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Remboursement de l’aide sociale avec l’avoir de la caisse de pension – le Tribunal fédéral soutient une pratique argovienne controversée

04.04.2022

La pratique de plusieurs communes argoviennes exige que les personnes touchées par la pauvreté retirent l’avoir de leur caisse de pension avant la retraite pour rembourser les prestations d’aide sociale perçues légalement. Dans un arrêt récent, le Tribunal fédéral considère cette procédure comme admissible. La politique argovienne, elle, a pris de l’avance et veut abolir cette pratique qui enfreint les droits humains.

Dans un arrêt du 24 novembre 2021, le Tribunal fédéral conclut que les avoirs de libre passage versés par la caisse de pension peuvent être utilisés pour rembourser des prestations d’aide sociale. Cette pratique autorisée dans diverses communes argoviennes n’enfreint pas le droit fédéral.

La recourante, une femme aujourd’hui âgée de 63 ans, a bénéficié pendant plusieurs années de l’aide sociale de la commune d’Oberentfelden dans le canton d’Argovie. En raison de son départ imminent à la retraite, la commune a renoncé en 2019 à lui demander de chercher un emploi. On attendait toutefois d’elle qu’elle effectue quelques heures de travail bénévole par jour ou, à défaut, qu'elle retire son avoir de libre passage et rembourse ainsi une partie de l’aide sociale perçue. Après une consultation juridique, la recourante a retiré son consentement quant à cette demande de remboursement. Selon ses propres déclarations, elle a expressément confirmé sa volonté de faire du bénévolat. En juillet 2019, elle a reçu le versement de son avoir de caisse de pension, soit 132 142 CHF. En octobre de la même année, le conseil municipal d’Oberentfelden lui a demandé de rembourser une partie de l’aide sociale qu’elle avait perçue, à savoir 66 565 CHF sur un total de 162 232 CHF.

L’intéressée s’est opposée à cette décision avec le soutien de l'association Unabhängige Fachstelle für Sozialrecht (UFS) et a porté l’affaire devant le Tribunal fédéral. Les juges de Lausanne ont toutefois reconnu la pratique argovienne comme admissible: l’avoir de libre passage peut être utilisé pour rembourser les prestations d’aide sociale en cas d’amélioration des conditions économiques (art. 20 SPG, loi argovienne sur l’aide sociale publique et la prévention sociale).

Une pratique en contradiction avec la Constitution

Selon la recourante, la pratique argovienne est en contradiction avec le but des avoirs des caisses de pension fixé à l'article 113 de la Constitution fédérale. Ces caisses de pension doivent, avec l’assurance vieillesse et survivants (AVS), garantir le maintien du niveau de vie habituel de manière appropriée, c’est-à-dire subvenir aux besoins des personnes âgées. Aussi, l’obligation de remboursement des allocations de vieillesse à la commune pour des prestations d’aide sociale va à l’inverse de cet objectif. Une interprétation des dispositions cantonales non conforme au droit fédéral viole la primauté du droit fédéral garantie par l’article 49, alinéa 1, de la Constitution fédérale.

Enfin, les directives de la Conférence suisse des institutions d'action sociale (CSIAS) prescrivent également que les avoirs des caisses de pension ne peuvent en principe pas donner lieu à un remboursement de prestations d’aide sociale.

Pas de protection particulière pour les avoirs de libre passage

Dans son arrêt, le Tribunal fédéral estime que l’article 113 de la Constitution fédérale ne garantit pas de droit individuel et ne peut donc pas être invoqué. En outre, la Haute Cour relève en substance qu’il n’y a pas de raison apparente pour laquelle les actes cantonaux contreviendraient au sens et à l’esprit du droit fédéral et compromettraient ou feraient échouer son objectif.

