14.08.2025
En 2005, personne n’aurait parié que, 20 ans plus tard, tous les cantons compteraient au moins une antenne d’un réseau lancé par un petit groupe militant et qu’ils en financeraient la coordination. Dès lors, le vingtième anniversaire du Réseau de centres de consultation pour les victimes du racisme est à fêter pour ce qu’il est: un véritable succès!

L’été 2004, Alexandra Caplazi, une ancienne collaboratrice chez humanrights.ch, et Tarek Naguib, alors stagiaire auprès de la Commission fédérale contre le racisme (CFR) et membre du comité de notre association, eurent l’idée autour d’un café de créer un réseau pour élaborer un rapport annuel répertoriant et analysant les cas traités et professionnaliser le travail des centres de conseil, caractérisés par leur faiblesse structurelle. La même année, la CFR et humanrights.ch présentaient le projet à une bonne quinzaine de centres de toute la Suisse dans les locaux de l’Université de Berne, après avoir reçu le feu vert du président de la CFR et du comité de humanrights.ch, et non sans en avoir au préalable touché un mot au Service de lutte contre le racisme (SLR). Si la proposition de créer un réseau de centres de conseil fut bien accueillie par toutes les personnes présentes, elle fit aussi éclater un conflit qui couvait depuis longtemps. En effet, comme aujourd’hui, le financement des centres de conseil était alors insuffisant. Parmi les centres les plus expérimentés, certains saisirent l’occasion offerte par la rencontre pour exiger de donner au réseau un caractère politique, afin de mettre la pression sur les services de l’administration fédérale et d’obtenir une amélioration du financement des centres de conseil. Conscients du caractère explosif de ces différences politiques, la CFR et humanrights.ch se limitèrent à proposer la création d’un réseau purement professionnel; un autre argument parlait également en faveur de cette approche: le grand écart entre des centres de conseil consolidés et d’autres organisations, nombreuses, qui en étaient encore à leurs balbutiements. L’idée était en effet de concevoir une offre attrayante pour toutes les antennes.
Le réseau des centres est créé
Les centres de conseil vinrent nettement moins nombreux à la deuxième rencontre, qui ne réunit que BaBeRas – Basler Beratungsstelle gegen Rassismus» (Bâle), «gggfon – gemeinsam gegen Gewalt und Rassismus» (Berne), «TikK – Kompetenzzentrum für interkulturelle Konflikte» (Zurich), l’Œuvre suisse d’entraide ouvrière OSEO Schaffhouse ainsi que la CFR et humanrights.ch. Cette assemblée décida de créer un groupe de travail chargé de concevoir un système de documentation des cas traités en consultation et d’organiser une journée de formation pour les centres intéressés. Dans la foulée, la CFR et humanrights.ch créèrent le Réseau de centres de conseil pour les victimes du racisme, dont la direction opérationnelle fut confiée à notre association.
Tant le nombre de centres associés que celui des cas traités allaient rapidement augmenter, passant de cinq centres en 2008 (et 87 cas traités) à dix centres en 2011, quinze en 2014 et 27 en 2017 (le nombre de membres le plus élevé jamais atteint) avec 301 cas traités. Si le nombre de centres s’est stabilisé après 2018 (24 antennes cantonales et deux organisations nationales), celui des cas a continué à progresser: 351 en 2019, pas moins de 630 en 2021, 836 en 2023 et même 1211 en 2024. Cette progression est notamment à mettre au crédit d’une sensibilisation accrue, due en partie au mouvement «Black Lives Matter». Aujourd’hui, tant les victimes que les témoins d’un acte raciste sont bien plus disposés à le signaler à un centre de conseil. On peut l’affirmer: le Réseau, fort de ses membres, est devenu un acteur incontournable de la lutte contre la discrimination en Suisse.
L’accès à la justice en cas de discrimination raciale
Le Réseau de centres de conseil a connu son plus grand coup d’accélérateur en 2014, lors de l’introduction des programmes d’intégration cantonaux (PIC), qui enjoignent aux cantons de fournir conseils et soutien aux personnes discriminées en raison de leur origine ou de leur appartenance raciale.
À l’heure actuelle, avec ses 24 membres, le Réseau de centres de conseil couvre tous les cantons, et donc les trois régions linguistiques et l’ensemble du pays. Les principales antennes nationales pour victimes d’antisémitisme et d’antitziganisme en font également partie, avec la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) et la Fondation «Assurer l’avenir des gens du voyage suisses».
Le travail des centres de conseil
Une approche centrée sur les victimes de la discrimination raciale est indispensable pour lutter efficacement contre le racisme. Ces personnes ont besoin d’être conseillées et accompagnées, afin de se faire entendre et pouvoir se défendre, que ce soit dans l’espace public, à l’école, au travail ou dans les contacts avec l’administration publique ou la police. Les antennes présentes dans les différentes régions de Suisse leur offrent une large palette de prestations, qui vont de la consultation psycho-sociale à la médiation, en passant par des interventions.
