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Yasmine Motarjemi: les non-dits sur l’affaire Nestlé

01.05.2023

Mi-février, un jugement retentissant a été prononcé en Suisse: Nestlé doit verser 2 millions de francs pour la perte de gain causée par huit années d’activité professionnelle réduite, ainsi que 100 000 francs de frais de justice à son ancienne responsable de la sécurité alimentaire, Yasmine Motarjemi, pour le harcèlement qu’elle lui a fait subir. Depuis plusieurs années, humanrights.ch accompagne cette affaire, qui est un véritable litige stratégique. Contrairement à ce qu’avance Nestlé et à ce qu’ont pu relater les médias, l’affaire ne relève pas d’un simple conflit professionnel, mais porte sur la question de la santé de millions de personnes. Dans notre interview, Yasmine Motarjemi revient sur les dessous du procès et de son combat.

 

Chère Madame Motarjemi, à la mi-février, un jugement retentissant a été prononcé. Nestlé doit vous verser 2 millions de francs pour la perte de gain causée par huit années d’activité professionnelle réduite, et 100 000 francs pour les frais de justice. Quel est le sens de ce jugement?

Ce jugement conclut que la direction de Nestlé était responsable de mon harcèlement. En effet, le tribunal a non seulement reconnu que celle-ci n'a rien fait pour me protéger, mais il a surtout constaté qu'elle était complice du harcèlement, par exemple en me forçant à accepter un transfert punitif et en menant une enquête fausse et biaisée, trois ans après le dépôt de ma première plainte pour harcèlement. Le tribunal a également confirmé que Nestlé n'avait pas donné suite à mes alertes sanitaires, bien que c’était une mesure corrective à prendre. En ignorant mes avertissements, Nestlé m'a discréditée. Pour moi, qui me souciais de la bonne gestion de la sécurité des produits Nestlé, cela a été une source de souffrance et un acte supplémentaire de harcèlement.

Nestlé ne porte pas l'affaire devant le Tribunal fédéral. Pourquoi, à votre avis?

Nestlé renonce à recourir devant le Tribunal fédéral probablement parce que ses chances de succès sont minimes, et qu’un arrêt de cette instance a une résonnance médiatique et juridique bien plus forte qu’un arrêt d’un tribunal cantonal. De plus, une jurisprudence du Tribunal fédéral sur la notion de harcèlement aurait permis de renforcer la protection contre le harcèlement des employé·e·x·s. Dans un sens, je regrette que Nestlé n’ait pas fait recours, car j’aurais souhaité que la société bénéficie de mon combat. À présent, une loi pour la prévention du harcèlement me semble être plus que jamais essentielle.

Comment s’est déroulée la procédure judiciaire ?

Le jugement rendu par la Cour d'appel civile du Tribunal cantonal vaudois est le résultat d’un long parcours ayant compris six étapes. D’abord, il y a eu une procédure de conciliation dans laquelle le tribunal a essayé de trouver un accord entre les parties. Entre 2011 et 2019 s’est déroulé le procès en première instance, retardé par diverses demandes et mesures dilatoires de la part de Nestlé – notamment une plainte que la multinationale a déposée contre la juge avant même le début des audiences. Ensuite, j’ai saisi la Cour d'appel civile du Tribunal cantonal vaudois dont l’arrêt du 7 janvier 2020 conteste le jugement du Tribunal d’arrondissement de Lausanne, et condamne Nestlé dans les faits. En février 2020, Nestlé a quant à elle fait appel auprès du Tribunal fédéral. Néanmoins, comme le recours a été fait avant même que le Tribunal cantonal ait rendu son verdict final, il a rapidement été jugé irrecevable.

En 2021, le tribunal de première instance a statué sur mes dommages et intérêts et mes frais de justice. Sa décision était injuste. Nous avons donc dû de nouveau faire appel auprès de la Cour d'appel civile du Tribunal cantonal vaudois, qui a rendu un dernier jugement, plus équitable, le 29 novembre, qu’on m’a notifié le 27 décembre 2022.

Les indemnités versées couvrent-elles l’ensemble des frais?

