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Le renvoi de familles vers la Grèce facilités par une nouvelle décision du Tribunal administratif fédéral

26.11.2025

Le Tribunal administratif fédéral durcit l’application du Règlement Dublin à l’égard des familles déjà titulaires d’une protection internationale. En confirmant le renvoi de Suisse vers la Grèce d’une famille iranienne reconnue réfugiée dans ce pays, il a estimé que l’exécution du renvoi était licite et exigible. Selon les juges, les bénéficiaires d’une protection internationale doivent s’efforcer de s’établir durablement dans l’État responsable de leur statut.

Dans son arrêt du 11 septembre 2025, le Tribunal administratif fédéral (TAF) confirme la décision du SEM d’expulser une famille afghane réfugiée, comprenant deux enfants mineurs et une fille adulte. La famille s’était rendue en Grèce pendant la procédure d’asile, où elle avait passé plusieurs mois dans un camp et obtenu le statut de réfugié·e·x·s, avant d’arriver en Suisse. La famille avait fait recours contre la décision de renvoi en Grèce rendue par les autorités migratoires, invoquant la précarité des conditions d’accueil en Grèce, régulièrement dénoncées par les ONG et les instances internationales pour leurs atteintes aux droits fondamentaux.

La protection des familles affaiblie

Les requérants, un couple afghan accompagné de leurs deux enfants mineurs et de leur fille majeure, quittent l’Iran où ils résident pour la Turquie, où ils séjournent pendant cinq ans. Ne pouvant obtenir un permis de séjour permanent, la famille décide de rejoindre la Grèce par bateau le 28 juillet 2024, où elle dépose une demande d’asile le 5 août 2024. Une protection internationale leur est accordée le 23 août 2024, assortie d’un permis de séjour valable jusqu’au 22 août 2027. Sur place, la famille se retrouve toutefois sans logement, sans accès aux soins médicaux et sans possibilité d’apprendre la langue et de trouver du travail. Face à cette précarité, elle décide de poursuivre sa route vers la Suisse, où elle dépose une demande d’asile le 14 novembre 2024.
Le 25 novembre 2024, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) demande aux autorités grecques de réadmettre la famille en vertu du Règlement Dublin, qui établit les règles déterminant quel État est responsable du traitement d’une demande d’asile déposée dans l’espace Dublin. La famille décide de faire appel de la décision du SEM devant le TAF.

Dans son arrêt du 11 septembre 2025, le TAF rejette le recours. S’il reconnaît que les requérant·e·x·s rencontrent de nombreuses difficultés pour subvenir à leurs besoins et s’intégrer en Grèce, il estime que les familles doivent, dans la mesure de leurs possibilités, s’efforcer de se construire une vie dans l’État responsable de leur protection. En conséquence, il considère que les personnes concernées doivent démontrer qu’en dépit des efforts raisonnablement attendus, elles n’ont pas réussi à mener une existence digne dans le pays concerné. Les juges concluent que les conditions de vie difficiles en Grèce ne suffisent pas, à elles seules, à rendre le renvoi illicite ou inexigible. 

Le TAF durcit sa récente jurisprudence

Dans le présent arrêt, le TAF s’appuie sur sa jurisprudence relative aux familles ayant déjà obtenu une protection internationale, en renvoyant à son arrêt de référence (E-3427/2021) rendu le 28 mars 2022. Selon cette jurisprudence, le transfert d’une famille avec des enfants ne peut être considéré comme exigible que si des conditions ou des circonstances favorables sont réunies. Dans ce cas, le SEM doit en effet procéder à une analyse approfondie de la situation individuelle. Dans son arrêt de renvoi de juin 2025, le TAF avait par ailleurs considéré que l’État responsable du transfert devait obtenir des garanties afin de prévenir tout risque de traitement inhumain et dégradant des demandeur·euse·x·s d’asile concerné·e·x·s, en particulier, mais non uniquement, si ces personnes sont particulièrement vulnérables, comme les enfants.

Or, dans le cas d’espèce, après avoir examiné les conditions de vie de la famille en Grèce, le TAF révèle de nombreuses violations des droits des requérant·e·x·s: l’absence d’assistance médicale malgré des besoins de soins continus, le manque total d’hébergement, l’impossibilité d’accéder à une formation professionnelle, la méconnaissance de la langue grecque, les allocations dérisoires d’environ 30 euros par jour pour cinq personnes, la difficulté de scolariser les enfants, la précarité du travail pour les femmes ou encore le manque de nourriture. Le TAF estime pourtant que les requérant·e·x·s auraient pu chercher de l’aide auprès d’organisations humanitaires locales, d’institutions publiques, du Service national d’intégration ou des services sociaux. Il affirme notamment que l’absence de compétences linguistiques en grec ou en anglais ne peut justifier leur inaction, soulignant qu’il est possible de communiquer avec les autorités ou les organisations non gouvernementales par des applications de traduction, des interprètes ou avec l’aide de compatriotes. Aucun des deux parents concernés n’ayant reçu d’instruction scolaire, l’usage de tels outils était toutefois peu réaliste. 
Le raisonnement du TAF est par ailleurs dangereux: puisque les juges demandent que les personnes concernées démontrent que, "malgré les efforts qu’on peut en attendre, elles n’ont pas réussi à s’assurer une existence digne en Grèce", il faudrait donc attendre que celles-ci se retrouvent dans des conditions indignes pour que l’on juste que leur situation est contraire aux droits humains.

