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Recours contre le déménagement d’enfant à l’étranger: la procédure suisse viole le droit à un procès équitable

25.07.2022

Des pères n’ont pas pu avoir accès à un tribunal national suisse, avant le départ à l’étranger des enfants avec leurs mères, pour contester la décision concernant le transfert de domicile. Selon les juges de Strasbourg, cette limitation était disproportionnée au but poursuivi. 

Dans deux arrêts du 8 février 2022 (Roth c. Suisse, Plazzi c. Suisse), la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) conclut que la Suisse a violé le droit d’accès à un tribunal (art. 6 par. 1 CEDH) garanti par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en retirant, sans contrôle judiciaire, l’effet suspensif des recours de deux pères contre le déménagement à l’étranger de leur enfant respectif.

Dans les deux cas, les deux mères avaient demandé à l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA) l’autorisation de déplacer à l’étranger la résidence habituelle de leur enfant respectif. L’APEA avait retiré l’effet suspensif à un éventuel recours contre ces décisions. Les tribunaux cantonaux et le Tribunal fédéral avaient ensuite déclaré les recours des pères irrecevables, s’estimant incompétents en raison du transfert de la résidence des enfants à l’étranger. Les deux pères ne disposaient ainsi pas d’accès à un tribunal pour s’opposer à la décision de l’APEA.

Pas possible de recourir contre le déménagement à l’étranger de leur enfant

L’affaire Roth concerne un requérant ayant eu une fille en 2008 avec une femme de nationalité allemande dont il s’est ensuite séparé. En 2014, l’APEA du canton de Berne attribue l’autorité parentale aux deux parents et la garde à la mère. Cette dernière sollicite de l’APEA, le 9 décembre 2015, l’autorisation de déplacer la résidence habituelle de sa fille à l’étranger à partir du 1er février 2016. Le 27 janvier 2016, l’APEA lui octroie cette autorisation, la communique au père et retire l’effet suspensif à un éventuel recours. La fille du requérant déménage le 29 janvier 2016 en Allemagne, soit 2 jours après la décision de l’APEA. Le père introduit malgré tout un recours contre celle-ci auprès de la Cour suprême bernoise, qui le rejette; les juges rappellent que la compétence pour statuer des autorités suisses cesse au moment où la résidence habituelle de l’enfant est déplacée dans un autre État partie à la Convention de la Haye. Le requérant introduit alors un recours devant le Tribunal fédéral, qui le rejette dans son arrêt du 23 mars 2017 pour les mêmes motifs. La Haute Cour approuve par ailleurs la décision de l’APEA de retirer l’effet suspensif du recours, considérant en raison de l’urgence du déménagement que l’attente d’un jugement définitif aurait mis l’enfant dans une position d’incertitude contraire à son intérêt supérieur.

L’affaire Plazzi est similaire: le 24 août 2017, l’APEA du canton du Tessin attribue la garde exclusive de la fille du requérant à la mère de l’enfant, autorise le déplacement de la résidence habituelle de la mère et de la fille à la Principauté de Monaco et retire l’effet suspensif à un éventuel recours contre cette décision. La mère et l’enfant déménagent le 25 août 2017, jour même de la décision. Le Tribunal d’appel tessinois déclare le recours de Plazzi irrecevable le 17 octobre 2017 se déclarant incompétent au regard de la Convention de la Haye. Dans son arrêt du 12 mars 2018, le Tribunal fédéral rejette le recours de Plazzi pour les mêmes raisons que dans l’affaire Roth.

En principe, les décisions de l’autorité de protection de l’adulte peuvent faire l’objet d’un recours devant la juridiction compétente (art. 450 al. 1 CC). Ce recours est suspensif, c’est-à-dire qu’il contraint d'attendre la fin de la procédure de recours avant d’exécuter la décision en question, à moins que l’autorité de protection de l’adulte ou l’instance judiciaire de recours n’en décide autrement (art. 450c CC). Dans les deux arrêts, les juges de Lausanne rappellent que l’absence d’effet suspensif à un éventuel recours ne doit être décidée qu’en cas d’urgence de cas exceptionnels afin d’éviter la perte de compétence des autorités suisses par suite du déménagement immédiat de l’enfant à l’étranger.

L’accès à un tribunal n’a pas été garanti selon les juges de Strasbourg

La CrEDH constate que la Suisse a violé le droit d’accès à un tribunal découlant du droit à un procès équitable (art. 6 par. 1 CEDH) car elle n’a pas fourni de voies de recours effectives aux requérants. Les pères avaient le droit à ce que leur cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, pour décider des contestations sur leurs droits et obligations de caractère civil; or l’APEA est une autorité administrative qui ne satisfait pas aux exigences de l’article 6 de la CEDH.