Nestlé doit payer une grande partie de mes pertes de gain imposables, ainsi qu’une contribution aux frais judiciaires. Cependant, cette somme ne couvre pas les pertes financières que j’ai subies, car la loi vaudoise rembourse les frais selon un forfait qui ne tient pas compte des frais réels engagés dans un combat contre une multinationale.

Avez-vous fait l’objet de pressions pour abandonner le procès?

Durant toute la procédure, on a essayé d’épuiser mes ressources, que ce soit mon temps, mon énergie ou mon argent. Ma compagnie d’assurance juridique AXA s’est par exemple rangée du côté de Nestlé, et m’a demandé de signer un accord avec la multinationale. En 2011, j’ai donc dû engager une procédure d’arbitrage contre AXA, que j’ai gagnée en 2012. Cependant, Nestlé a nommé le PDG  d’AXA, M. Henri de Castries, à son Conseil d’administration, et AXA a fait recours contre cette décision au niveau fédéral. AXA a toutefois perdu de nouveau. De plus, le Fonds de Pensions Nestlé a porté plainte contre moi devant la Cour des assurances sociales, considérant que mes différentes publications scientifiques remettaient en cause mon droit à une rente d’invalidité. Heureusement, j'ai également eu gain de cause. Du reste, Nestlé a déposé plainte pour mon interview à la télévision suisse romande, alors que j’avais seulement exposé l’objet de mon procès, ainsi que les divergences d'opinions avec mon supérieur ayant conduit à mon licenciement. Finalement, on a aussi essayé de me pousser à conclure un accord à l’amiable.

Qu'est-ce qui a été déterminant pour que vous vous lanciez dans ce combat? Quel était l'objectif du procès contre Nestlé?

J'ai vécu une horrible expérience avec la gestion de la sécurité des aliments, la gestion du personnel, ainsi que la gestion des alertes. Je ne pouvais accepter que l’une des plus grandes entreprises agroalimentaires au monde, avec des millions de consommateur·trice·x·s à travers la planète, agisse de la sorte. J’estimais que nous faisions face à trois problèmes de santé publique: la sécurité des aliments, le harcèlement des employé·e·x·s et la gestion des alertes.

J'avais un besoin vital d’informer les autorités de mon expérience et de mes constatations, ainsi que d'obtenir leur avis. Je n'avais pas les moyens de mener un procès pour harcèlement et un autre en parallèle traitant de la question de la gestion de la sécurité des aliments: ma stratégie a donc été de porter plainte pour l’affaire qui me touchait personnellement. Elle a été portée devant un tribunal civil, car en Suisse, le harcèlement ne figure pas dans le droit pénal. Concernant la sécurité alimentaire, j'ai décidé d’adresser des rapports aux autorités sanitaires des différents pays. Malheureusement, les systèmes d'alerte nationaux n'ont pas fonctionné, et mes rapports n'ont pas été traités.

Pourquoi n'avez-vous pas accepté un règlement à l'amiable qui vous aurait épargné toute cette bataille juridique?

À plusieurs reprises, Nestlé m'a proposé un «accord à l’amiable». Même la juge du tribunal de première instance encourageait cette forme de résolution du conflit. Mais les arrangements qu’on m'a présentés comportaient toujours une condition: mon silence total sur mon expérience chez Nestlé, ainsi que sur le montant qui m’aurait alors été offert. En outre, Nestlé ne voulait pas reconnaître sa culpabilité à l’égard de mon harcèlement, ses défaillances en matière de la  gestion de la sécurité de ses produits, ni son absence de réaction à mes alertes.

Sans cette prise de conscience, j'ai considéré que les pratiques de Nestlé restaient un problème de santé publique, tant du point de vue de la sécurité des produits que du harcèlement des employé·e·x·s, le second aspect étant en réalité étroitement lié au premier.

Enfin, sans révélation des faits, les problèmes sociaux seraient restés cachés sous le tapis, et de mon point de vue, les pots-de-vin et la corruption auraient été encouragés. Il est grand temps de prendre conscience de la nécessité d'une transparence totale dans les domaines qui touchent aux intérêts publics, tels que la santé et la sécurité des consommateur·trice·x·s. Bien que ce principe soit reconnu en théorie, il n'est pas mis en pratique.

Avez-vous refusé un tel accord pour défendre une cause sociale?

