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Protection des lanceur·euse·s d’alerte: toujours pas de cadre unifié en Suisse

03.08.2021

Les lanceur·euse·s d’alerte, aussi appelé·e·s «whistleblowers», sont encore loin d’être suffisamment protégé·e·s en Suisse. Alors que le canton de Genève a récemment adopté une loi pour protéger davantage les employé·e·s du secteur public dénonçant des actes illicites aux autorités exécutives et judiciaires et que d’autres cantons s’apprêtent également à légiférer, l’Assemblée fédérale a renoncé en 2020 à créer une loi fédérale pour garantir une protection uniforme. Un cadre national pourtant demandé par les instances internationales et nécessaire pour défendre les intérêts publics.

Un record d’alertes a été enregistré en 2020 en Suisse par la «cellule Whistleblowing» du Contrôle fédéral des finances (CDF). Si cette hausse de 159% par rapport à 2019 est en grande partie due à la crise sanitaire COVID-19, elle n’est toutefois pas responsable à elle-seule de la hausse des cas de «whistleblowing»: depuis 2011 et la révision de la loi sur le personnel de la Confédération renforçant la protection des employé·e·s de la Confédération lanceur·euse·s d’alerte, le CDF observe une croissance constante du nombre d’annonces sur sa plateforme pour lutter contre les comportements dommageables au sein de l'administration fédérale et des organismes proches de la Confédération. Or il n’existe à ce jour toujours pas de cadre légal au niveau fédéral pour protéger efficacement et uniformément les travailleur·euse·s du secteur public et privé.

Meilleure protection au sein du secteur public genevois

En janvier 2021, le canton de Genève s’est doté d’un cadre légal garantissant l’anonymat des lanceur·euse·s d’alerte au sein de l’administration cantonale, du Parlement, du pouvoir judiciaire, des hautes écoles, des institutions de droit public et des autorités communales. En adoptant la loi sur la protection des lanceurs d’alerte (LPLA), qui devrait bientôt entrer en vigueur, le Grand Conseil concrétise ainsi le principe de protection des lanceur·euse·s d’alerte garanti dans l’article 26 alinéa 3 de sa Constitution révisée en 2013.

La LPLA garantit que la personne qui, de bonne foi et poursuivant un intérêt général, signale des faits répréhensibles, bénéficie du maintien confidentiel de son identité (art. 5 al. 1 LPLA) et d’une protection de toutes conséquences professionnelles qu’elle pourrait subir (art. 7 et 8 LPLA), ces deux aspects représentant de véritables avancées pour les whistleblowers. La loi contient également des obligations à charge des entités employeuses publiques de mettre en place des procédures pour signaler ces irrégularités (art. 9 LPLA) et à prendre les mesures nécessaires pour lutter contre les irrégularités signalées (art. 6 al. 2 LPLA). L’introduction du principe d’anonymat dans la nouvelle loi n’était pourtant pas gagnée d’avance lors des débats, et fait aujourd’hui l’objet d’un recours introduit par le PLR auprès de la Chambre constitutionnelle de la Cour de justice. Or seul ce principe peut garantir une réelle protection de la personne dénonçant des abus au sein de sa fonction comme l’ont rappelé les expert·e·s auditionné·e·s et le directeur du Contrôle fédéral des finances.

A l’heure actuelle, seul le canton de Bâle-Ville dispose d’une législation pour protéger les lanceur·euse·s d’alerte employé·e·s au sein des établissements de droit public. D’autres cantons empruntent aujourd’hui la même voie. Le canton de Vaud examine actuellement une motion visant à inclure cette protection dans la Loi sur le personnel de l’Etat de Vaud, tout comme le canton de Neuchâtel. Des villes ont récemment mis en place des possibilités d’alerte anonyme comme Berne, Winterthour ou Zurich.

Les lanceur·euse·s d’alerte encore peu protégé·e·s en Suisse

Si certains cantons et les villes s’activent, c’est pour pallier l’absence de cadre national protégeant les travailleur·euse·s dénonçant les abus dans leur fonction. La seule norme en la matière adoptée par la Confédération ne s’applique qu’aux employé·e·s de l’administration fédérale (art. 22a LPers). Au niveau fédéral, des lanceur·euse·s d’alerte ne sont pas davantage protégé·e·s contre les licenciements abusifs: la protection se résume au versement d’une indemnité d’au maximum six mois de salaire (art. 336a al. 2 CO), ce qui n’est pas très dissuasif pour un·e employeur·euse qui souhaite se débarrasser des employé·e·s dénonçant des agissements aux autorités ou à l’opinion publique.