Les juges de Strasbourg rejettent par ailleurs le raisonnement du gouvernement suisse selon lequel les pères n’ont pas utilisé une voie de recours existante pour que leur cause soit entendue par une instance judiciaire nationale. Selon cette argumentation, les pères avaient la possibilité de demander la restitution de l’effet suspensif au Tribunal d’appel ou à la Cour suprême bernoise le jour même de la notification de la décision de l’APEA, avant le départ de leur enfant respectif à l’étranger. La Suisse considère qu’au vu de l’urgence, la juridiction aurait pu rétablir l’effet suspensif sans tarder avec une mesure superprovisionnelle (art. 265 al. 1 CPC). La CrEDH estime quant à elle que les voies de recours suggérées par le gouvernement n’avaient pas de perspectives raisonnables de succès. Dans l’affaire Plazzi, le déménagement a en effet eu lieu le jour même de la décision de l’APEA. Dans l’affaire Roth, la Cour estime que, même si le requérant avait introduit plus tôt son recours auprès des instances suisses, ces dernières n’auraient pas pu fournir une décision juridictionnelle avant le départ de sa fille survenu deux jours après la décision de l’APEA. La CrEDH conclut dans les deux affaires que la décision de l’APEA n’a pas du tout fait l’objet d’un contrôle ultérieur sur le fond par un organe judiciaire de pleine juridiction.

Le but poursuivi, à savoir la protection des droits et libertés des mères et des enfants, ne constitue pas une justification du retrait de l’effet suspensif des recours, qui était disproportionné selon la CrEDH. La Cour reconnait que des situations justifient cette limitation afin que le parent concerné puisse changer le domicile de l’enfant conformément à l’intérêt supérieur de ce dernier. Dans les affaires Roth et Plazzi, les juges considèrent toutefois que protéger les enfants de l’impact négatif d’un éventuel recours ne constitue pas une raison assez grave pour justifier l’impossibilité totale pour les deux requérants de s’adresser à un·e juge avant que l’effet suspensif soit retiré. Le fait que la procédure porte sur droit de la famille est d’autant plus susceptible d’entraîner des conséquences très graves et délicates pour les requérants dans la mesure où des questions du futur rapport avec leur enfant ainsi que leurs droits vis-à-vis de ces derniers étaient directement en jeu. Aussi, la Cour affirme que dans les procédures relevant du droit de la famille, il est nécessaire de prévoir la possibilité de s’adresser à un·e juge avant l’entrée en vigueur du retrait de l’effet suspensif.

Autorité parentale conjointe: un changement de système en vue

Aujourd’hui, les compétences en matière de droit familial sont éclatées entre le juge civil et l'autorité de protection de l'enfant, autorité interdisciplinaire du ressort des cantons (art. 440 CC). Selon le droit de la protection de l’adulte et de l’enfant de 2013, cette autorité peut être un organe administratif ou une autorité judiciaire; ainsi la pratique n’est pas uniforme, avec des autorités judiciaires en Suisse romande et des organes administratifs en Suisse alémanique, au Tessin et dans le Jura.

L’autorité parentale conjointe, principe instauré à partir du 1er juillet 2014 (art. 296 CC) ainsi que le partage de ccompétence entre l'APEA et le tribunal dans les conflits ont fait l’objet de diverses critiques. Le système qui répartit actuellement ces compétences reste complexe est souvent trop lent pour protéger efficacement les enfants se trouvant dans de longues situations de conflit entre les parents. Un postulat a été adopté en 2019 pour simplifier et uniformiser les procédures de litiges dans les affaires familiales. Dans son message relatif à la modification du Code de procédure civile de 2020, le Conseil fédéral reconnait la nécessité d’apporter d’autres modifications ponctuelles mais ne prévoit pas de révision plus profonde de la procédure.

La problématique du chevauchement des compétences entre les autorités de protection de l'enfant et le juge civil a quant à elle donné lieu à un postulat de la Commission des affaires juridiques du Conseil national, accepté lors de la session d’été 2022. Son objectif: évaluer la pertinence d’instituer une juridiction de la famille avec un tribunal unique qui serait chargé des litiges concernant les affaires familiales et misant sur la conciliation pour limiter l'impact sur les enfants. Cette proposition avait été retirée de l’avant-projet relatif au nouveau droit de la protection de l’adulte et de l’enfant en 2013. Au regard des lacunes dans la procédure de transfert du domicile de l’enfant à l’étranger mise en lumière par les arrêts Roth et Plazzi de la CrEDH, l’institution d’un organe judiciaire de pleine juridiction, qui regrouperait des compétences larges qui sont aujourd'hui éclatées puisqu'elles incombent à des autorités et juridictions différentes, semble plus que jamais nécessaire.