De nombreuses personnes ont fait pression pour que je signe un accord avec Nestlé et que je tourne la page. J'ai refusé un tel arrangement, car il n'était pas conforme à ma philosophie de vie, ainsi qu’aux principes et aux valeurs pour lesquels je me suis battue tout au long de ma carrière dédiée à la santé publique. Je ne pouvais pas soudainement renier mes convictions, sous la pression de Nestlé, ou même de mon entourage; d'autant plus qu'un tel accord m' aurait privé de ma liberté de parole, et je n'aurais pas pu faire profiter la société de mon expérience. Aujourd'hui, avec le recul, je constate que j'avais raison. En Iran, pendant le mouvement révolutionnaire porté par le slogan «Femmes, Vie, Liberté», la jeunesse est prête à mourir pour obtenir un peu plus de liberté. Ici, on fait pression sur moi pour que je vende ma liberté de parole. 

Pourquoi n’avez-vous pas accepté le transfert interne qui vous a été proposé, alors que vous auriez pu continuer à bénéficier d’une bonne rémunération?

L'emploi proposé était une mise au placard, bien qu’elle aurait été convenablement rémunérée. Au tribunal, l’ancien Directeur général responsable des Opérations de Nestlé, M. José Lopez, a qualifié ce poste de travail d’«ingrat». J'ai d'abord refusé, puis j'ai accepté à la seule condition que Nestlé fasse un audit de notre département pour la gestion de la sécurité des aliments. Sans un audit de mon département pour dénoncer les dysfonctionnements, je ne voulais pas rester dans l'entreprise.

Pourquoi Nestlé a refusé de faire l’audit que vous aviez demandé?

Je ne sais pas, c'est une question à laquelle Nestlé doit répondre. Je pense que l’audit aurait révélé une série de manquements et de violations que Nestlé voulait dissimuler. Il aurait par exemple exposé de quelle manière et sur quelle base de compétences ce directeur coupable de harcèlement, protégé par la hiérarchie, avait été nommé à son poste. Il aurait mis en évidence le manque de ressources humaines, les négligences et les possibles tricheries, ou encore les violations dans la gestion de la sécurité alimentaire.

En quoi consistait le harcèlement que vous avez subi?

Le harcèlement que j’ai vécu s’exprimait par trois types de mesures. D’une part, il y avait les actes qui allaient directement à mon encontre, tels que l'humiliation, le dénigrement, l'exclusion, la rétention d'informations, ainsi que le fait de semer la discorde avec mes collègues et de me discréditer. Ces agissements ont eu des conséquences sur mon travail. Mais, d’autre part, on me harcelait aussi en sapant directement mon travail, en bloquant par exemple mes instructions, en refusant de donner suite à mon travail, en me dépouillant de mes projets et en démantelant mon équipe, ou en sabotant les mesures que j'avais mises en place pour aider les usines à gérer les risques.

Il y avait également le harcèlement que me faisait subir la direction en ignorant mes avertissements, en participant ainsi à me discréditer, et en prenant des mesures évoquées plus tôt, telles que le transfert punitif ou l’enquête fictive. Enfin, lorsque j’ai demandé une entrevue avec l’ancien PDG de Nestlé, M. Paul Bulcke, pour l’informer de la situation, celui-ci m'a licenciée.

Le harcèlement a toutefois également continué après mon licenciement, par des procès-baillons comme je l’ai évoqué avant, des mensonges et des humiliations au tribunal.

Comment vous sentez-vous aujourd’hui?

Mes sentiments sont mitigés. D'un côté, je suis très heureuse qu’un tribunal, à savoir la Cour d'Appel civile du Tribunal cantonal vaudois, a reconnu les actes de harcèlement, malgré les manipulations et les contre-vérités brandies par Nestlé. Je salue la lucidité du tribunal pour avoir condamné cette puissante entreprise. C'est une première en Suisse. De l’autre côté, ma vie et ma carrière ont été détruites, et les membres de ma famille et mes relations sociales ont été affectés: tout cela ne peut être réparé. Aucune somme d’argent ne suffirait à me rendre les 17 années de vie perdues en souffrance et à me battre pour prouver une réalité indéniable. Je ressentirai les effets de ce combat pour le reste de ma vie.