Une proposition d’inclure dans le Code des obligations une protection pour toute personne qui dénoncerait des irrégularités constatées sur son lieu de travail, que celui-ci soit du secteur public ou privé, a fait l’objet de discussions parlementaires dès 2013. En 2020 toutefois, le projet de loi est refusé par l’Assemblée fédérale, les deux Conseils n’ayant pas réussi à s’entendre, jugeant l’objet à la fois trop technique et pas assez protecteur. Au vu de la durée des délibérations parlementaires, on peut parler de véritable serpent de mer: alors qu’une motion demandant l’amélioration de la protection des lanceur·euse·s d’alerte avait été déposée en 2005, celles-ci ont débuté en 2013 pour finalement échouer sept ans plus tard, ce qui a valu à la Suisse de vives critiques.

L’Union syndicale suisse s’est néanmoins félicitée de cet échec, le projet empirant à ses yeux la situation des whistleblowers en introduisant des dispositions sur le système d’alerte dans une partie du Code des obligations consacrée au devoir de fidélité du travailleur·euse vis-à-vis de son employeur·euse, et non dans la partie visant à la protection contre les licenciements. Or c’est bien souvent ce dernier point qui est décisif pour l’employé·e qui voudrait dénoncer des irrégularités.

Des lacunes tant dans le secteur public que privé

Les conséquences de ce manque de protection sont graves: entre licenciements, harcèlement moral, ou encore discrimination qui pourrait résulter de la dénonciation, les lanceur·euse·s d’alerte ne sont pas épargné·e·s, or aucune protection n’existe à ce jour pour éviter les représailles à l'interne.

En 2019, deux ex-employées de l’administration genevoise avaient alerté sur de possibles irrégularités dans le service qui les employaient à la Cour des Comptes, responsable de recueillir ce type d’alerte. Bien qu’elles aient respecté la confidentialité de la procédure en renonçant de dénoncer les problèmes directement au public, elles sont licenciées avec effet immédiat quelques jours plus tard. Alors qu’elles demandent actuellement leur réintégration au sein de l’Etat, elles n’ont toujours pas réussi à faire reconnaître leur droit à une protection devant la justice. Une inégalité de traitement entre les fonctionnaires cantonaux qui ne peuvent actuellement pas invoquer la LPers, résulte de l’absence de cadre national garantissant des mécanismes de protection pour tou·te·s les employé·e·s.

Si le secteur public n’est pas exempt de ces problèmes, c’est dans le secteur privé que l’absence de normes est particulièrement problématique: bien qu’environ 70% des grandes entreprises soient dotées d’un mécanisme de protection des whistleblowers selon une étude de la Haute Ecole spécialisée des Grisons, seuls 10% des PME suisses le sont. Les employé·e·s des multinationales ne sont toutefois pas épargné·e·s par les licenciements suite à leurs dénonciations d’irrégularité. Le cas de Yasmine Motarjemi illustre bien le sort qui leur est réservé: alors employée au siège de Nestlé, l’experte en sécurité alimentaire avait tenté de convaincre sa hiérarchie de retirer du marché des biscuits pour bébé qui avaient fait l’objet de nombreuses plaintes pour risque d’étouffement. Elle adresse ses plaintes de harcèlement aux ressources humaines et à la direction, qui effectuent une enquête partiale et inexacte. En restant au sein de l’entreprise, elle réitère ses critiques et ses demandes auprès de sa hiérarchie qui l’ignore, l’humilie et finit par la licencier.

La communauté internationale exige une meilleure protection

En tant que membre du Conseil de l’Europe, la Suisse se doit de protéger les personnes employées par une autorité publique qui prennent le risque de dénoncer une activité irrégulière de la part de l’entité qui les emploie. Ces exigences ont été reprises par une directive de l’Union européenne du 29 octobre 2019 (Directive 2019/1937) invitant les Etats membres à assurer une protection minimale des lanceur·euse·s d’alerte. Selon cette directive, les auteur·e·s de signalement qui ont des motifs raisonnables de croire à l’existence d’irrégularités (par. 32) et qui font ce signalement à l’interne (par. 33) peuvent bénéficier d’une protection, qui doit comprendre un droit à l’anonymat (par. 34).