Les droits fondamentaux des familles réfugiées violés en Grèce

La Grèce, située aux frontières extérieures de l’Union européenne, constitue l’une des principales routes migratoires et, de ce fait, un territoire particulièrement exposé aux défis d’accueil et d’intégration des personnes migrantes. Les conditions de vie des réfugié·e·x·s se sont encore dégradées depuis l’entrée en vigueur le 1er mars 2020 en Grèce de la loi n° 4636/2019 concernant la protection internationale et autres mesures, qui prévoit la suspension des prestations accordées aux demandeur·euse·x·s d’asile dans un délai de 30 jours à compter de la date d’une décision positive. Après ces 30 jours, les personnes concernées doivent quitter leur hébergement sans qu’aucune assistance de l’État ni aucune aide financière ne leur soit accordée. En pratique, bien que de nombreuses familles bénéficient d’un statut de protection en Grèce, elles se retrouvent ainsi sans abri et contraintes de subvenir seules à leurs besoins les plus essentiels. La précarité des bénéficiaires d'une protection internationale en Grèce touche aussi d’autres domaines, dont l'accès aux soins médicaux, au système de sécurité sociale, au marché du travail régulier ou encore à la formation. Les organisations humanitaires locales jouent un rôle crucial, mais leurs capacités restent très limitées. Selon l’ONG CARE, le manque de financement et de ressources empêche de répondre à l’ensemble des besoins.

Ces difficultés structurelles ont été reconnues par la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH). Dès 2011, dans l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce, la CrEDH a condamné ces deux États pour violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en raison des conditions de vie indignes imposées à un demandeur d’asile en Grèce. Cette jurisprudence s’est confirmée au fil des années: en 2024 encore, la Grèce a été condamnée à six reprises pour violation de l’article 3 de la CEDH, notamment dans l’affaire Alkhatib et autres c. Grèce le 16 janvier 2024.
Face à cette situation, l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) a rappelé que le SEM avait elle-même décidé, en février 2009, de suspendre les transferts Dublin vers la Grèce pour les personnes particulièrement vulnérables. Entre 2020 et 2021, aucun transfert Dublin n’a eu lieu vers ce pays, et seuls trois cas ont été enregistrés par la suite. Ces éléments montrent la reconnaissance, par les autorités suisses aussi, du caractère problématique des conditions de vie imposées aux réfugié·e·x·s en Grèce.

Des renvois contraires à l’intérêt supérieur de l’enfant

Les enfants migrant·e·x·s accompagné·e·x·s ou non accompagné·e·x·s constituent un public particulièrement vulnérable. Selon le rapport «Etat de la migration dans le monde» publié par l’Organisation mondiale de la migration, le nombre de migrant·e·x·s était estimé à 150 millions en 2000. En 2024, le chiffre a atteint 281 millions, dont 10,1% représentent des enfants migrant·e·x·s. Dans son rapport sur la Grèce, l’OSAR a également critiqué les conditions de vie, notamment pour les enfants. 
Pour pouvoir assurer une protection optimale aux mineur·e·x·s, tous les acteurs concerné·e·x·s par la procédure d’asile doivent systématiquement tenir compte de leurs droits et de leur intérêt supérieur à chaque étape du processus. Le Règlement Dublin consacre expressément ce principe d’intérêt supérieur de l’enfant, tant dans son préambule qu’à son article 6. L’évaluation de cet intérêt implique de prendre en compte plusieurs éléments: le bien-être et le développement social de l’enfant concerné, sa sécurité, ainsi que son avis, en fonction de son âge, de sa maturité et de son parcours personnel.

En 2018, le Comité des droits de l’enfant (CDE) a ordonné la suspension de l’expulsion vers la Grèce d’une famille kurde-yézidie, qui devait être renvoyée en Grèce où elle avait déjà demandé l’asile. Le CDE a conclut que le Tribunal administratif fédéral n’a pas tenu compte des conditions de vie très précaires des personnes réfugiées en Grèce.
Dans son arrêt Tarakhel c. Suisse du 3 novembre 2014, la CrEDH avait condamné la Suisse pour avoir ordonné le transfert vers l’Italie d’une famille avec enfants sans demander de garanties individuelles au préalable. La CrEDH a estimé qu’un tel transfert violait l’article 3 de la CEDH, en raison des conditions d’accueil insuffisantes en Italie, inadaptées aux besoins spécifiques des enfants mineur·e·x·s. Malgré cette jurisprudence, le TAF rend le renvoi de familles possible vers un pays dont les conditions d’accueil sont largement documentées comme étant précaires et inadaptées aux besoins des mineur·e·x·s.