Aujourd'hui, après 12 ans de bataille juridique, Nestlé reconnaît le harcèlement qui a été exercé. Il aurait suffi que Nestlé fasse une enquête correcte pour éviter ce long procès qui continue à empoisonner ma vie. Ce comportement est-il digne d’une entreprise responsable?

Quels ont été les conséquences les plus importantes de ce procès sur votre vie?

Les répercussions que la bataille juridique a eu sur ma famille me touchent le plus. J’en souffre encore aujourd’hui.

En plus d’avoir vu ma carrière brisée, ma santé atteinte et perdu de mon statut professionnel, social et financier, j'ai vécu dans la douleur pendant 17 ans: jour après jour, j'ai éprouvé des sentiments de colère, de dégoût, d'anxiété, de tristesse, de déception et d'incompréhension. J'ai été choquée et traumatisée au point de ne plus pouvoir exercer ma profession. La gestion déficiente de la sécurité des aliments chez Nestlé et le silence de mes collègues face aux défaillances que je constatais m’ont plus dégoûtée du métier que le harcèlement lui-même. Il faut savoir qu’en tant que Directrice de la sécurité des aliments, je portais la responsabilité de la vie des consommateur·trice·x·s. Les défaillances que je constatais et les entraves à mes fonctions que je subissais m’inquiétaient extrêmement: ils me faisaient craindre la survenue imminente d’un incident.

Au fil du temps, j'ai vu ma vie s'effondrer. J'ai perdu la joie de vivre. J'ai constaté l'indifférence de la part des autorités, de la société civile et des professionnel·le·x·s de la sécurité alimentaire face aux problèmes que je soulevais. Cette absence de réaction m’a conduite à perdre foi en la société et ma confiance en l’autre. Tout me paraissait absurde. Mes relations sociales se sont également détériorées, et certains ami·e·x·s se sont éloigné·e·x·s.

La Cour a reconnu que Nestlé était coupable de harcèlement. Comment s'est-elle positionnée sur la question de la sécurité des aliments? Dans les médias, Nestlé affirme que cette affaire ne concerne pas cette problématique.

Bien que le tribunal ait soulevé des questions dans le domaine de la sécurité des aliments et que la juge ait même été stupéfaite par les réponses de la part de la direction de Nestlé, il n'a pas pris position sur les faits dans le détail. La Cour d'appel civile a néanmoins confirmé que Nestlé n'avait pas donné suite à l'audit que j'avais demandé en interne, ce qui est une mesure essentielle en cas d'alerte sanitaire. Il s'agit là, à mon avis, d'une des plus grandes violations qu'une entreprise puisse commettre en matière de gestion de la sécurité des produits et des services.

Quant à la déclaration de Nestlé, elle représente une vision erronée et inquiétante de la gestion de la sécurité des aliments. D’ailleurs contrairement à ce que déclare Nestlé, je dois dire que mon licenciement a été motivé par ma divergence d'opinion sur la gestion de la sécurité des aliments avec la Direction. Ainsi, bien que le procès relève du droit du travail, le harcèlement intense et de longue durée que j’ai subi constituait bien des représailles pour la dénonciation que j’avais faite à l’interne quant à la gestion de la sécurité des aliments. D’ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas pu conclure un accord à l’amiable avec Nestlé était que je devais me taire sur la gestion de la sécurité des aliments.

Quelles sont les conséquences le harcèlement d’une responsable pour la sécurité des aliments comme vous a-t-il pour la société?

Parallèlement au blocage et au sabotage de mon travail, le département «Quality Management» connaissait des problèmes de gestion interne, tels que le manque de communication ou les fausses instructions données par son directeur. Ainsi, de graves incidents se sont produits: Nestlé a notamment été impliquée dans l'incident de la mélamine en Chine, qui a empoisonné 300 000 personnes, ainsi que dans les cas d'intoxication alimentaire entérohémorragique à Escherichia coli aux États-Unis, causés par des «cookies» de Nestlé et qui ont entraîné de graves conséquences pour la santé dans 77 cas. Le sabotage de mon travail a également eu des effets à long terme et a réduit les moyens de prévention, contribuant ainsi à la tragédie des pizzas Buitoni de Nestlé, à savoir la mort d'enfants, et des séquelles irréversibles pour les autres victimes. La direction de Nestlé a considéré les alertes des employé·e·x·s en amont de l'affaire des pizzas Buitoni avec le même mépris que celui qui m’avait été réservé.