Les personnes disposant d’un avoir de caisse de pension peuvent décider, au moment de leur départ à la retraite, de se faire verser cet avoir ou de percevoir une rente mensuelle. Selon le Tribunal fédéral, le fait que la recourante ait retiré son avoir de caisse de pension lui permet de disposer librement de l’argent - ce qui permet également aux créancier·ère·s d’y avoir accès. Cela inclut la possibilité d’utiliser l’avoir pour le remboursement de l’aide sociale. Il n’existe par ailleurs aucune disposition de prévoyance professionnelle qui conférerait une protection particulière à un avoir de libre passage retiré.

Une saisissabilité limitée

Selon le Tribunal fédéral, les instances cantonales précédentes n’ont toutefois pas saisi correctement la situation juridique dans tous ses aspects. Les juges précisent que les avoirs des caisses de pension versés dans le cadre d’une retraite anticipée (art. 16 OLP) ne peuvent être saisis que de manière limitée (art. 93 LP), même après leur versement. Une saisie n’est possible que jusqu'à concurrence du montant de la rente annuelle. Ainsi, le but du droit de la prévoyance, selon lequel ces fonds doivent servir à subvenir aux besoins des personnes âgées, est pris en compte par le droit fédéral.

À l’avenir, l’arrêt du Tribunal fédéral devrait conduire à ce que, dans le canton d’Argovie également, le paiement en capital soit converti en rente et que la part saisissable soit ensuite calculée.

Ainsi, dans la plupart des cas, il ne sera pas nécessaire de rembourser des prestations d’aide sociale avec des avoirs de caisse de pension, ou alors seulement de manière très modeste, ce qui soulagera les bénéficiaires de l’aide sociale âgé·e·s concerné·e·s.

La politique réagit

L’UFS (Unabhängige Fachstelle für Sozialhilferecht) salue le fait que le Tribunal fédéral corrige, du moins partiellement, la pratique argovienne en limitant la saisissabilité des avoirs de libre passage versés. Dans le même temps, l’organisation déplore le fait que le tribunal considère admissible le remboursement de prestations d’aide sociale perçues légalement avec des fonds provenant de la prévoyance vieillesse, cette pratique allant à l’encontre de l’objectif fixé par la prévoyance vieillesse.

Une coalition d’organisations luttant contre la pauvreté en Suisse condamne fermement la pratique de ces communes: la possibilité d’un vrai nouveau départ sans dette est essentielle, car l’aide sociale répond au principe du besoin et non à un principe de culpabilité, aussi, elle ne doit pas représenter une dette lorsque l’aide n’est plus nécessaire.

La pratique de certaines communes, tolérée par le tribunal administratif cantonal argovien et le Tribunal fédéral, a d’importantes répercussions: alors que dans une commune, les personnes concernées doivent se défaire de la quasi-totalité de leur avoir de libre passage, les retraité·e·s de la commune voisine sont épargné·e·s. De plus, l’obligation d’utiliser l’avoir de prévoyance pour rembourser des dettes d’aide sociale viole les directives de la Conférence suisse des institutions d’action sociale CSIAS, selon lesquelles «les avoirs déclenchés de la prévoyance vieillesse (...) font partie de la fortune imputable et doivent être utilisés pour l’entretien actuel et futur» (D.3.3. Prévoyance vieillesse). C’est notamment l’avis du Conseil fédéral, comme il l’a exposé dans une prise de position sur la motion « Non au détournement des avoirs de prévoyance professionnelle » de février 2021. Il s’oppose toutefois à une interdiction légale des remboursements de l’aide sociale par les avoirs de prévoyance obligatoires épargnés: les institutions de prévoyance et de libre passage n’auraient pas les moyens d’empêcher de tels paiements aux autorités d’aide sociale.

Le gouvernement argovien a une longueur d’avance sur le débat: le Conseil d’Etat a proposé aux communes de renoncer à l’avenir au remboursement des prestations d’aide sociale perçues avec les avoirs des caisses de pension, répondant ainsi aux demandes du parlement cantonal. En mai 2021, le Grand Conseil avait déjà transmis un postulat selon lequel les prestations de libre passage devaient être définies comme une prévoyance vieillesse et ne devaient plus être disponibles pour le remboursement de l’aide sociale.

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