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Refus d’autorisation de séjour après plus de 50 ans en Suisse

10.10.2023

La Cour européenne des droits de l’homme a considéré dans l’affaire Ghadamian c. Suisse que le refus d’octroi d’une autorisation de séjour à un ressortissant iranien violait l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme consacrant le droit au respect de la vie privée et familiale. L’octogénaire a vécu pendant plus de 50 ans en Suisse, cependant sans titre de séjour depuis 2002.

Le requérant, Mansur Ghadamian, né en 1940, entre légalement en Suisse en 1969, à l’âge de 29 ans. Il obtient d’abord une autorisation de séjour, puis une autorisation d’établissement. À partir de 1988, il est condamné à plusieurs reprises pour divers délits. Au total, il cumule environ cinq années de peines d’emprisonnement. Le 11 juin 1999, la Cour suprême d’Argovie le condamne notamment à une peine privative de 27 mois et à l’expulsion de la Suisse pour une période de cinq ans. À la suite de cette condamnation, l’Office des migrations du canton d’Argovie prononce son expulsion, qui devient juridiquement contraignante le 1er janvier 2002. Malgré l’extinction de son droit de séjour, M. Ghadamian reste en Suisse. À plusieurs reprises, il tente de régulariser sa situation: en 2008 et en 2015, il fait à deux reprises une demande d’autorisation de séjour pour rentiers auprès de l’Office des migrations du canton d’Argovie. L’autorité rejette ses deux demandes. M. Ghadamian fait alors recours contre le deuxième refus auprès des différents échelons de la justice suisse.

Le 29 octobre 2018, le Tribunal fédéral rejette finalement son recours en argumentant notamment que le requérant vit en Suisse illégalement depuis 2002, qu’il s’est toujours opposé aux demandes des autorités de quitter le territoire et que l’intérêt général à son expulsion est important. M. Ghadamian introduit donc une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) et soumet dans sa plainte une violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) ainsi que de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec l’article 8 de la CEDH. La CrEDH reconnaît ces violations dans sa décision du 9 mai 2023.

Séjour de plus de 50 ans et bonne intégration

Dans son appréciation, la CrEDH note que la relation entre le requérant et ses enfants adultes nés en Suisse ne relève pas du droit au respect de la vie familiale au sens de l’article 8 de la CEDH. La plainte évoquait une relation de dépendance que la Cour n’a pas estimée recevable. Ainsi, la Cour examine la plainte uniquement sur l’aspect de la vie privée contenu dans l’article 8, et non pas du point de vue de la vie familiale.

La Cour rappelle sa jurisprudence concernant le droit au respect de la vie privée: un refus d’octroi de permis de séjour ne viole le droit à la vie privée que dans des circonstances exceptionnelles, d’autant plus lorsqu’une personne séjourne illégalement dans un État pendant une longue période. La question à examiner est donc de savoir si, compte tenu des circonstances concrètes, il incombe exceptionnellement une obligation positive à la Suisse de délivrer une autorisation de séjour au requérant.

La CrEDH examine ensuite les intérêts en jeu. Elle met en balance l’intérêt personnel du requérant à bénéficier d’une autorisation de séjour, et l’intérêt général, pour lequel l’expulsion du requérant vivant illégalement en Suisse depuis 2002 devrait être préconisée, du fait des divers délits qu’il a commis. Elle conclut finalement que les circonstances particulières entourant le cas du requérant font pencher la balance au bénéfice de l’intérêt personnel: M. Ghadamian a vécu pendant de nombreuses années en Suisse et s’est bien intégré sur le plan économique. Au moment de la décision, il bénéficie d’une retraite. Au cours de son séjour légal de plus de 30 ans, il a construit une vie stable et s’est marié. Aujourd’hui, il a deux enfants adultes et cinq petits-enfants qui vivent tou·te·x·s en Suisse. Il a une compagne suisse depuis 14 ans et entretient des relations sociales dans le club de volley où il est entraîneur. S’il devait être renvoyé en Iran, il n’aurait en revanche plus aucun environnement social.

L’attitude de la Suisse prise en compte

La Cour a également considéré le fait que le requérant n’a plus commis de délits considérables depuis 2005 et que la Suisse n’a pas entrepris suffisamment d’efforts pour le renvoyer en Iran, b ien que le requérant se serait rendu à plusieurs reprises en Iran pour de courtes périodes et aurait donc possédé un passeport. Les autorités suisses l’ont seulement invité à quitter la Suisse en 2003 et 2011 et ont perquisitionné son domicile en 2004 et en 2019 pour saisir son passeport en vain.

Le Cour doute donc que la Suisse ait pris toutes les mesures possibles pour renvoyer le requérant en Iran. Elle prend également en compte ce dernier point dans la pesée des intérêts.

Contrôle insuffisant de la part du Tribunal fédéral

Enfin, la Cour critique le fait que le Tribunal fédéral n’ait, contrairement au Tribunal administratif du canton d’Argovie, pas procédé à une mise en balance complète de tous les intérêts et qu’elle ait attribué un poids excessif à l’intérêt général. Ainsi, la Suisse a outrepassé sa marge d’appréciation et violé l’article 8 de la CEDH.

Cette conclusion de la Cour est particulièrement intéressante, car la CrEDH laisse généralement une large marge d’appréciation aux autorités nationales concernant les affaires en matière de migration. La Cour ne donne que rarement ses propres conclusions concernant l’évaluation et la mise en balance des intérêts généraux et personnels. La CrEDH accepte généralement la mise en balance des instances nationales tant qu’elle est rigoureuse. Dans le cas présent, les juges de Strasbourg concluent que, compte tenu des circonstances générales et de la durée extrêmement longue du séjour, les autorités et les tribunaux suisses ont accordé un poids trop important à l’intérêt général dans leur décision.

De possibles effets sur la pratique en Suisse?

Bien que la Cour démontre une certaine retenue concernant les affaires en matière de migration, les États parties ne sont pas libres et doivent considérer et évaluer consciencieusement l’intérêt personnel. Dans le cas contraire, une violation de l’article 8 de la CEDH doit être constatée.

On peut supposer qu’en Suisse, un poids important est attribué à l’intérêt général, notamment celui de sécurité et de l’ordre public dans d’autres affaires relevant du droit de la migration. Cependant, le cas présent constituant une situation d’exception, il n’est pas probable que la pratique change si facilement.