Accompagner les victimes est une tâche extrêmement délicate et prenante. Les auteur·e·x·s de discrimination raciale ne sont généralement pas les individus violents d’extrême droite que l’on pourrait imaginer, mais des personnes qui n’estiment pas être racistes et ne sont pas conscientes des conséquences de leur comportement, ce qui rend les interventions très délicates: il s’agit d’aborder les faits avec des auteur·e·x·s qui n’ont pas conscience de leur culpabilité ou en sous-estiment énormément les conséquences pour les victimes, sont souvent sur la défensive et minimisent leurs actes. Les questions soulevées au quotidien ne manquent pas. Comment intervenir auprès de ces auteur·e·x·s sur la défensive? Comment anticiper cette attitude? Vaut-il la peine de les confronter à leurs actes? À cela s’ajoute que la législation suisse ne prévoit pas d’interdiction générale de discriminer, mais seulement des articles de loi disparates, qui ne sont souvent pas applicables au cas traité ou n’offrent pas la protection voulue (voir à ce sujet l’avant-propos de Tarek Naguib).
La vulnérabilité des victimes constitue elle aussi une importante difficulté. Il n’est pas rare que les personnes racisées aient peur de se défendre, surtout si leur statut de séjour est précaire ou si elles subissent également de la discrimination pour d’autres motifs tels que le genre ou l’identité de genre, ou encore un handicap. C’est particulièrement le cas dans les contextes caractérisés par une grande asymétrie de pouvoir comme l’école, le travail ou encore les relations avec la police ou l’administration publique. Se défendre contre son employeur∙euse·x, contre un·e·x policier ou policière demande du courage et des ressources. Les répercussions négatives n’étant alors malheureusement pas exclues, on comprend que nombre de victimes préfèrent ne pas réagir à l’injustice subie.
Le Réseau soutient les 24 centres de conseil qui en sont membres dans leur travail au quotidien en proposant régulièrement des formations continues sur diverses thématiques, en les aidant à organiser leurs discussions de cas (intervisions) et en leur fournissant des conseils juridiques en cas d’affaires complexes. Ces échanges sont indispensables, notamment pour les petites antennes, dont certaines n’emploient qu’une personne, car le travail y est émotionnellement très dur et exige une grande résistance à la frustration.
Les chiffres des incidents racistes en Suisse depuis 2008
Autre contribution importante à la lutte contre le racisme, le rapport «Incidents racistes traités dans le cadre de consultations» paraît une fois par an depuis 2008. Fort de ses nombreux membres, le Réseau dispose d’une vaste base de données et a connaissance de nombreux cas, ce qui lui permet d’approfondir des affaires et des thématiques. Il peut donc tirer des conclusions très fouillées sur le type de discrimination, les domaines de vie touchés et la situation des victimes. Ce rapport, unique en Suisse de par l’étendue des thématiques abordées et la profondeur de l’analyse, sert de fondement à de nombreuses études et mesures et rencontre chaque année un grand écho médiatique.
Le Réseau doit réussir à fonctionner non seulement malgré les barrières linguistiques existant entre ses membres – le lot de toute faîtière nationale –, mais aussi malgré les différences structurelles existant entre cantons ainsi qu’entre centres de conseil. Certains de ces centres, rattachés au service de l’intégration de leur canton, font partie de l’administration publique. D’autres sont indépendants, d’autres encore font partie d’une ONG ayant une antenne locale telle que l’EPER. Leurs ressources et, partant, leurs prestations, varient tout autant que leur structure: si certains font avant tout des permanences de consultation, d’autres proposent également toute une gamme de formations continues et d’interventions. Les effectifs de certains centres se résument à une seule personne, engagée parfois à temps très partiel pour assumer les conseils de tout un canton, tandis que d’autres peuvent compter sur une équipe assez étoffée pour se répartir permanences et travail de sensibilisation. Ces situations extrêmement disparates doivent, on s’en doute, être prises en compte lors de la planification de mesures, d’événements, de formations continues, mais aussi de communication externe. Si elle pose des exigences, cette diversité est aussi une richesse: elle suscite de féconds débats et génère une vaste base de connaissances. Les centres de conseil, surtout s’ils sont rattachés à une ONG ou à un autre type d’organisation, amènent des contacts et connaissances qui peuvent se révéler précieux pour les autres membres du Réseau. Les antennes de certaines grandes villes existent parfois depuis très longtemps et ont accumulé une très riche expérience et un vaste savoir. L’une des principales missions du Réseau consiste justement à promouvoir les échanges entre ses membres, afin de les faire bénéficier de ces importantes ressources.
Ces 20 dernières années, le Réseau est devenu un acteur incontournable de la lutte contre le racisme en Suisse. Il apporte une importante contribution à la sensibilisation du public, en particulier en rendant visibles les incidents de discrimination raciale signalés aux centres de conseil. En 2025, la base de données de cas de discrimination fera l’objet d’une refonte totale, lors de laquelle les catégories de saisie des cas seront revues afin de pouvoir décrire plus précisément les incidents. Nous prévoyons également d’évaluer la Plateforme des formations continues et de revoir sa conception. Enfin, nous mettrons sur pied une stratégie pour mieux faire connaître les prestations que proposent les membres du Réseau. Il reste encore beaucoup à faire dans la lutte contre le racisme en Suisse. Et le Réseau continuera à y apporter sa pierre.
Cet article est d’abord paru dans le rapport annuel de humanrights.ch. Lire le rapport annuel 2024!