Les pressions et le harcèlement du personnel, dans un contexte tels que la gestion de la sécurité des produits et des services par exemple, constituent en soi une violation des règles de sécurité pour plusieurs raisons. De tels actes créent des failles dans le système, car le personnel n’est alors plus en mesure d’effectuer son travail, ou peut commettre des erreurs. Cela peut, à court ou à long terme, mener à des incidents. Le harcèlement du personnel instaure une culture de la peur. En conséquence, les employé·e·x·s sont intimidé·e·x·s à l'idée de s'exprimer et de signaler des problèmes potentiels. Ainsi, il s'agit également d'une violation du système d'alerte, sur lequel de nombreux pays du monde ont légiféré.

Lorsque le harcèlement consiste à faire entrave aux fonctions du personnel impliqué dans la gestion de la sécurité, ceci a des conséquences directes sur la sécurité. Par exemple, le fait d’avoir bloqué mes instructions et saboté des mesures que je mettais en place pour aider les usines à gérer les risques a contribué aux incidents que j’ai mentionnés.

Plus généralement, la culture de la peur, l'étouffement des voix du personnel en faisant peser la menace d'un transfert, d'un harcèlement, voire d'un licenciement, le refus de traiter les griefs des employé·e·x·s, le harcèlement ou le licenciement du personnel pour ses opinions mais encore le travail sous la coercition et la violation des politiques internes sont autant de facteurs qui contribuent à un environnement défavorable à la sécurité. Le simple fait de laisser en fonction un directeur peu scrupuleux, reconnu aujourd’hui comme coupable de harcèlement par le tribunal, ainsi que de me licencier, dit tout sur la culture d’entreprise de Nestlé et son éthique. L'expérience de tous les incidents montre qu'une culture organisationnelle négative est propice aux incidents de sécurité ou à d'autres types de violations.

Que signifie ce jugement pour les personnes qui se trouvent dans la même situation que vous?

Ce jugement donne espoir aux victimes et aux lanceur·euse·x·s d'alerte. Il leur montre qu'il existe des juges sensibles à la question du harcèlement et qui ont le courage de condamner l'entreprise fautive, aussi puissante soit-elle.

De plus, ce verdict peut inciter les employeur·euse·x·s à être plus vigilant·e·x·s, et à traiter les plaintes de harcèlement plus sérieusement.

J'espère aussi qu'il encouragera la société et les organisations de défense des droits humains comme la vôtre à réfléchir et à travailler sur cette question afin que nous ayons une loi plus contraignante en Suisse, car la situation est loin d'être idéale et simple pour les victimes. Un procès coûte très cher et n'est pas à la portée de tous les salarié·e·x·s. Il peut s’étendre sur plusieurs années et peu de personnes peuvent mobiliser leur famille sur une telle durée. S’ajoutent les nombreuses difficultés et embûches qui se présentent tout au long de la procédure judiciaire. Même si la victime remporte le procès, elle perd à de nombreux égards, les frais judiciaires ainsi que les dommages et intérêts n’étant par exemple pas remboursés à hauteur des coûts réels. En Suisse, où le harcèlement n’est pas sanctionné par le droit, nous manquons de mesures efficaces pour lutter contre le harcèlement et le mobbing des employé·e·x·s et des lanceur·euse·x·s d'alerte.

Par conséquent, je suis consciente de la chance que j’ai eue d’être jugée par des juges sensibles à la cause, car je constate que de nombreuses personnes ne réussissent pas à obtenir justice, soit faute de preuves ou de moyens, soit à cause de l’appréciation des juges. Une telle situation rend la justice arbitraire, car il s’agit alors d’une question de chance. A mon avis, il est nécessaire d’utiliser l’expérience des victimes pour évaluer le système judiciaire et d’identifier les facteurs rendant la justice parfois inéquitable ou inaccessible aux citoyen·e·x·s.

