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Délai d’attente pour le regroupement familial: le droit suisse est contraire à la CEDH

29.09.2021

Les États ont le droit d’imposer un délai d’attente légal d’une durée maximale de deux ans en matière de regroupement familial pour les personnes détentrices du statut de protection subsidiaire ou temporaire. Selon la Cour européenne des droits de l'homme, au-delà de ce délai, les autorités sont tenues d’apprécier de manière individualisée le cas de la/du requérant·e. La période d'attente générale de trois ans prévue par le droit suisse est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme.

Dans un arrêt de principe du 9 juillet 2021, la Chambre haute de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) estime que par le délai d'attente de trois ans pour le regroupement familial auquel sont soumis·e·s les bénéficiaires d’une protection temporaire, les autorités danoises violent le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par la Convention européenne des droits de l’homme (art. 8 CEDH). Selon les juges de Strasbourg, la mise en œuvre du droit au regroupement familial ne doit pas excéder un délai de deux ans après l’octroi de la protection provisoire. Au-delà de cette durée, la possibilité d’un regroupement familial doit être examinée au cas par cas.

Dans le cas d’espèce, le requérant, un réfugié ayant fui la guerre civile en Syrie, a obtenu en 2015 un titre de séjour au Danemark équivalent au statut de l'admission provisoire prévu par le droit suisse (art. 83 ss LEI). En raison du délai d'attente imposé par les autorités danoises en matière de regroupement familial, sa femme n'a pu le rejoindre que trois ans plus tard. L'intéressé a fait valoir devant la CrEDH que ce délai entravait l’exercice de son droit à la vie privée et familiale. Le regroupement familial devrait en effet être garanti lorsque la vie commune dans le pays d'origine n'est pas possible.

Outre le Danemark, la Suisse, l'Allemagne, l'Autriche et la Suède prévoient des délais d'attente et des restrictions concernant le regroupement familial. A cet effet, le gouvernement suisse, aux côtés d'autres États et organisations internationales, en tant que «tiers intervenant» à la procédure, a fait valoir que l'absence de délai d'attente pour le regroupement familial rendrait plus difficiles un contrôle effectif de la migration ainsi qu’une intégration réussie dans le pays d’accueil.

Droits humains versus contrôle de la migration

La CrEDH rappelle dans son arrêt que les États ont le droit de contrôler, d’ordonner et de limiter l’entrée et le séjour des ressortissant·e·s non-nationaux·ales sur leur sol. En raison de ressources limitées, en particulier en cas d’importantes arrivées de réfugié·e·s, il est permis de durcir ces règles et de reporter le regroupement familial. La CEDH ne confère aucun droit absolu au regroupement familial et les États ont la possibilité de prévoir un délai d'attente pour le regroupement familial des bénéficiaires d’un statut de protection temporaire.

La CrEDH indique toutefois que ce principe ne s’applique pas de manière illimitée: le regroupement familial peut être suspendu pour une durée maximale de deux ans, et au-delà de ce délai, il y a lieu de procéder à une appréciation individualisée de chaque cas. Cela ne signifie pas pour autant qu’un droit au regroupement familial soit conféré à l’issue de la période de deux ans; au-delà de ce délai, les intérêts en faveur et en défaveur du regroupement familial doivent néanmoins être mis en balance. Les intérêts pertinents à prendre en compte ont trait à la durée de la relation conjugale, à la possibilité de retourner dans le pays d'origine, à l'intégration dans le pays de destination et aux intérêts des enfants concerné·e·s. Le regroupement peut ainsi être refusé pendant plus de deux ans si les intérêts qui s'opposent au regroupement familial prévalent.

Implications pour la Suisse

En droit suisse, le regroupement familial des conjoint·e·s et des enfants des personnes admises à titre provisoire, y compris les réfugié·e·s admis·e·s à titre provisoire, est soumis à un délai d'attente. Selon la Loi sur les étrangers et l'intégration (art. 85 al. 7 LEI), le regroupement familial est possible au plus tôt trois ans après le prononcé de l’admission provisoire.

La Suisse n'étant pas elle-même partie à l'affaire portée devant la CrEDH dans le cas d’espèce, le jugement rendu contre le Danemark ne lui est pas directement opposable. Néanmoins, un recours dans ce sens adressé à la Suisse aboutirait au même résultat. A l’instar de la loi danoise contestée, la LEI ne prévoit aucune exception pour réduire le délai d’attente général de trois ans pour un regroupement familial. L’arrêt de Strasbourg est donc clair: le délai d'attente général de trois ans pour le regroupement familial des personnes admises à titre provisoire en Suisse viole le droit à la vie privée et familiale garanti par la CEDH (art. 8).

Inégalité de traitement pour les personnes admises provisoirement

Au niveau international et européen, il est largement admis que le droit au regroupement familial revêt une importance particulière pour les réfugié·e·s, davantage que pour les autres ressortissant·e·s étranger·ère·s. En admettant un délai d'attente de deux ans pour le regroupement familial despersonnes admises provisoirement (permis F), la CrEDH légitime cependant l’inégalité de traitement entre celles-ci et celles ayant obtenu le statut de réfugié·e reconnu (permis B),des règles plus strictes s’appliquant pour les premières.

Bien que la CrEDH considère qu'il n'est pas raisonnable d’exiger que le requérant retourne en Syrie pour y mener une vie conjugale avec son épouse, elle ne reconnaît pas pour autant un droit absolu au regroupement familial. La CEDH protège certes les droits des individu·e·s, mais permet également aux États de contrôler l’immigration à l’intérieur de leurs frontières. La CrEDH confère ainsi aux États une très large marge d'appréciation dans la pesée des intérêts entre l’admission des personnes à protéger et le contrôle des migrations.

Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugié·e·s (HCR) a fait valoir, en tant que tiers intervenant à la procédure, que la législation danoise viole le droit international et européen des droits humains en privant de manière disproportionnée et discriminatoire les personnes ayant un besoin de protection de leur droit à la vie familiale. De plus, il n'est pas tolérable de traiter de façon différente les bénéficiaires du statut de protection provisoire et les réfugié·e·s reconnu·e·s, les deux ayant dû fuir leur pays d’origine et requérant une protection particulière, leur situation étant dans la plupart des cas relativement similaire.

L’ODAE-Suisse regrette également que la Cour européenne des droits de l’homme fasse une distinction dans son arrêt entre les personnes demandant une protection sur la base de menaces individualisées (personnes réfugiées reconnues) et les personnes bénéficiant d’une protection sur la base de menaces générales (personnes admises à titre provisoire). L’expérience montre par ailleurs que les personnes admises à titre provisoire restent également en Suisse à long terme. L'inégalité de traitement n'est en conséquence ni nécessaire ni objectivement justifiée.