. L’internement subséquent du recourant ordonné de manière rétroactive s’analyse donc comme une peine plus lourde, violant ainsi l’article 7 par. 1 CEDH.

Le requérant ne devait pas être puni ou jugé deux fois

Le principe «ne bis in idem», consacré par l’article 4 du Protocole no 7 CEDH, prévoit que nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement deux fois pour les mêmes faits. Dans le cadre de la révision du jugement initial, le système de la Convention accepte la révision au détriment de la personne condamnée dans des cas exceptionnels, notamment lorsque des faits nouveaux importants susceptibles d’influencer l’issue de l’affaire sont découverts.

Dans le cas d’espèce, la Cour fait remarquer que la réouverture d’une affaire déjà jugée signifie habituellement l’annulation du jugement initial et un nouvel examen des infractions reprochées. Dans la mesure où aucun fait ou moyen de preuve nouveau pouvant affecter l’issue de l’affaire n’ont pu être établi, la Cour constate qu’il était incorrect d’entamer une procédure de révision. Ni une extension de la culpabilité du requérant par rapport aux faits pour lesquels il a été condamné en 1993/1995, ni de nouveaux éléments pouvant affecter la nature de l’infraction n’ont été mis en lumière, de sorte que la réouverture de la procédure ne satisfait pas aux conditions requises par l’article 4 § 2 du Protocole no 7 CEDH. La décision du tribunal zurichois équivaut de facto à l’imposition d’une sanction supplémentaire visant à protéger la société pour une infraction pour laquelle le requérant a déjà été condamné, sans que de nouveaux éléments affectant la nature de l’infraction ou l’étendue de sa culpabilité n’aient été établis.