En 2019, vous avez reçu le prix GUE/NGL pour les journalistes,  lanceur·euse·x·s d'alerte et défenseur·euse·x·s du droit à l'information, organisé en l'honneur de Daphne Caruana Galizia au Parlement européen. Qu'est-ce qui a été le plus difficile dans votre rôle de lanceuse d'alerte ?

Le plus difficile a été de me confronter à l'indifférence et l'omerta qu’un sujet aussi important que la sécurité sanitaire des aliments, qui est une question de santé publique, a suscité au sein de la société. Le manque de solidarité d’une majorité de mes collègues – des soi-disant professionnel·le·x·s de la sécurité des aliments ou de la santé publique – ainsi que le refus des autorités d'examiner mes préoccupations et de prendre position sur les pratiques de Nestlé, ont été particulièrement difficiles à supporter.

Finalement, après des années de mensonges et de manipulation, j'avais besoin que la vérité soit dite haut et fort. En partageant mon expérience avec le monde, je souhaitais que des leçons puissent être tirées pour l’avenir, même si cela signifiait que je devais me soumettre à la menace d'un procès pour violation du secret professionnel. La majorité des médias grand public ont ignoré ou censuré mon témoignage. À part dans quelques exceptions, telles que mon interview sur Euronews, mon histoire a été banalisée ou rapportée sans analyse. Parfois, en présentant un mélange de vérités et de contre-vérités et en omettant de faits importants, les médias pratiquent davantage la désinformation que l'information.

N'est-il pas étrange que, dans une affaire impliquant l'une des plus grandes entreprises alimentaires du monde, les meilleurs comptes-rendus de mon histoire se trouvent dans un journal féminin comme Annabelle ou dans La Cité, un journal au tirage limité, ou encore dans des médias culturels tels que France Culture ou une pièce de théâtre intitulée Whistleblowerin/elektra?

Une loi pour la protection des lanceur·euse·x·s d’alerte vous aurait-elle aidé?

En Suisse, il n'existe pas de loi pour protéger les lanceur·euse·x·s d’alerte, et les représailles que ces personnes subissent ne font pas l’objet de sanctions. Le cœur du problème est qu’en Suisse on considère le harcèlement comme un conflit de travail alors qu’il s’agit d’une agression psychologique, une violation de la dignité et la destruction de la vie des victimes.  Toutefois, même dans les pays où des dispositions légales existent, celles-ci ne sont pas toujours appliquées. De plus, ces lois traitent principalement de la protection des lanceur·euse·x·s d'alerte et ne définissent pas clairement les mesures judiciaires à appliquer lorsqu’une entreprise ou une autorité ne donne pas suite aux alertes. Pourtant, c’est là que se situe le cœur du problème: pourquoi une personne lanceuse d'alerte risquerait-elle sa vie si l'entreprise ou les autorités peuvent refuser impunément d’examiner ses informations et de prendre position?

Le combat est-il maintenant terminé?

La procédure judiciaire pour harcèlement a pris fin; cependant, le problème de fond reste non résolu. D'autant plus que, selon ses commentaires dans les médias, la direction de Nestlé ne reconnaît pas la gestion défaillante de mes alertes, en violation avec la Directive européenne. De plus, elle ignore le fait que harceler la responsable de la sécurité alimentaire et refuser de donner suite à ses alertes constitue une violation de la sécurité alimentaire. 

Je continue à être déçue par les réactions au sein de la société. Plutôt que d'ouvrir le débat sur les raisons et les conséquences d'une telle affaire pour la société, les médias ont rapporté le jugement comme l'épilogue d'une affaire judiciaire. La majorité des professionnel·le·x·s de la sécurité alimentaire et de la santé publique se lavent les mains de cette affaire au lieu d'en tirer des leçons et de faire évoluer notre système de gestion de la sécurité des produits et des services. 

Je suis consciente que seule, une personne ne peut pas tout changer. Comme le dit le proverbe perse: «Le fou ouvre la porte et les sages suivent».  J'espère donc qu'il y aura des personnes éclairées qui verront la raison et la valeur de ce combat, et m'aideront à faire évoluer notre système.

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Marianne Aeberhard
Responsable Projet Accès à la justice / Directrice de l'association

marianne.aeberhard@humanrights.ch
031 302 01 61
Jours de présence au bureau: Lu/Ma/Me/Ve

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