De plus, face à plusieurs cas de whistleblowing, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a jugé que l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme garantissant la liberté d’expression couvrait la transmission d’informations et le signalement d’un comportement supposé illicite. En 2011 dans l’arrêt Heinisch c. Allemagne, les juges de Strasbourg ont considéré que les employeur·euse·s de droit public devaient respecter la liberté d’expression de leurs employé·e·s lorsqu’ils/elles dénoncent des activités irrégulières ayant lieu au sein de leur établissement, malgré leur devoir de loyauté. Plusieurs conditions doivent toutefois être remplies: la personne doit agir de bonne foi, en vue de l’intérêt général et elle ne doit pas s’adresser au grand public, condition particulièrement importante, selon la Cour, pour assurer le devoir de loyauté et de discrétion qu’une personne employée s’engage à respecter.

Tant le Conseil de l’Europe (Résolution 1729) que l’OCDE (Anti-corruption action plan, protection of whistleblowers) reconnaissent également la nécessité de protéger les lanceur·euse·s d’alerte travaillant dans le secteur privé, affirmant qu’une telle protection profiterait notamment à la lutte contre la corruption et contre le lobbying. L’OCDE a par ailleurs publié le rapport «Committing to Effective Whistleblower Protection» en 2016 déjà, soulignant l’importance des lanceur·euse·s d’alerte pour la protection de l’intégrité des secteurs public et privé et invitant les Etats à adopter des normes pour garantir une protection effective contre les possibles représailles des hiérarchies.

En tant qu’Etat partie à la Convention des Nations Unies contre la corruption, la Suisse a également le devoir, selon l’article 33, «d'incorporer dans son système juridique interne des mesures appropriées pour assurer la protection contre tout traitement injustifié de toute personne qui signale aux autorités compétentes, de bonne foi et sur la base de soupçons raisonnables, tous faits concernant les infractions établies conformément à la présente Convention» visant à lutter contre la criminalité économique. Invoquant le caractère facultatif de cette disposition, la Suisse n’a pas montré la volonté de garantir une telle protection.

Une protection efficace se fait attendre

Alors que la protection des lanceur·euse·s d’alerte se renforce dans les pays voisins, la Suisse accumule du retard. La société civile demande aujourd’hui la mise en place de mécanismes de protection efficaces contre le licenciement abusif de whistleblowers incluant la possibilité d’une réintégration, voire un renversement du fardeau de la preuve dans le cas où l’employé·e a prouvé qu’il est dû à sa dénonciation, ainsi que contre le harcèlement sur le lieu de travail («mobbing»). L’USS souhaite inscrire la protection des lanceur·euse·s d’alerte dans une législation-cadre spécifique ou dans la partie du code des obligations consacrée à la protection contre le licenciement, conformément aux recommandations du Conseil de l’Europe et de l’OCDE. Ainsi, une harmonisation des règles pour le personnel des secteurs privé et public est nécessaire tout comme la création d’offices indépendants et étatiques pour garantir une protection égale et efficace à toutes les travailleur·euse·s. Ces instances indépendantes doivent être compétentes pour effectuer des audits et vérifier les informations de manière confidentielle, à l’instar de la Cour des comptes et du Contrôle fédéral des finances comme le recommande son directeur ainsi que des spécialistes.

La Suisse a été régulièrement confrontée au manque de protection des lanceur·euse·s d’alerte sur son sol. Aussi, il est urgent d’agir avant que l’écart continue de se creuser entre secteurs public et privé et au sein de celui-ci, laissant les employé·e·s sans moyens de dénoncer des irrégularités pourtant utiles à la communauté. Les lanceur·euse·s d’alerte font en effet des signalements dans l’intérêt général et permettent la prévention ou la révélation des failles et dysfonctionnements des Etats, des économies et des systèmes politiques et financiers. Si l’avancée législative genevoise représente une reconnaissance concrète de l’obligation pour la Confédération de protéger les whistleblowers en vertu de la liberté d’expression consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme, un cadre unifié fait encore largement défaut en Suisse.

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